Autobiographie transsexuelle (avec des vampires) de Lizzie Crowdagger comme exemple d’une possible normalisation du corps transgenre dans la littérature contemporaine
On définit le plus souvent la transidentité par la rupture entre un corps présentant des
caractéristiques physiques vues comme féminines ou masculines et le genre dans lequel une personne transgenre vit et se reconnaît. Ainsi, le corps d’une personne trans serait par définition toujours hors-norme, ce qui est également exploité dans les représentations dans l’art de la transidentité, notamment la littérature et au cinéma.
À ce sujet, Julia Serano met en avant dans son ouvrage Whipping Girl : a transsexual woman on sexism and the scapegoating of femininity 1SERANO Julia, Whipping Girl : a transsexual woman on sexism and the scapegoating of femininity, Berkeley : Seal Press, 2007, 392 p. deux modèles de représentation des femmes transgenres dont l’un illustre particulièrement la manière dont peut être mobilisée l’« anormalité » des corps trans au service de l’intrigue d’une fiction. Elle évoque ainsi des femmes trans décrites comme des « usurpatrices » – d’après la traduction française de Noémie Grunenwald –, qui sont présentées dans la fiction comme des hommes utilisant une fausse identité féminine, le plus souvent pour tromper des hommes hétérosexuels sur ce qui est conçu comme leur véritable nature
« masculine ». Si elles passent comme femmes sans que cela soit remis en question pendant la majeure partie du récit, c’est pour permettre plus tard dans celui-ci la révélation de leur transidentité et surtout de leurs organes génitaux vus comme masculins en l’absence de chirurgie génitale de réassignation. Cette révélation agit alors comme un élément central de l’intrigue voire comme un retournement de situation. Avec cette instrumentalisation de la rupture supposée entre le corps des femmes trans et les attendus d’un corps dit féminin, vont l’idée d’une corrélation indépassable entre un certain type d’organes génitaux, une assignation à un sexe à la naissance et un genre et donc le refus de reconnaître leur identité féminine.
Pourtant, le roman de fantasy de Lizzy Crowdagger, Une Autobiographie transsexuelle (avec des vampires)2 CROWDAGGER Lizzie, Une Autobiographie transsexuelle (avec des vampires), Strasbourg : Dans nos histoires, 2014, 270 p.
a la particularité de dépasser cette vision d’un corps trans par définition hors-norme. Ce roman raconte la rencontre et l’intégration de Cassandra van Helsing, personnage principale du roman et femme transgenre, aux Hell B☠tches, une communauté lesbienne en mixité entre humaines et créatures surnaturelles. Dans celle-ci, Cassandra devient en effet représentante de ce qu’est une femme normale par opposition aux vampires et aux loups et louves garous.
Il faut d’abord noter que, dans ce cadre, le personnage de Cassandra agit comme l’interprète de possibles liens entre la transidentité et la transformation en vampire, que ces parallèles soient implicites ou explicites. En effet, Cassandra découvre avec le lectorat la socialisation avec des créatures surnaturelles dont elle connaissait avant cela l’existence sans les côtoyer et par la même occasion des codes sociaux qui lui étaient jusque là étrangers. A l’inverse, la personnage maîtrise des codes sociaux et enjeux propres à la communauté LGBTQI+ – lesbienne, gay, bi, trans, queer et
intersexe – dans lesquels le lectorat peut reconnaître des positions, situations et débats contemporain·e·s. C’est par exemple le cas de l’usage du mot « transsexuelle » par Cassandra pour se définir. Elle raconte ainsi avoir participé à un groupe d’auto-support où on lui a reproché son usage de ce mot en raison de sa connotation médicale en raison de laquelle il est de moins en moins utilisé et désapprouvé par beaucoup de personnes trans. Un lectorat trans et au fait des débats actuels sur la transidentité peut reconnaître dans cet épisode une question qui y est régulièrement posée. Grâce à procédé, le lectorat est placé dans une position qui lui permet de découvrir l’univers
du roman avec la personnage : un·e lecteur·ice qui comprend les liens implicites faits entre la transidentité et le vampirisme se trouve alors dans une situation de connivence avec la personnage et, à l’opposé, un·e lecteur·ice qui n’identifierait pas ces parallèles se les voit expliquer à travers les réactions de Cassandra.
Pour revenir à la normalisation de l’identité féminine et du corps de Cassandra, celle-ci s’opère dans le roman d’abord sur le plan social à travers ses interactions avec d’autres personnages, humain·e·s, vampires et loup et louves-garous – ou plutôt métamorphes comme il est politiquement correct de nommer ces dernier·e·s dans le roman. En effet, dès le début du roman, Cassandra craint à plusieurs reprises d’être victime de transphobie, c’est-à-dire de discrimination en raison de sa transidentité, alors que c’est en fait sa qualité d’humaine qui est remise en question de façon positive ou négative. C’est notamment le cas lorsqu’elle pénètre avec Morgue, vampire qu’elle vient de rencontrer, dans un bar lesbien et demande l’autorisation à la videuse du lieu avant d’entrer. Celle-ci lui répond alors qu’en tant qu’humaine, elle n’a pas besoin d’invitation et ne prête aucune attention à la transidentité de la jeune femme. Situé au début du roman, ce passage pose le cadre d’un microcosme lesbien où la transidentité de la personnage principale ne remet à aucun moment en cause sa légitimité à être et à se dire lesbienne, contrairement à d’autres critères qui peuvent être motifs de discriminations comme l’humanité ou la non-humanité : même si le roman se déroule
dans un univers fantastique peuplé de créatures surnaturelles, celles-ci doivent respecter les lois et règles humaines et ne semblent pas être les bienvenues partout.
