Déviations à partir de représentations corporelles normées
L’enfant1L’image est un portrait de l’auteur enfant, là, dans la cour des grand-parents, baigné dans le parfum des Impatientes2Je remercie Emmanuel Guy pour cette identification florale., à quoi pense-t-il ? De quoi se réjouit-il ? Je le sais, il se dit que tous les signes dont ses vêtements sont le support le transfigurent : Un élastique dans ses cheveux courts et en partie décolorés par la mère produit magiquement une grande chevelure ; Le masque connote le film Batman et Robin, réalisé par Joel Schumacher en 1997 ; Sur le T-shirt, les Spicegirls convoquent et expriment ce que l’enfant perçoit alors comme un pouvoir du féminin dont il est persuadé d’être habité. Enfin, l’élément le plus étrange peut-être : la plante grimpante, arrachée au mur de la maison, et soigneusement tissée à la surface du jean ; cette plante qui colonise le vêtement précise la nature de l’objet visé par le processus d’identification réalisé à travers la composition vestimentaire : Poison Ivy, antagoniste venimeuse et camp3Style ou humour propre aux cultures sexuelles minoritaires, le camp est caractérisé par Sam Bourcier comme “ une manière de faire face à une culture dominante hostile. Mélange d’exagération, de théâtralité, de valorisation de ce qui est habituellement rabaissé, de jeu avec les genres, l’attitude camp se retrouve aussi bien dans les films de John Waters avec Divine que dans les actions d’Act-Up.” (Sexpolitiques, Queer zone 2. La fabrique, 2005, p. 298), de Batman et Robin, incarnée par Uma Thurman.
Des corps normés aux désirs normalisés
Drôle d’identification, mais aussi drôle de désir ; un désir queer qui semble se mouler au creux de cette identification déviante : le personnage de Poison Ivy est à la fois l’image normée du corps féminin auquel il est possible pour le garçon de s’identifier, de suturer l’image de son propre corps, mais c’est également un personnage désirant dont le pouvoir de capture phéromonal ne fonctionne que sur les hommes : Georges Clooney et le jeune Chris O’Donnell au premier chef. Ainsi, l’enfant pris dans l’identification transgenre avec Poison Ivy, n’est-il pas en même temps séduit dans l’homosexualité ? Ou bien, faut-il poser le contraire, que c’est son désir pour Chris O’Donnell qui pousse l’enfant à s’identifier à Poison Ivy ? C’est en tout cas dans ce jeu, entre l’identification et le désir, qu’on se fait tou·tes : qu’on se fait dans les normes, nous pliant à leurs rythmes et leurs violences ; qu’on se fait aussi, à côté des normes, dans le ratage de leurs répétitions contraignantes.
Partons de là, de ce nouage serré entre l’identification de genre et le désir, pour répondre à l’énigme de la répétition, qu’on pourrait formuler comme ceci : Pourquoi, alors même qu’elles nous blessent – corps et esprit – les normes qui concernent le corps – qu’elles soient des normes de genre, de couleur de peau, de minceur, des normes validistes, etc – pourquoi ces normes tiennent-elles, se répètent-elles dans les représentations auxquels nous sommes forcées, douloureusement, de nous identifier ?
Impossible de le comprendre sans le désir ; c’est-à-dire sans prendre en compte qu’entre chaque occurrence de la norme dans une représentation normée du corps, dans chaque intervalle dans la réitération du « corps normal », il y a l’action de nos désirs normalisés. Par là, il faut entendre que le désir est le produit de relations de pouvoir et de rapports sociaux qui fonctionnent par le jeu des normes et normalités. Le désir n’est pas « poussée rétive [au] pouvoir »4Foucault, Michel. Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir. Éditions Gallimard, 1976. p. 136 dirait Foucault, mais il est produit, et produit immanent au pouvoir : Le désir dépend des normes pour exister comme désir, en même temps que les normes ont besoin du désir pour soutenir également leur mode d’existence réitératif5Voir : Butler, Judith. Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe ». Editions Amsterdam/Multitudes, 2009. Et : Macherey, Pierre. De canguilhem à Foucault la force des normes. La Fabrique éditions, 2009.. Si les normes de représentation des corps se répètent, c’est que nos désirs sont normalisés.
