À Boris Nicolle, pour l’altérité
À Coline Fournout, pour la sororité
À l’ambivalence des mondes que nous portons, pour l’instabilité
Ce texte est particulièrement dédié à tou.tes celleux qui nous ont quittés, las de vivre dans un monde qui ne les désirait pas. Nous ne vous oublions pas.
En janvier 2020, j’ai présenté une communication dans le cadre d’une journée d’étude sur les enjeux socio-politiques de la mise en visibilité des corps hors-normes1Corps normal, corps idéal ? Enjeux sociopolitiques de la mise en visibilité des corps hors-normes : https://www.univ-rennes2.fr/calendar_rennes2/event/14567. J’en avais retracé les grandes lignes lors de ma résidence au sein de la Villa réflexive2 https://reflexivites.hypotheses.org/category/2020/03-mars-2020-lena-dormeau. L’enjeu de cette communication était d’articuler deux notions centrales dans mes recherches que sont la subalternité et la liminarité. Empruntée au philosophe Antonio Gramsci, la notion de subalternité renvoie à la simultanéité de la subordination et de la résistance chez un individu3Elle désignera par extension la subordination-résistance de groupes subalternes face au groupe dominant dans la structuration hégémonique. Le concept de liminarité, tel que je l’emploie et le re-travaille actuellement, me permet de penser ce(lleux) qui se déplace(nt). De considérer que nos corps en mouvements sont des modes d’être et que le voyage permanent est un style relationnel. Que ce qui se niche entre, au seuil, sur la crête, à la limite, aux frontières, est d’une richesse phénoménale et que nous devons en prendre soin.
Cette intervention m’avait alors permis de travailler trois idées. En premier lieu, rappeler que la dite hors-normalité de certains corps n’est que la résultante d’un processus multiséculaire de hiérarchisation des existences (subalternité). Ensuite, que cette hiérarchisation a fait émerger des corps innommables, des individus insaisissables dont il paraît clair qu’ils se déploient dans les interstices du monde (liminarité). Enfin, que les corps subalternes sont en eux-mêmes des espaces de transition, marqués du sceau de l’entre-deux, et détenteurs d’une connaissance douloureusement fine des rapports de force qui les traversent et les constituent (pour une épistémologie liminale4J’appelle épistémologie la somme des imaginaires politiques, scientifiques et idéologiques qui nous ont façonné.es. Je nomme épistémologie liminale toute production de savoirs hors-référentiels, élaborée principalement dans les marges).
Préliminaires à toute liminarité (séparation)
Dans Les rites de passage, l’anthropologue Arnold Van Gennep propose un classement opératoire et séquentiel de rites cérémoniels, et les envisage comme autant de modalités d’accompagnement du passage d’un état à un autre. C’est à partir de cette analyse qu’est forgé le concept de liminarité : « Je propose en conséquence de nommer rites préliminaires les rites de séparation du monde antérieur, rites liminaires les rites exécutés pendant le stade de marge, et rites post-liminaires les rites d’agrégation au monde nouveau 5Van Gennep, A., Les rites de passage, Paris, Picard, [1909], 1981». A sa suite, Victor Turner insistera sur la nécessité de rendre compte de la phase de marge comme un moment transitionnel fondateur qu’il convient d’analyser en lui-même et pour lui-même. Ce moment, caractérisé par le mouvement et le déplacement, permet la constitution éphémère de communautés non structurées, issues d’une expérience partagée et fondées sur des liens communautaires négatifs6Je suis ici la définition de la communauté négative telle que proposée par le philosophe Roberto Esposito, dans son ouvrage « Communauté, immunité, biopolitique », que Turner désigne par le terme de communitas7Turner, V., Le phénomène rituel, Paris, PUF, 1969.