Cela n’empêche pas les arguments de certaines personnes transphobes selon lesquelles les femmes trans ne peuvent pas être lesbiennes – puisqu’elles seraient des hommes – d’être évoqués par Cassandra à plusieurs reprises. La transphobie et la transmisogynie – intersection entre le sexisme et la transphobie dont sont victimes spécifiquement les femmes transgenres – ne sont donc pas effacées ou niées par l’autrice dans le roman, mais elles sont évoquées comme des faits extérieurs à l’intrigue principale : lorsque Cassandra est victime de discrimination, c’est toujours de la part de personnes humaines et a priori cisgenres et hétérosexuelles, par exemple par un de ses professeurs d’université.
Au-delà de ce cadre social, il est intéressant de noter que Cassandra est qualifiée à plusieurs reprises de « naturelle » et de « biologique » dans le roman. En effet, c’est le mot « naturel·le » qui est utilisé, notamment par les vampires, pour désigner des personnes humaines par opposition aux créatures surnaturelles. Cela surprend d’abord Cassandra qui a pour habitude de voir opposer la transidentité aux hommes et aux femmes « naturel·le·s », les hommes et les femmes cisgenres qui n’ont pas besoin de transition physique et notamment médicale pour être reconnu·e·s comme tel·le·s. De la même façon, le roman met en scène un contre-argument à l’idée transphobe selon
laquelle les personnes trans ne seraient pas des hommes ou des femmes « biologiques » : lorsque Cassandra oppose sa transidentité au fait d’être une femme « biologique », donc une femme cisgenre, Morgue proteste que, contrairement aux vampires et donc à elle-même, Cassandra est vivante et donc biologique par définition. Il lui semble donc absurde que Cassandra oppose sa transidentité et le fait d’être une femme biologique puisque cette caractéristique ne la rend pas moins vivante.
Le roman de Lizzie Crowdagger met ainsi en avant la normalité de Cassandra par opposition à la nature surnaturelle des vampires et des métamorphes qu’elle côtoie. Même si le personnage de Cassandra interagit avec des normes corporelles genrées dans le cadre de sa transition de genre, y compris, mais pas seulement, vis-à-vis des démarches médicales qu’elle entreprend, l’univers fantastique dans lequel se déroule le roman permet à l’autrice de dépasser la vision d’un corps trans hors-norme. En effet, le roman déplace la question de la normalité du plan de la coïncidence entre sexe et genre au plan de l’humanité et de la non-humanité des personnages. Le point de vue humain et même parfois ingénu de Cassandra dans le microcosme que constituent les Hell B☠tches permet alors de mettre en avant à la fois la banalité de sa condition de mortelle et la rareté d’une conception de la transidentité comme une caractéristique parmi d’autres qui ne constitue pas une rupture avec des normes et injonctions sociales.
Pour finir, citons un exemple de quiproquo induit par ce déplacement des normes auquel fait face Cassandra avec les Hell B☠tches. Il s’agit de la rencontre entre Morgue et la personnage principale. Cassandra vient voir une autre membre du groupe qui doit lui procurer des hormones dans le cadre de sa transition et Morgue est présente au From L, bar qui leur sert de quartier général.
À l’arrivée de Cassandra, celle-ci s’exclame :
« C’est quoi, ça ? »
Valérie soupira, et je sentis le sang me monter aux joues. Je m’étais déjà fait traiter de travelo dans la journée, maintenant « ça » ? Je commençais à en avoir plus que marre.
« Vous avez un problème parce que je suis transsexuelle ? » demandai-je sur un ton agressif.
Morgue s’approcha de moi et retroussa ses lèvres, dévoilant des canines proéminentes.
« Non, j’ai un problème parce que t’es de la nourriture. Ce qui n’est pas un mal en soi, vu que j’ai méchamment la dalle. Seulement, on n’a plus le droit de manger les humains, de nos jours, quoique je suis en train de me dire que je pourrais faire une exception à mon régime. »
Alban Marchier-Jamet est étudiant en M2 Études sur le genre à l’Université d’Angers. Il s’intéresse à la représentation des transidentités dans l’art, en particulier dans la littérature. Je me permets au passage de rajouter que le roman dont je parle est accessible intégralement et gratuitement au format lyber sur le site de l’éditeur à cette adresse: https://lyber.dansnoshistoires.org/spip.php?article15
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