Douche froide pour Octavia

Pourquoi Victor ne répondait-il pas ? 

Octavia faisait couler l’eau de la douche. Elle espérait que cela lui permettrait de calmer ses nerfs en ébullition. Le verre de vin n’avait fait aucun effet. Ce n’était pas le genre de Victor de la faire attendre de cette façon. Juste un texto rapide en retour pour la rassurer lui conviendrait parfaitement. Pas d’extravagances, juste quelques mots apaisants. 

Elle avait besoin de lui, là, maintenant. Non, ce n’était pas un caprice de diva. Elle avait encore dû défendre ses droits devant une assemblée d’andouilles qui croyaient qu’avoir une opinion méritait une médaille et un auditoire. Sauf que leur opinion en l’occurrence c’était Dégage connard d’homo. Pourtant elle avait l’habitude depuis le temps, elle avait entendu les propos plein de haine de ceux qui ne comprenaient pas son changement de sexe. Même ses parents n’avaient pas approuvé, ils avaient juste fini par l’accompagner sur le chemin de sa transition en espérant que le lourd protocole lui fasse peur et qu’il se rétracte. Octave était un garçon, pourquoi voudrait-il être une fille après tout ?! Il aurait la chance de ne pas connaître ces fichues périodes des règles, il n’aurait pas à supporter les hormones, il serait fort et beau et ne vieillirait pas prématurément. Lors des entretiens avec les milliers de médecins qu’il avait fallu consulter avant même de pouvoir entamer la moindre opération, son père comme sa mère s’étaient montrés incapables de soutenir le petit Octave qui pleurait chaque jour sa détresse. Ils ne savaient pas expliquer que ce putain de corps n’était pas le sien, qu’il y avait eu une erreur de programmation dans la matrice ce jour là, que tout ça c’était une mascarade qui l’empêchait de vivre sa vie. Et puis même si c’était lui qui déraillait, c’était son corps, sa propriété, son temple. Personne n’avait rien à dire là dessus. Alors, les commentaires odieux, les regards méprisants, elle s’en était libérée.

Certains jours accompagnés d’une humeur grandiose, elle n’économisait pas le maquillage, les tenues tape-à-l’œil, les talons aiguilles. Elle baladait son j’en ai rien à foutre à la gueule des gens. Et puis il y avait eu le besoin impérieux d’être entourée. La solitude ça va bien cinq minutes mais il lui fallait vivre pleinement. Elle payait suffisamment cher, malgré la maigre participation symbolique de ses parents pour se déculpabiliser de l’éloignement. Un repas par mois, une petite pension pour qu’Octave vive aussi « librement » qu’il le souhaitait : loin d’eux s’entend. Les deuils ne sont pas forcément de sombres nuages au-dessus de nos têtes, pensait souvent Octavia. C’était bien de les avoir à distance ces deux êtres qui ressemblaient plus à des armoires qu’à des humains. Tout en bois bien lustré, quelques tiroirs poussiéreux pour ranger des dossiers, des piles de couvertures pelucheuses à l’odeur de moisissure. Et des tonnes de mouchoirs en tissu secs, bien pliés et empilés. Naphtaline party. La colère était un puissant moteur, alors, suréquipée, elle avait rejoint un groupe de travestis qui s’amusaient à donner des « performances » au Cactus bar. Mais bien vite il avait été évident que leurs incompatibilités étaient irrémédiables. Elle ne voulait pas être Marlène ou Cindy, Joséphine ou Brigitte, elle était Octavia. Jacky, camionneur de son état, homme sans peur et sans reproche, avait continué de la soutenir et c’était maintenant un ami proche à qui elle pouvait confier son intimité sans qu’elle se sente atteinte dans sa pudeur, blessée ou incomprise.  

