Longtemps j’ai participé à des ateliers de dessin d’après modèle sans questionner cette pratique. Le dessin d’après modèle est souvent considéré comme un exercice technique de représentation dite “objective”. Dans ces ateliers, les corps seraient a-sexualisés et a-politique. Le genre reste non interrogé : dans une vision naturaliste et binaire du genre, la personne qui pose est soit un homme, soit une femme, selon son anatomie. Aujourd’hui mon approche est politique. Je dessine et dessine encore – jusqu’à saturer mon profil Instagram – je pose et j’organise des ateliers de dessin, principalement Modèle vivant.e1Modèle vivant.e est un atelier transféministe de dessin et de représentation des corps dissidents, créé l’été 2019 avec Linda DeMorrir et Lucie Camous..
Lorsque, en juin 2020, j’imaginais poser pour Modèle vivant.e, j’ai cherché des attitudes les moins “féminines” et les moins “sexy” possibles. Mon corps est dans les canons de celui d’une femme cis-genre, blanche, mince et considéré comme standard. Pourtant, mon identité de genre est moins claire. Nue, les normes, l’anatomie, la sexualisation sont plus pesantes. Je me sentais piégée par mon physique, comme si mon corps dénonçait une sorte de supercherie. Inspirée par mon expérience personnelle, je cherche à troubler le système normatif d’assignation binaire de genre dans le contexte de l’atelier d’après modèle. Ce texte est issu de mon mémoire sur la question de l’émancipation, en particulier des stéréotypes de genre, dans l’atelier. Ce travail s’appuie en partie sur une soixantaine d’entretiens ayant posé et/ ou dessiné lors des ateliers de dessin d’après modèle2J’ai initié cette recherche dans le cadre du Master of Fine Arts du Paris College of Art, obtenu en mai 2021. Mon mémoire s’appuie sur mon expérience avec Modèle vivant.e ainsi que ma participation à d’autres ateliers, sur un questionnaire en ligne et bien sûr mes lectures de textes de références sur les questions de genre et le transféminisme ou féminisme inclusif et intersectionnel..
Dans ma pratique du dessin et dans ma recherche, je cherche à réformer cette pratique ancienne d’atelier pour la transformer en ressource féministe inclusive et en pratique d’émancipation. Selon Linda DeMorrir avec qui j’ai fondé Modèle vivant.e :
“vivre dans la société actuelle en tant que féministe implique que nous sommes nécessairement des hackers à un moment donné. Plus notre virus contamine les espaces normatifs, mieux c’est pour notre vie.” 3Linda DeMorrir, questionnaire en ligne, 3 août 2020.
Elle fait référence au philosophe Paul B.Preciado et ses pratiques de “gender hacking”4Paul B. Preciado, Testo Junkie: sexe, drogue et biopolitique (Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 2008), 55. :
“Poser comme modèle m’a permis d’avoir une meilleure relation avec mon corps. J’ai toujours eu une estime de moi faible à cause de la façon dont la société voit et juge mon corps. En posant, j’ai eu une validation très positive des possibilités de mon corps et de sa beauté spécifique… L’interaction des artistes avec mon corps et mon expression me procure un grand plaisir au niveau de l’ego.” 5Linda DeMorrir, questionnaire en ligne, 3 août 2020.
Linda DeMorrir par Hélène Fromen, nono fest, 9 juillet 2021.
Lorsque à l’automne 2020, j’ai été invitée à poser à nouveau, j’ai poursuivi mon expérimentation en tant que modèle6J’ai réalisé une présentation performée le 25 octobre 2020 en visio-conférence dans le cadre de la résidence virtuelle de Chloé Briggs (@drawingisfree_org) pour Drawing Projects UK (@drawingprojectsuk).. Nue dans mon bleu de chauffe, j’ai imaginé différentes poses et, à force de répétitions, j’ai réalisé que je ne voulais pas “ne pas être sexy”. Je voulais incarner une attitude sexualisée “choisie”, ni stéréotypée ni provocante, avec une dose d’absurde ou d’auto-dérision. Je faisais l’expérience de la complexité même du genre et sa relation avec la sexualisation, comme l’explique le théoricien des questions de genre Jack Halberstam :
De nombreux auteur.rice.s ont observé que le genre est une technologie qui fonctionne pour obscurcir les mécanismes par lesquels le genre apparaît comme naturel. En d’autres termes, l’apparence « donnée » du genre est sa technologie et alors que la féminité se manifeste souvent comme un effet technique ou simplement artificielle, la masculinité tire son pouvoir de son apparente stabilité et de ses qualités organiques. Judith Butler, par exemple, à la suite de Monique Wittig, écrit dans Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity : « Être masculin, ce n’est pas être « sexué » ; être « sexué » est toujours une façon de devenir particulier et relatif, et les hommes au sein de ce système incarnent la personne universelle.7Jack Halberstam, The Art of Gender in Rrose is a rrose is a rrose: Gender Performance in Photography, trad. Hélène Fromen (New York : Guggenheim Museum, 1997), 180.
L’expérience de la pose comme expression corporelle peut ouvrir au modèle un espace situé comme en dehors de l’obligation sociale de performer, sans parler de se conformer au genre qui lui est assigné. Lucie Camous a posé pour Modèle vivant.e et confirme confirme le potentiel de puissance “libératrice”8Lucie Camous, questionnaire en ligne, 13 juillet 2020. de cette expérience. Son intention était d’incarner certaines questions de genre :
« En préparant la séance, je me suis replongée dans des photos de Jean Luc Verna, de Claude Cahun et Marcel Moore… Des idées de poses « queer » me sont venues sans que je n’arrive complètement, lors de cette première séance, à les mettre totalement en action mais c’est un travail de confiance et de recherche que j’aimerais poursuivre ». 9Lucie Camous, questionnaire en ligne, 13 juillet 2020.
