Je mange ma colère.
13 ans. Les pâtes froides dans le tupperware en plastique blanc. Les biscuits volés. Les litres de lait. 16 ans. La razzia par l’argent de poche et la planque dans les vestiaires de la piscine. Dix ans de bouffe trouble et de trouble dans la bouche.
Je noie la colère que je ne comprends pas dans la léthargie hyperphagique. L’avale crue, froide, méthodiquement déglutie jusqu’au fond du ventre. Je nourris la honte dans l’épais silence gras que tisse la haine dissimulée dans les tailles de pantalon qui ne cessent d’augmenter. La graisse du ventre et des cuisses montre la face polie de ce qui me déchire. Bien ronde, facile à prendre en main pour la jeter au loin.
Colère et honte ne font qu’une. Amas de chair/mont d’émotion. La colère imprègne les os, se calcifie aux articulations, fossile inerte. La honte se répand à l’extérieur et squatte l’espace où se trouvait mon corps.
J’habite la honte et la colère me tient debout.
Graisse et ossature.
Il n’y a pas de place pour la mémoire. Les souvenirs se délitent avec rigueur entre l’acéré des dents. Mâche le temps passé et stocke l’à venir. Pas de perspective qui soit suffisamment oblique pour dépasser la mare d’humiliation quotidienne où je patauge. Où je m’enfonce. L’eau y est malade et puante des insultes qui infusent.
Je ne tombe pas, je n’avance pas : je suis immobile et j’avale tout rond une dignité que je ne sais pas posséder.
Le reflet est une torture. Le corps s’y distend, éclaté en indépendances grossières. Je ne me perçois que par fracas et obus plantés droits. Je voudrais accoucher par césarienne de la bombe qui menace de me disloquer. Elle est faite de silence ingurgité. Qu’on m’ouvre et m’allège du plomb qui n’a pas de nom. Qu’on charcute les terminaisons nerveuses du détonateur. Elle s’est faite en rhizome de la hargne et de la douleur. A la moindre respiration, j’ai peur de disparaître.
Les agressions se transforment en petits pains au fond des poches. Alchimie de la violence. Les croûtes me percent comme des couteaux. La mie éponge. Sans trace, sans bruit, sans moi.
Je n’existe pas dans ce corps. La machinerie de survie m’écœure et me tient à distance. Ce corps qui est le mien ne m’abrite pas. Je ne sais pas où je suis. Pas dedans. Pas dehors. Dans la mince couche lymphatique silencieuse.
Pas libre de laisser pourrir ce qui n’est plus à moi. Chimère monstrueuse, trop épaisse pour fuir et trop épuisée pour se battre.
Comment faire corps avec un monstre sans verbe ? La forme gonfle et éclate en jets de pus. Y tient lieu d’histoire. Les mots ont disparu dans les pulsations concentriques du mal, dilatés dans l’espace mutique. La putréfaction du cœur se passe de description. La carcasse se disloque sous les efforts de dissimulation. Je est un masque composite de regards dégoûtés et d’aspiration au toucher. Réclame du sens à travers les membranes cartilagineuses de l’oubli.
L’acide qui remonte à la gorge à la goût de l’habitude. Tout ce qui descend finit toujours par remonter : la honte a la mémoire vive et s’efface sur le blanc des cuves à merde. Appropriée, à sa place. Si c’était possible d’ouvrir en deux pour extraire le cadavre, scalpel autonome et eau de javel pour charrier les organes rongés ! D’aspirer la graisse comme on aspire le venin d’une plaie enfin ouverte. Enfin visible. Et tout nettoyer.
Reset de la misère et des attouchements infectés.
Mais des organes putrescibles et des reliques nauséabondes ne peuvent faire une identité acceptable au soleil. Les ongles qui creusent les bras pour trouver les vers qui s’agitent, les yeux injectés qui refusent la lumière, les cuisses recouvertes de sillons dérangent. La corruption doit rester anonyme. Et de la colère qui bout le sang pour faire de soi un boudin dégueulasse, je me fais l’intime et l’inavouée.
Raffinement du monstrueux où je trouve les armes pour éviscérer le réel. La bouche vomissante de cris je revendique le droit d’exposer la dépravation de la carcasse sensuelle. Elle est l’étendard des lambeaux et des rognures qui dispersent ce que je suis. Regarde ! Je régurgite toute la boue obscène qui parasite mon gosier, la gale qui trifouille mon ventre se répand en vomi alcoolique en place publique. La honte est inflammable. Et ma gueule ravagée ?
Je mutile mon intérieur par à-coups de panique. Le goût âcre des terreurs nocturnes empeste sur ma peau. Les charognards sont de sortie : je respire le cadavre ambulant. Je déambule avec la haine en bandoulière à travers les villes. La déliquescence atteint le cœur en même temps que je perds l’esprit. Toutes les architectures se ressemblent et me rappellent que je m’écroule. Je ne peux plus articuler que mes ruines et la pluie acide.
Chaque mouvement rend sinueuse la trace fangeuse des caresses aigres-douces reçues et données. Mes vertèbres s’empilent et dessinent la spirale d’indigestions tactiles. Je sonde l’unité du corps à travers les vôtres. Cherche mes membres dans le sel aigre d’un système lacrymal qui ne verse plus.
Les larmes ont des nerfs que la nausée annihile.
Léo Cos explore à travers différents médiums les nœuds que crée ses propres identités en marge : être folle, être handicapée, être queer. Poétesse, photographe, plasticienne, elle multiplie les supports pour mieux parler d’une vie rudérale qui ne se laisse pas réduire à une seule dimension. Collectionneuse de mots et d’images, elle pratique un « art garage » fait de bouts de ficelle, de rêve et de cru.
Trop jolie cette photo !