Édito du numéro 7 : Les corps « hors-normes »

Le 21 janvier 2020 avait lieu une journée d’étude organisée par Amélie Téhel et Sophie Barel : « Corps normal, corps idéal ? Enjeux sociopolitiques de la mise en visibilité des corps « hors-normes » ». Entre temps, un partenariat a été noué avec En Marges ! et ce numéro thématique a été conçu. Plusieurs contributions en sont issues, pour lesquelles les auteurs et les autrices ont fait un grand travail de vulgarisation. Il est question d’instabilité résistante, de désir culturel et de lookisme.

Nous avons ensuite lancé un appel à contributions et nous avons été surprises de la quantité de poèmes que nous avons reçus, preuve selon nous d’un besoin certain de prise de parole à cet endroit. Transidentité féminine, non binaire et masculine, fétichisation et grossophobie mêlées, handicap physique ou mental, rapport à soi, les sujets sont divers et passionnants.

Les textes théoriques ne sont pas en reste, avec une analyse d’un roman qui cause transidentité et vampirisme, un auto-entretien sur la surdité et la recherche et une étude de la visibilité des corps considérés comme monstrueux.

Enfin, des œuvres plurielles, mêlant texte et art visuel : corps charnel, modèle vivant et fétichisation du corps racisé.

Chaque année, nous publions deux numéros : celui-ci est thématique, le prochain – à la fin du printemps – ne le sera pas. Vous pouvez d’ores et déjà nous envoyer vos contributions autour de l’intime et du politique.

Quelques mots, enfin, pour vous remercier de votre soutien moral et financier, qui nous est essentiel, dans la mesure où nous sommes bénévoles et où nous nous refusons à accueillir toute publicité. Pour rappel, vous avez désormais la possibilité de faire un don ponctuel ou bien mensuel.

Bonne lecture !

Dessin, tendresse et radicalité

Longtemps j’ai participé à des ateliers de dessin d’après modèle sans questionner cette pratique. Le dessin d’après modèle est souvent considéré comme un exercice technique de représentation dite “objective”. Dans ces ateliers, les corps seraient a-sexualisés et a-politique. Le genre reste non interrogé : dans une vision naturaliste et binaire du genre, la personne qui pose est soit un homme, soit une femme, selon son anatomie. Aujourd’hui mon approche est politique. Je dessine et dessine encore – jusqu’à saturer mon profil Instagram – je pose et j’organise des ateliers de dessin, principalement Modèle vivant.e1Modèle vivant.e est un atelier transféministe de dessin et de représentation des corps dissidents, créé l’été 2019 avec Linda DeMorrir et Lucie Camous.

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Tenue correcte exigée

LOOKISME ET EMPLOI, UN CAS AUTOBIOGRAPHIQUE

J’ai ce qu’on appelle un look excentrique, que d’aucun·e·s qualifient aussi d’original ou d’atypique. Par « look », j’entends à la fois l’apparence du corps (sa morphologie), mais aussi la façon de le mettre en valeur, que ce soit par le biais du vêtement, du maquillage, de la coiffure, ou encore des modifications corporelles (piercings, tatouages, chirurgies esthétiques, etc.). Corps massivement tatoué — visage compris — et percé, cheveux de couleur vive, garde-robe exclusivement rose : pas de doute, j’incarne une certaine excentricité, c’est à dire un écart à des normes en vigueur dans certains contextes. Un écart qui se fait particulièrement ressentir dans le monde du travail — qu’il s’agisse de celui de l’art, de la culture, de la santé, et même de l’université —, où mon apparence a souvent fait l’objet de réticences, voire de rejet de la part d’employeur·se·s craignant pour l’image de leur structure ou évaluant mes compétences à l’aune de ce look atypique. L’excentricité physique étant une caractéristique de l’adolescence, manifestant le besoin de se démarquer, de se construire comme individu·e1David Le Breton, 2002. Signes d’identité. Paris, Métailié, p. 21., c’est souvent ainsi qu’elle continue d’être perçue chez les adultes, renvoyant à un manque de maturité ou à un désir tenace de confrontation avec l’ordre, malvenus dans le monde du travail.

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Silence noir

Des fragments de rouges,
des morceaux de chair,
des bouts de vie,
des parcelles de corps.

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Le corps de la honte

Je mange ma colère.


13 ans. Les pâtes froides dans le tupperware en plastique blanc. Les biscuits volés. Les litres de lait. 16 ans. La razzia par l’argent de poche et la planque dans les vestiaires de la piscine. Dix ans de bouffe trouble et de trouble dans la bouche.

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Le corps trans est-il toujours hors-norme ?

Autobiographie transsexuelle (avec des vampires) de Lizzie Crowdagger comme exemple d’une possible normalisation du corps transgenre dans la littérature contemporaine

On définit le plus souvent la transidentité par la rupture entre un corps présentant des
caractéristiques physiques vues comme féminines ou masculines et le genre dans lequel une personne transgenre vit et se reconnaît. Ainsi, le corps d’une personne trans serait par définition toujours hors-norme, ce qui est également exploité dans les représentations dans l’art de la transidentité, notamment la littérature et au cinéma.

