Pour une lecture d’Ana Mendieta en sorcière queer et écoféministe

Ana Mendieta est une artiste cubano-américaine née en 1948 à La Havane et morte en 1985 à New York. Le Jeu de Paume présentait jusqu’au 27 janvier 2019 l’exposition imaginée par Lynn Lukas et Howard Oransky : « Ana Mendieta. Le temps et l’histoire me recouvrent », offrant ainsi l’opportunité de (re)découvrir le travail puissant et indéniablement moderne de l’artiste.

Performeuse, vidéaste, sculptrice, peintre, photographe, land-artiste, artiste corporelle, Mendieta jouait avec les genres, les courants et les médias artistiques, utilisant tous les moyens de création qu’elle rencontrait. Son œuvre plurielle, inclassable, hybride, peut être vue comme le reflet ou le prolongement de sa propre identité marginalisée, à l’intersection de différentes discriminations.

Femme racisée, exilée aux États-Unis à l’âge de douze ans dans le contexte de la révolution castriste, Ana Mendieta passe sa vie à chercher sa place, et c’est par son art qu’elle parvient à construire son identité à travers une quête des origines tant personnelles, familiales, nationales, politiques, qu’universelles. En proposant dans ses œuvres des corps lui ressemblant et définis par leur caractère éphémère, leur instabilité et leur constante mutation, elle semble amener l’idée d’une identité elle aussi mouvante, fluctuante, plurielle et libérée de la binarité étouffante régissant nos sociétés. L’exposition du Jeu de Paume met en avant la production filmique de Mendieta, souvent méconnue, et porte notre attention sur le rapport puissant que l’artiste entretient avec l’histoire et plus largement la temporalité. « Le temps et l’histoire me recouvrent » nous parle de construction identitaire, de quête des origines, de filiation. Sa présentation au Jeu de Paume nous donnait l’occasion de redécouvrir sa pratique en la mettant en lien avec la figure subversive, ancestrale mais néanmoins actuelle, de la sorcière. Le puissant lien à la nature revendiqué par Mendieta ainsi que la filiation toute féminine dont elle semble se réclamer héritière nous permettent d’établir une lecture écoféministe de son œuvre, tandis que l’on entrevoit dans les Siluetas un modèle d’identité complexe, fluide, instable, nous poussant à faire le lien avec une sorcière politique, queer, transféministe, exempte de toute binarité et essentialité.

Construction identitaire et recherche des origines

Entre 1974 et 1981, Ana Mendieta réalise la série des Siluetas : près de deux-cent performances photographiées ou filmées, au cours desquelles l’artiste fait apparaître dans divers paysages une silhouette directement issue de la forme de son corps dont elle se sert comme matrice.

Ana MendietaGL7340Silueta de Cohetes, 1976  Lifetime color photograph
Ana Mendieta GL7340 Silueta de Cohetes, 1976 Lifetime color photograph

Par impression sur le sol ou sculptées à l’aide de matériaux naturels trouvés sur le site qu’elle intègre, elle fait naître des centaines de corps à la matérialité fragile, tremblante, vaporeuse et éphémère, faite d’eau, de terre, de feu ou d’air. Elle documente leurs transformations dans le temps, parfois jusqu’à leur complète dispersion dans la nature. En représentant son corps dans et par le paysage, elle performe une connexion ritualisée avec la nature qui lui permet d’exprimer l’idée d’une identité indéfinie, flottante, ambiguë et en changement perpétuel. La répétition obsessive de cette action intervient au cours de sa propre construction identitaire. Il s’agit pour elle de se connecter à la terre et ainsi de retrouver la sensation d’être enracinée, d’appartenir à un lieu, une communauté, une histoire, ce dont elle a été privée du fait de son exil à un jeune âge. La vingtaine de films présentés au Jeu de Paume nous montrait Ana Mendieta – elle-même ou la marque de son corps – fusionnant avec la nature de diverses façons, dans le cadre d’une recherche d’origine extrêmement personnelle directement liée à sa biographie. En même temps, et parce que le processus créatif passe par la démultiplication de sa silhouette, une forte portée universelle se dégage de ses œuvres. La question de la construction identitaire, de ce qui nous construit, nous définit en tant qu’individu.e, parle à chacun.e de nous. C’est là toute la force troublante du travail de Mendieta : sa capacité à lier le personnel au politique, l’individuel à l’universel.