Si le moment du passage suscite tant mon intérêt, c’est parce que j’y vois enfin la possibilité de saisir le monde – nos mondes – par le truchement du seuil. De cartographier par le milieu dirait Deleuze. Non plus être déplacé.es, ou se déplacer de la marge au centre8Je fais ici bien sûr une référence très affective au texte si important de la féministe Bell Hooks « De la marge au centre »; mais bien décréter que désormais la marge est le centre. Que les corps considérés comme hors-normes et relégués à des fonctions subalternes constituent le centre situé de savoirs expérientiels décisifs ; ces derniers étant d’une importance capitale puisqu’ils consistent à inventer de nouvelles formes d’existence. Et ces nouvelles formes d’existence, qui se déploient dans les interstices du monde – ces recoins invisibles pour l’œil dominant- portent autant la marque de l’exclusion que les traits de l’émancipation.
Sans nul doute, je ressens aussi et surtout le besoin d’appréhender au mieux ces inter-mondes parce que j’y réside, parfois sans trop savoir si j’ai finalement intégré, contourné ou retourné le stigmate9En sociologie, le concept de retournement du stigmate désigne la façon dont des individus stigmatisés (en raison de leur couleur de peau, leur sexe, leur genre, leur appartenance religieuse ou parce qu’iels sont porteur.euse.s d’un handicap) se réapproprient les termes péjoratifs par lesquels iels sont désigné.es, dans le but d’amoindrir voire disqualifier leur portée discriminante . Que ce lieu ambivalent de la construction identitaire est une zone d’inconfort que j’ai du mal à quitter, tant l’agrégation à un monde nouveau est un désir menaçant. Que les allers-retours nauséeux entre l’hors-normalité et la re-normalisation me paraissent si insondables qu’il me faut les écrire pour ne pas y disparaître. La recherche est une ritualité comme une autre, après tout.
La subalternité comme liminarité (marge)
Il ne s’agit donc pas pour moi de – seulement – replacer le concept de liminarité dans nos sociétés occidentales contemporaines, mais bien de mettre en lumière et analyser l’inhérente ambiguïté qui irrigue mon existence, les tensions qui me gouvernent et trop souvent me submergent. Il s’agit de rendre compte de ce que le processus de subalternisation opéré par les corps dominants de la politique sur d’autres a pu générer de souffrances, d’instabilité statutaire et d’incertitude identitaire. Que l’on ne s’y trompe pas ; les ambivalences de ma vie ne sont pas que les contradictions de notre temps.
Homi Bhaba10Critique postcolonial du nationalisme a qui l’on doit notamment une fine relecture de Fanon sur la démarche immunitaire du « double » et de « l’autre » comme genèse de la construction d’une identité nationale perçoit la position liminaire comme éminemment stratégique, car entretenant un rapport ténu et conflictuel avec les normes qui la bordent, elle serait en mesure d’en jouer et de les subvertir. En le suivant, j’essaie d’imaginer une manière de rendre habitable l’instabilité, de comprendre comment il est possible de s’y installer sans s’y laisser engloutir. On devrait pouvoir admettre que le déplacement est un mode d’existence sans avoir à nier que le voyage abîme. Ce qui n’a de cesse de me travailler, c’est la façon dont il serait possible de structurer politiquement l’expérience liminaire en tenant compte ; de son indétermination structurelle (on ne peut pas la catégoriser), de son impermanence radicale (elle ne dure pas dans le temps et ne possède pas de forme propre), et de ses ambivalences constitutives (l’ état d’entre-deux). Lorsque j’utilise la notion de subalternité pour caractériser des corps et subjectivités hors-normes, et m’auto-désigner, c’est précisément parce que ce vocable relève l’ambiguïté fondamentale tout en l’inscrivant au sein du rapport de force historique dont il est issu.
Si l’institution psychiatrique constitue un pan non négligeable de ma construction subjective11J’en parlais dans un précédent texte : https://enmarges.fr/2020/12/17/ce-quon-ma-vole-je-vous-le-rends/, il est pourtant très clair que j’en rejette les éléments intégrés en fragments comme autant de corps étrangers dans mon propre corps. En cela, il me paraît évident que la condition subalterne est en elle-même une condition liminaire, et qu’il faudrait pouvoir imaginer, non plus des rituels de passage d’un statut identitaire à un autre, mais une forme de ritualisation de la non-inclusion. Reconnaître et politiser le fait qu’être « entre-deux », ce n’est pas nécessairement vaquer dans les limbes de la subjectivité mais au contraire pouvoir être en plusieurs endroits simultanément. Être en même temps un objet exploité et un sujet résistant, un.e individu et une communauté, avoir le souhait de passer et le besoin vital de rester, rejeter l’oxymore sans pouvoir se raconter autrement. Transpirer le lyrisme et la violence. En somme : être son propre dispositif.
