Quel grand moment d’émotion lorsque Julia Ducournu a remporté la palme d’Or à Cannes le 17 juillet 2021 pour son film Titane. Il y a eu la puissance du moment, Julia Ducournu étant la deuxième femme réalisatrice à obtenir une Palme d’or après Jane Campion en 1993 pour La leçon de piano et il y a eu la puissance des mots. Julia Ducournu a ainsi revendiqué dans un discours fort la monstruosité : « La perfection ce n’est pas que c’est une chimère, c’est que c’est une impasse. C’est une impasse. La monstruosité, qui fait peur à certains et qui traverse mon travail, c’est une arme et une force pour repousser les murs de la normativité qui nous enferment et nous séparent ». En entendant ce mot « monstrueux », j’ai tout de suite pensé à l’ouvrage de Paul B. Preciado sorti en 2020 Je suis un monstre qui vous parle aux Editions Grasset et qui évoque notamment la transidentité et la transexualité. Deux fois que la figure du monstre est publiquement convoquée, mais avec quels enjeux ? À quelles fins ? Le monstre est la figure qui se construit en contre-point d’un stéréotype hégémonique incarné dans un corps normé : blanc, mince, jeune, sans handicap… Convoquer le monstre, le faire sortir de nos cauchemars c’est convoquer la possibilité d’une pluralité, c’est revendiquer le droit à la visibilisation et à la non discrimination, c’est rendre visible l’invisible à des fins politiques.
Questionner les normes de la féminité : du corps féminin au corps monstrueux
Récemment, dans le cadre de mes travaux de recherche, j’ai étudié l’exposition des corps sur Instagram avec deux corpus distincts : l’un portant sur les corps gros, l’autre portant sur les corps malades et notamment sur les corps des femmes atteintes de cancer du sein. Dans les deux cas, je me suis plus précisément intéressée à la médiatisation du corps féminin et à l’injonction à la féminité.
Dans le podcast Impatientes de Nouvelle Écoutes, Maëlle Sigonneau1Maëlle Sigonneau a découvert son cancer du sein à l’âge de 30 ans, dans le podcast Impatiente elle évoque sa maladie, ses traitements, son parcours de soins mais aussi les nombreuses injonctions à la féminité (dont le 3ème épisode Femmes avant tout, le 24 juin 2019). Maëlle Sigonneau décède le 18 août 2019 des suites de sa maladie. évoque un atelier esthétique organisé par son centre de soins pendant lequel les esthéticiennes les invitent à lutter contre les signes de l’âge. Elle relève alors :
Ça m’a retourné le ventre […], comment dans une pièce remplie de femmes qui se battent pour leur vie peut-on perpétuer de telles injonctions ? Comment ose-t-on dire à des femmes qui rêvent d’avoir la chance de vieillir, que même pendant leur traitement, elles ne doivent pas oublier de combattre les signes de l’âge ?
Maëlle Sigonneau interroge le paradigme sur lequel nous nous situons : « s’agit-il de rester féminine ou de rester digne ? » La chercheure Cinzia Greco souligne les ambivalences qui résident au sein des discours « Dans les discours publics, cette maladie est présentée comme un défi à relever, un ennemi à combattre sans pour autant renoncer à une apparence à une attitude très féminine »2Greco, Cinzia. 2020. « Quête, combat ou négociation ? Raconter les marges d’action dans le cas de la reconstruction post-mastectomie ». Corps, 225-234.. Le corps des femmes, même malades, doit rester féminin. Le corps gros interroge la féminité puisque celui-ci ne correspond plus aux canons de beauté. Est-ce que le corps des femmes qui n’a pas les attributs hégémoniques socialement construits de la féminité est nécessairement monstrueux ?
Maëlle Sigonneau questionne une « féminité faite pour les hommes » et invective « quand nous plions nos corps malades à la norme, nous nous rendons. » La question de l’ablation du sein et de son éventuelle reconstruction n’est pas neutre aujourd’hui dans notre société qui a fait du sein un attribut sexualisé. C’est bien ici la question de l’objectification qui est mise en débat dans une logique incarnée comme avait pu auparavant le développer Simone de Beauvoir : « Elle [la femme] devient un objet et elle se saisit comme objet ; c’est avec surprise qu’elle découvre ce nouvel aspect de son être : il lui semble qu’elle se dédouble ; au lieu de coïncider exactement avec soi, voilà qu’elle se met à exister dehors »3Beauvoir, Simone de. 1949. Le deuxième sexe (t. II). Paris : Éditions Gallimard.. La féminité est donc bien un construit social qui se forge dans le regard de l’autre et dans le regard que l’on pose sur soi par rapport aux autres. Le monstre est aussi un construit social que l’on invisibilise, que l’on laisse dans le noir, l’exposer et le déconstruire permet alors « de reconnaître (…) le besoin avide et viscéral que l’on a d’un monde plus inclusif et plus fluide » (Julia Ducournu, lors de la remise de la Palme d’Or).
Les enjeux de l’exposition de soi et du corps non normatif
Dans le cas de la mise en scène du corps féminin en traitement et du corps malade, au-delà de la mise en scène de soi, il est aussi question de montrer ce qui est encore peu affiché dans les médias traditionnels. Le corps des femmes s’expose avec le crâne chauve ou le sein amputé rendant compte de leur cas individuel (illustration 1) mais enjoignant également une prise de conscience collective.