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Habiter l’instabilité, vivre dans les interstices du monde

À Boris Nicolle, pour l’altérité
À Coline Fournout, pour la sororité
À l’ambivalence des mondes que nous portons, pour l’instabilité


Ce texte est particulièrement dédié à tou.tes celleux qui nous ont quittés, las de vivre dans un monde qui ne les désirait pas. Nous ne vous oublions pas.

En janvier 2020, j’ai présenté une communication dans le cadre d’une journée d’étude sur les enjeux socio-politiques de la mise en visibilité des corps hors-normes1Corps normal, corps idéal ? Enjeux sociopolitiques de la mise en visibilité des corps hors-normes :  https://www.univ-rennes2.fr/calendar_rennes2/event/14567. J’en avais retracé les grandes lignes lors de ma résidence au sein de la Villa réflexive2 https://reflexivites.hypotheses.org/category/2020/03-mars-2020-lena-dormeau. L’enjeu de cette communication était d’articuler deux notions centrales dans mes recherches que sont la subalternité et la liminarité. Empruntée au philosophe Antonio Gramsci, la notion de subalternité renvoie à la simultanéité de la subordination et de la résistance chez un individu3Elle désignera par extension la subordination-résistance de groupes subalternes face au groupe dominant dans la structuration hégémonique. Le concept de liminarité, tel que je l’emploie et le re-travaille actuellement, me permet de penser ce(lleux) qui se déplace(nt). De considérer que nos corps en mouvements sont des modes d’être et que le voyage permanent est un style relationnel. Que ce qui se niche entre, au seuil, sur la crête, à la limite, aux frontières, est d’une richesse phénoménale et que nous devons en prendre soin.

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Poison Ivy ou la séduction culturelle

Déviations à partir de représentations corporelles normées

L’enfant1L’image est un portrait de l’auteur enfant, là, dans la cour des grand-parents, baigné dans le parfum des Impatientes2Je remercie Emmanuel Guy pour cette identification florale., à quoi pense-t-il ? De quoi se réjouit-il ? Je le sais, il se dit que tous les signes dont ses vêtements sont le support le transfigurent : Un élastique dans ses cheveux courts et en partie décolorés par la mère produit magiquement une grande chevelure ; Le masque connote le film Batman et Robin, réalisé par Joel Schumacher en 1997 ; Sur le T-shirt, les Spicegirls convoquent et expriment ce que l’enfant perçoit alors comme un pouvoir du féminin dont il est persuadé d’être habité. Enfin, l’élément le plus étrange peut-être : la plante grimpante, arrachée au mur de la maison, et soigneusement tissée à la surface du jean ; cette plante qui colonise le vêtement précise la nature de l’objet visé par le processus d’identification réalisé à travers la composition vestimentaire : Poison Ivy, antagoniste venimeuse et camp3Style ou humour propre aux cultures sexuelles minoritaires, le camp est caractérisé par Sam Bourcier comme “ une manière de faire face à une culture dominante hostile. Mélange d’exagération, de théâtralité, de valorisation de ce qui est habituellement rabaissé, de jeu avec les genres, l’attitude camp se retrouve aussi bien dans les films de John Waters avec Divine que dans les actions d’Act-Up.” (Sexpolitiques, Queer zone 2. La fabrique, 2005,  p. 298), de Batman et Robin, incarnée par Uma Thurman. 

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Laisser rentrer les monstres

Quel grand moment d’émotion lorsque Julia Ducournu a remporté la palme d’Or à Cannes le 17 juillet 2021 pour son film Titane. Il y a eu la puissance du moment, Julia Ducournu étant la deuxième femme réalisatrice à obtenir une Palme d’or après Jane Campion en 1993 pour La leçon de piano et il y a eu la puissance des mots. Julia Ducournu a ainsi revendiqué dans un discours fort la monstruosité : « La perfection ce n’est pas que c’est une chimère, c’est que c’est une impasse. C’est une impasse. La monstruosité, qui fait peur à certains et qui traverse mon travail, c’est une arme et une force pour repousser les murs de la normativité qui nous enferment et nous séparent ». En entendant ce mot « monstrueux », j’ai tout de suite pensé à l’ouvrage de Paul B. Preciado sorti en 2020 Je suis un monstre qui vous parle aux Editions Grasset et qui évoque notamment la transidentité et la transexualité. Deux fois que la figure du monstre est publiquement convoquée, mais avec quels enjeux ? À quelles fins ? Le monstre est la figure qui se construit en contre-point d’un stéréotype hégémonique incarné dans un corps normé : blanc, mince, jeune, sans handicap… Convoquer le monstre, le faire sortir de nos cauchemars c’est convoquer la possibilité d’une pluralité, c’est revendiquer le droit à la visibilisation et à la non discrimination, c’est rendre visible l’invisible à des fins politiques.

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Le corps sans nom

J’ai la nausée de mon corps : les poils sur mes mamelons, le bourrelet sous l’élastique de mes shorts, la molle blondeur de ma peau, les flaques de mes cuisses écrasées sur les chaises. Je demande plus, plus de disparition. 

D’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre, je parcours des distances exténuantes entre dysphories et euphories. Mon corps change d’une façon incontrôlable, s’amenuise enfin, et cette perte de poids m’oblige à me rendre compte que je n’accepte pas plus mon corps mince que mon corps gros. Certains jours, je sens mes os, la chaleur et la douceur de ma peau. Je sens l’extérieur depuis l’intérieur et j’ai peur.

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