Le piège post-liminaire (agrégation)
S’intégrer à un monde nouveau signifie inévitablement que celui-ci nous pré-existe. Pour le dire autrement, la séquence rituelle présentée ici (séparation-marge-agrégation) ne permet ni de s’agréger à partir des mondes que l’on porte, ni de proposer une nouvelle trame collective, ni même de conserver intacts et opérants les souhaits d’émancipation élaborés au stade liminaire. Comme en atteste toute la littérature relative aux enjeux du passing12Le passing désigne le fait pour un.e individu.e affublé.es d’un stigmate social de passer pour membre d’une communauté dont iel n’est pas issu.e, afin de mieux s’intégrer en société et tenter de contourner l’exclusion liée à son identité d’origine ou du transfuge13La notion de transfuge ( -de classe) désigne en sociologie la mobilité sociale d’un individu, pris en tension entre le souhait de rester fidèle à son milieu d’origine, et celui d’acquérir suffisamment les codes de son milieu d’arrivée pour s’y fondre, l’invariant de ces situations de franchissement de seuils réside dans l’oscillation émotionnelle permanente et les conflits de loyauté inextricables.
S’agréger devient alors un renoncement à soi, mais ce moment de bascule est parfois si proche et désirable que renoncer à soi semble irrésistiblement facile et évident. Ce désir façonné m’a été renvoyé si souvent qu’il m’est arrivé de croire que mon corps n’avait survécu que pour ce moment. Pour cet instant ou tout ce pour quoi j’ai été méprisée s’évapore, et devient l’objet silencieux de la reproduction. Si en franchissant le seuil je ne peux plus être liminaire, mais seulement corps assimilé, assimilable, alors la survie réside peut-être dans le fait de ne jamais passer, dans le refus de parvenir. Refuser de s’agréger au monde qui nous tend les bras et se fondre dans la liminarité comme organisme hôte. Se liminariser, en quelque sorte.
Attester que les demandes contradictoires qui travaillent mon corps me sont constitutives, et à ce titre méritent réflexivité et attention critique, est un constat vertigineux, sans fin, sans fond, et sans attache sécurisante. Je sais aussi que ce constat et l’expérience subjective que je partage trouvent d’innombrables et puissants échos. Mais j’ai encore ce besoin d’embrasser la promesse auto aliénante que la thématisation des mécanismes les plus complexes annihilera toutes nos angoisses. Pourtant rien n’est moins sûr. Car, que restera-t-il de nos angoisses lorsque nous aurons enfin déterminé qui nous sommes, quels rapports de pouvoir passent à l’intérieur de nos corps, et de quelles luttes nos existences sont-elles le véritable enjeu ? De nos angoisses je n’en sais rien, mais il en résultera – et cela j’en suis sûre – une connaissance. Empirique, intrinsèque, corporelle, organique. Aux injonctions d’agrégation à des mondes qui ne nous désirent pas, nous pourrons répondre en tant qu’êtres qui, arpentant les territoires féconds de leurs contradictions, constituent un vivier liminal de forces dissidentes.
Pour que désormais, toute la rumeur de nos mondes, puisse s’entendre dans le silence.
Léna Dormeau est chercheuse indépendante en philosophie politique, membre associée au laboratoire PREFIcs de l’Université Rennes 2. Elle tente d’analyser les mécanismes à l’œuvre au sein des rapports de force et de domination, tant dans l’édification du social qu’à l’intérieur des sujets eux-mêmes. Alliée à l’association technocritique Le mouton numérique et au collectif de rédaction de la revue Multitudes ; subalterne de condition, militante par convictions.
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