Illustration 1. Images issues de comptes Instagram analysés
Sur le compte US de @ihatericka diagnostiquée à l’âge de 28 ans et ayant une communauté de plus de 484 000 abonnées sur Instagram4En date du 2 juin 2021., elle s’expose régulièrement montrant sa double mastectomie, expliquant son parcours et portant également des messages autour de l’auto-palpation par exemple. Le contenu qu’elle propose se rapproche de celui de la douzaine de compte étudiés : on peut voir le quotidien qui s’affiche avec les hospitalisations, les traitements, les modifications corporelles qui s’opèrent. La réappropriation du corps non normé passe également par une sublimation de celui-ci et par des mises en scène très esthétiques propres à ce que l’on peut trouver sur la plateforme Instagram. Le stigmate n’est pas seulement montré, il est revendiqué et sublimé permettant aussi bien une réappropriation individuelle qu’une large visibilité.
Dans la mouvance du #bodypositivism, une nouvelle image du corps des femmes s’expose accompagnée de toute une série de hashtags : #bodypostive #bodypositivity #fatpositive #curveblogger #plussize #bodyliberation #selfcare #selflove. Un champ lexical se dessine autour de l’émancipation et de l’estime de soi mis en écho avec des notions d’acceptation. Le corps se dévoile habillé ou partiellement nu mais surtout sans phare ou en tout cas en visibilisant ce qui n’est que très peu montré au sein d’autres espaces médiatiques comme la presse féminine par exemple. Si c’est souvent des corps dans leur entièreté qui sont exposés, certaines parties peuvent être dévoilées avec des focales en gros plan montrant une partie du corps spécifique, des vergetures ou bien encore de la cellulite. On retrouve ici des messages propres à l’empowerment néolibéral qui enjoignent ici à s’accepter, à s’assumer, à se prendre en charge dans une perspective d’abord individuelle. En outre, la sublimation et la revendication esthétique pour redéfinir le cadre normatif est aussi un élément saillant à l’image du compte @thebeautyinobesity (10 800 abonnés au 21 juillet 2021).
Illustration 2. Capture écran du compte @thebeautyinobesity
Le corps politique : au-delà de la visibilisation individuelle, la mobilisation collective
Les ouvrages des activistes Daria Marx et Eva Perez-Bello Gros n’est pas un gros mot (2018) et de Gabrielle Deydier On ne naît pas grosse (2017) ont permis de publiciser une autre image du corps mais aussi d’interroger leur mise en visibilité dans l’espace public. L’enjeu devient alors un enjeu de santé publique, de lutte contre les discriminations et donc, par extension, un enjeu politique. Ceci s’inscrit alors dans une mouvance collective issue du fat activism né dans les années 60 aux Etats-Unis. C’est ainsi qu’un collectif Gras politique s’est constitué en France. L’objectif ici est de dépasser les prises de paroles et les mises en scène individuelles mais de créer une démarche visant à fédérer une communauté queer, féministe et anti-grossophobe. La lutte contre la grossophobie s’affiche alors dans sa dimension politique mais aussi systémique pointant la discrimination à l’emploi, les transports en commun non adaptés ou bien encore la grossophobie médicale.
Concernant le cancer du sein, outre la visibilisation individuelle, il est bien aussi question de mobiliser l’opinion publique mais également les pouvoirs publics. Sur les réseaux sociaux, le collectif #MobilisationTriplettes créé en décembre 2020 œuvre en ce sens. Face aux difficultés d’accéder à de nouveaux traitements et dans l’impasse thérapeutique, certaines patientes font le choix de traverser la frontière et d’aller en Allemagne pour se faire traiter par immunothérapie, protocole de soins qui n’est pas aujourd’hui proposé en France hors essais cliniques. Cette démarche est extrêmement onéreuse et donne lieu à l’ouverture de nombreuses cagnottes en ligne permettant aux patientes de financer une partie ou l’intégralité de leurs soins. Les enjeux sont ici vitaux puisqu’il s’agit d’œuvrer pour la survie des patientes et permettre de ralentir la propagation du cancer. La mobilisation vise donc ici un triple objectif : le premier est d’informer l’opinion publique, le deuxième est de financer les parcours de soin des patientes en impasse thérapeutique, et enfin le troisième d’interpeller directement les pouvoirs publics et décisionnels.
Exposer des corps non normatifs donne de nouvelles « capabilités » et permet alors une mobilisation collective et un contre-pouvoir. La mise en visibilité de l’invisible permet de sublimer un nouvel esthétisme et fonde une démarche politique montrant toute la nécessité de « laisser rentrer les monstres » (Julia Ducournu).
Clémentine Hugol-Gential est Maîtresse de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Bourgogne. Elle est au laboratoire CIMEOS dont elle co-pilote l’axe « alimentation et gastronomie ».
Ses travaux portent sur la médiatisation et la médiation des questions alimentaires, et sur leurs enjeux dans la construction des représentations, des traces mémorielles mais aussi des traces corporelles.