Dans son désir de répéter l’expérience, j’entends que c’est agréable. J’entends aussi son besoin de compléter cette première tentative qui n’était pas entièrement satisfaisante. Peut-être parce que la performance doit être répétée encore et encore. En effet, la répétition est constitutive de la définition du genre en tant que performance. La philosophe Judith Butler10Voir Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (Paris, La découverte, 2005 pour la traduction française) a montré que le genre est répétition de citations : répétition de gestes, de postures, de mots… Tant la naturalisation que la subversion du genre résultent de la répétition et de l’imitation. Depuis, Lucie a de nouveau posé et c’est aussi le validisme que ses performances en tant que modèle questionnent. Iel écrit :
“Marcher sur ces jambes est une danse du déséquilibre permanent. Marcher et danser nu une performance de revendication. En tant que personne handi j’ai déjà pu expérimenter en posant pour Modèle vivant.e une forme de puissance dans l’atelier. J’aimerais essayer d’aller plus loin et poursuivre une recherche personnelle en verbalisant mes souhaits, désirs et attentes.”11Lucie Camous, publication Instagram pour Modèle vivant.e, 19 juin 2021.

Du côté des dessinateur.rice.s, l’atelier peut devenir un lieu et un contexte de prise de conscience féministe. Je cite Loup dont l’engagement féministe et la transition ont trouvé leur origine dans l’atelier de dessin :
Le fait que « l’artiste » soit traditionnellement compris comme masculin et « l’objet » comme féminin a été l’une de mes premières portes d’entrée dans le féminisme. Il est frappant de constater que, même si aujourd’hui la majorité des étudiants en art sont des femmes, nous voyons l’héritage de cette façon misogyne de comprendre la représentation. Comprendre que les « femmes » sont censées être des « objets de beauté » et qu’il existe une association encore vivante entre apparence/féminité et action/masculinité a été très important dans ma décision d’entamer une transition. Mon but n’est pas d’apparaître comme un homme mais de disparaître du « radar des genres » (et de trouver une nouvelle façon d’apparaître et d’agir).{mfn]Loup Oyarzun, artiste et enseignant en art, questionnaire en ligne, 21 juillet 2020.[/mfn]
En participant à Modèle vivant.e, les personnes qui s’identifient comme queer, non binaires ou transgenres témoignent à la fois du plaisir de représenter des corps différents et le sentiment d’être dans un environnement bienveillant qui ne juge pas leur identité de genre. N. témoigne : « Pour moi, c’est le même sentiment d’émulation que dans les autres ateliers de dessin d’après modèle, avec en plus la joie de dessiner des personnes qui échappent aux normes de genre, et le soulagement d’être dans un espace et avec des gens qui me font sentir en sécurité »12N., artiste, questionnaire en ligne, 13 juin 2020.. Lorsque Linda DeMorrir pose, ces sensations sont généralement démultipliées, Comme pour Anaïs :
La première séance que j’ai faite à Modèle Vivant.e, la modèle était Linda. J’ai eu l’impression de découvrir une toute nouvelle façon de représenter le corps qui sortait totalement des représentations binaires habituelles. J’ai l’impression que les poses beaucoup moins académiques (et parfois bizarres, drôles, acrobatiques…) me permettent de me sentir plus libre dans mon trait et d’expérimenter plus, au lieu d’être dans une recherche uniquement des proportions…13Anaïs, artiste, questionnaire en ligne, 21 juin 2020.
L’atelier de dessin est à la fois un espace de performance pour les personnes dissidentes de genre ou aux corps hors-norme et de leur représentation par les dessins : en sortant du contexte de l’atelier, l’enjeu est démultiplié. Les dessins réalisés peuvent avoir un impact sur l’imaginaire collectif. À propos d’émancipation collective, la philosophe Geneviève Fraisse écrit dans Féminisme et philosophie : “Il s’agit de dérégler la machinerie, de la dérégler pour rendre d’autres histoires possibles”14Geneviève Fraisse, Féminisme et philosophie (Paris : Éditions Gallimard, 2020) 50.. Cela passe par la création d’espaces d’expression des personnes concernées, car, comme l’écrit l’essayiste et poétesse Audre Lorde “si je ne me définissais pas pour moi-même, je serais croquée dans les fantasmes des autres pour moi et mangée vivante”15Audre Lorde, Sister Outsider. Essays and Speeches (Berkeley : Crossing Press, 1984).. L’atelier de dessin d’après modèle devient un espace éphémère mais puissant pour l’émancipation individuelle et collective des modes traditionnels de représentation des corps humains : les dessins produits peuvent contribuer à diffuser des points de vue alternatifs sur nos corps et participer à renverser la tyrannie normative.
Artiste et chercheuse, sa pratique s’articule autour du dessin et de la performance. Déconstruire, rendre visible la variance et permettre de multiples métamorphoses est un fil conducteur de sa pratique. En détournant des affiches de rue et en improvisant des collages, elle ouvre des espaces à la fois bruts et poétiques. Hélène a cofondé et participe au collectif Modèle vivant.e dans une perspective transféministe de réappropriation de l’atelier de dessin par les personnes qui posent et performent leur dissidence à la normativité. Instagram (@hfromen) : http://www.instagram.com/hfromen