Le fantasme comme production normalisée du désir
Avant d’engager quelques réflexions autour de la production filmique de ces désirs normalisés, tournons nous vers son équivalent psychique, ce petit film intérieur qu’est le fantasme. Comprendre comment le fantasme constitue une production normalisée du désir, permettra de saisir comment le film joue, au niveau social, le rôle d’un fantasme extériorisé et partageable, de comprendre la force normalisante des représentations qu’il véhicule. Le fantasme permet l’articulation nécessaire entre le désir et le film ou la série, puisqu’il est à la fois « expression la plus vraie » de « la réalité du désir inconscient »6Laplanche, Jean, et Jean-Bertrand Pontalis. Fantasme originaire: fantasmes des origines, origines du fantasme. Hachette, 1998. p. 18, en même temps qu’il est scénario, construction à la fois imaginaire et symbolique, mettant en scène des personnages et des points de vue susceptibles d’être occupés par le sujet et objet d’une identification. Pour les psychanalystes Laplanche et Pontalis, les fantasmes ont une nature double : à la fois, un ensemble d’images (visuelles, auditives, tactiles, etc.) et une structure – notamment une structure de succession temporelle, un scénario – qui organise et donne sens au magma imaginaire.
Or, il n’y a pas de désir avant ce doublet imaginaire-symbolique qu’est le fantasme. Le désir, certes, ne se confond pas avec le fantasme – il n’est pas en soi un scenario composé d’image et de structure – mais, malgré leur différence de nature, ils sont immanents l’un à l’autre, ne peuvent exister que l’un par l’autre : comment le désir pourrait-il être dit « désir » avant qu’il ne soit « dit », justement, et manifesté au sujet (conscient ou non) en mots et images ? Et comment le fantasme pourrait-il se distinguer comme tel s’il n’était pas le creux à même lequel le désir habite le sujet et s’actualise en lui ?
Cette co-dépendance du désir et du fantasme est l’analogue psychique de la co-dépendance qui unit le désir et la norme. On peut parler, sur le modèle de Pierre Macherey de l’immanence norme-désir : Si le fantasme est ce qui norme le désir, c’est en même temps, ce qui donne au désir son actualité. C’est en ce sens que le fantasme est production psychique normalisée du désir7Macherey, op. cit., p. 88.
La séduction filmique et le retournement de la norme
Si le fantasme est réalité psychique, ceci ne signifie pas qu’il soit enclôt dans « la moite intimité »8Sartre, Jean-Paul. Situations 1. Gallimard, 1947, p. 30 d’une subjectivité fermée sur elle-même et coupée du monde social. Au contraire, considérant que le psychique n’est qu’un certain pli du social et des relations de pouvoir qui le traversent, nous posons la question : D’où provient le fantasme, les images, les structures qui le composent ? L’hypothèse d’images et de structures originellement présentes dans le psychisme doit être exclue, elles y sont introduites ; les fantasmes sont injectés depuis une réalité sociale qui fait la matière de l’esprit.
Cette injection du fantasme, c’est ce que Jean Laplanche, avec Freud, appelle la séduction. Et cette séduction, nous la pensons, non pas limitée au triangle oedipien papa-maman-moi, mais concernant tout le monde social et culturel : les objets culturels aussi, comme les personnes qui s’occupent de nous, nous séduisent, c’est-à-dire, font venir en nous ces messages intraduisibles, dont parle Laplanche, ces messages « corrompus » par le sexuel qui font venir en nous le désir. Laplanche reconnaît le caractère social de ces messages – nous dirions des images et des structures – qui conditionnent l’identité de genre et les désirs. Les fantasmes qui produisent et recueillent les désirs normalisés sont injectés depuis l’extérieur constitutif de la subjectivité que compose le monde social et culturel.
Les films, parce qu’ils se composent à l’instar du fantasme, d’images visuelles, auditives et de structures temporelles, sont particulièrement adéquats à produire cette séduction culturelle dont nous évoquons la possibilité. Teresa De Lauretis nous ouvre à cette compréhension de l’objet filmique comme séducteur culturel grâce à sa lecture de la théorie laplanchienne du fantasme au prisme des objets culturels9Lauretis, Teresa De. The Practice of Love: Lesbian Sexuality and Perverse Desire. Indiana University Press, 1994, p. 74. Le désir sexuel n’est pas instinct inné, il est ensemble de pulsions produites en nous par les intrusions fantasmatiques venues d’ailleurs – lequel ailleurs peut-être une production filmique.
Mais dans cette intrusion/injection du fantasme culturel, d’étranges renversements s’opèrent qui peuvent faire d’une représentation normalisée et normative, la source de potentielles subversions. C’est le cas de l’enfant sur la photographie que nous avons prise pour point de départ : l’injection du fantasme de la femme venimeuse et séductrice, l’identification du garçon à Poison Ivy donc à la représentation normée du corps féminin, conduit l’enfant à se constituer lui-même dans le fantasme comme le séducteur venimeux du jeune homme (Robin), du mentor ou même du père (Batman). La représentation normalisée/normalisante se retourne, dans l’intervalle de sa conversion psychique, en représentation psychique déviée, source potentielle de futures déviations désirantes : la logique du désir produit à partir de la représentation normée, une identification déviante. La difficulté, c’est alors de prendre en compte cette étrange logique du désir, à la fois matière de la répétition des normes et source de renversements potentiels, dans nos tentatives de transformation des représentations corporelles.
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