Travailler derrière un écran d’ordinateur l’arrangeait bien, elle pouvait garder son énergie et son intégrité professionnelle. Mais les soirs de présentations comme ce soir, elle ne pouvait faire illusion qu’un temps. Le « ravalage » coûteux qu’elle subissait opération après opération la transformait dans sa forme féminine aboutie. Et son sentiment intérieur était sauf. Elle ne se baladait plus en costume de trahison. Cependant quelques détails ne trompaient pas les plus observateurs. 

Sous l’eau de la douche, il fallait qu’elle se débarrasse de cette boue épaisse qui la recouvrait, il fallait qu’elle lave la honte. Pas la sienne, celle d’avoir le sentiment que sa force ne serait jamais suffisante face aux affronts, face aux médiocres mais la honte qu’elle avait des autres. 

Alors, il fallait que Victor soit là. Pas pour lui faire plaisir. Pas pour lui rendre son amour. Ce soir elle prendrait encore son traitement, ses hormones pour laisser dans ses veines s’infiltrer la chimie qui la transformait, lui rendait sa véritable identité, même si quelque chose en elle ne pouvait s’empêcher de se sentir comme une usurpatrice. Son corps, celui qu’elle avait lutté pour avoir, est-ce qu’il serait maintenant désiré ? Est-ce qu’il aboutirait à l’éclosion véritable, à l’épanouissement ? Ou est-ce qu’elle n’était qu’une coquille vide, un insecte hermaphrodite maudit.

Il y avait eu Pierre, Paul et Jacques. Il y avait eu Pauline. Et il y avait eu la déroute et la dérive. Elle lisait sur les sites qu’elle consultait régulièrement que sa chance était fabuleuse. Avoir une relation avec quelqu’un, une vraie relation s’entend, pas un de ces rapports entre curiosité et expérience ratée, était souvent impossible. 

Elle tournait en rond sous la douche, elle écoutait le crépitement de l’eau trop chaude sur le bac et elle tendait l’oreille pour entendre son portable sonner. Plusieurs mois avec Victor, et aujourd’hui, elle ne tenait plus : elle voulait qu’ils forment ce couple qu’elle sentait naître. Elle voulait la confirmation que sa déclaration était reçue et partagée. Que ce n’était pas le traditionnel rejet qui résonnait dans le silence du téléphone.

 Avait-il pris peur comme les autres ? 

S’était-elle trompée sur celui qui n’avait pas honte de se tenir à ses côtés, celui qui lui avait présenté ses amis et ses collègues, celui qui l’embrassait du fond de l’âme, celui qui la regardait et qui voyait Octavia et Octave, les unissant dans ses bras par des étreintes tendres ?

Son crâne refusait de se taire, imaginant des scénarios dramatiques pour combler le vide. Les larmes se confondaient aux gouttes d’eau. Elle baissa le mitigeur, se frotta à avoir la peau rougie.

Elle était nue, il n’y avait plus que lui pour lui donner une identité car le reflet du miroir se déformait quand il n’était pas là. Elle n’était belle que quand il le lui disait. 

A grand coup de brosse, elle tirait sur ses cheveux. Elle allait bientôt vider la bouteille de vin, se resservir autant de verres jusqu’à ce que le téléphone sonne. Ce n’était pas un projet glorieux, elle le regretterait au matin. S’ il devait encore tarder à répondre, elle n’aurait pas le choix. Des batailles, tous les membres de son corps en avaient été mitraillés, de l’intérieur et de l’extérieur. 

Ce soir, c’était la défaite.

Elle prit dans ses mains les ciseaux posés à proximité.

Depuis le dressing, la sonnerie du téléphone enfin. 

Dans un geste précipité, plein de nervosité, elle lut son message :

« Octavia, je viens de lire ton texto. J’aurais tant de choses à te répondre, et je préfère te voir pour te les dire. Ce que je peux te répondre ici, c’est que moi aussi je t’aime. More than meet the eye. Tu le sais comme je le sais, sans faux romantisme, nous sommes ensemble et nous sommes faits pour être ensemble. Victor »

Elle posa les ciseaux qu’elle tenait encore, et fila dans la cuisine se servir un verre de vin, le corps plein de joyeux frémissements.

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