En 1973, j’ai réalisé ma première œuvre dans une tombe aztèque qui était couverte de mauvaises herbes et de végétaux – la croissance de cette végétation m’a fait penser au temps. J’ai acheté des fleurs au marché, je me suis allongée dans la tombe et me suis recouverte de fleurs blanches. Par analogie, le temps et l’histoire me recouvraient.

La terre, les fleurs, les ruines, les pierres mais aussi l’eau, l’herbe, le feu… Pour Ana Mendieta tous ces éléments sont émanations de la nature et portent en eux les traces de l’histoire dont nous sommes tou.te.s issu.e.s. Connecter physiquement avec la terre lui permet de se rattacher à son histoire personnelle autant qu’aux origines universelles. Si l’œuvre de Mendieta est encore peu étudiée en France et qu’elle est parfois approchée avec timidité ou méfiance, c’est notamment parce qu’elle renverrait à une soi-disant « essence » féminine qui trouverait à s’épanouir dans la Nature, avec laquelle « la Femme » partagerait la capacité de faire naître la vie. En regard des films présentés au Jeu de Paume, il nous apparaît pourtant clairement qu’Ana Mendieta parvient à dépasser ces idées réductrices et essentialistes, et présente bien au contraire des corps libres et exempts de toute idée essentialisante.

Mirage, des plumes contre l’injonction à la maternité

En effet, le film ouvrant l’exposition, Mirage (1981) contredit d’emblée et avec force de tels préjugés. On y voit un miroir placé dans la nature dans lequel le reflet de Mendieta nous fait face.

Mirage 1974 Film super 8
Mirage 1974 Film super 8

Elle est nue, accroupie par terre, enceinte. Ses cheveux bruns défaits se mêlent aux feuillages qui l’entourent et descendent sur son ventre proéminent. Après un long moment au cours duquel elle ne détache pas son regard du nôtre à travers le reflet du miroir, elle s’empare d’un couteau hors champ et ouvre son ventre – factice – duquel s’échappe quantité de petites plumes blanches. Elle plonge bientôt ses mains dans ce ventre pour extirper les centaines de plumes duveteuses qui s’envolent alors dans toutes les directions. La manière dont Mendieta liait son corps de femme à la nature a valu du temps de son vivant mais encore aujourd’hui à son travail d’être soupçonné d’être essentialiste et de réaffirmer les diktats sexistes dont l’injonction à la maternité. Pourtant Mendieta dans ce film, si elle se met bien en scène comme mère, ne donne-t-elle pas à voir une autre forme de maternité, une alternative à l’accouchement comme rite de passage qui soit-disant viendrait valider la féminité ? Il s’agit ici de se montrer comme source de vie certes, mais non pas simplement en tant que femme pouvant porter la vie, plutôt en tant qu’être constitué et faisant partie de la nature.

Indépendamment du genre, Mendieta se montre ici comme émanation de la nature, au même titre que tous les humain.e.s, les animaux, les plantes, les pierres… Plus encore, elle performe tout de même ici l’acte glaçant de plonger un couteau dans son ventre semblant porter un enfant. N’est-ce pas un moyen de rompre avec l’idée d’une féminité entièrement définie par la capacité de donner naissance ? Il s’agit pour elle non seulement de performer la séparation avec la mère comme traumatisme originel universel, mais aussi d’évoquer celle plus tardive qu’elle vit à l’adolescence au moment de son douloureux exil aux États-Unis. En réponse à cette rupture constitutive de son identité, elle propose un autre type de filiation, une alternative à la transmission de la vie, une manière différente de penser la maternité. Elle se met en scène comme mère, provoque d’elle-même la séparation brutale plutôt que de la subir, et donne naissance aux plumes, légères et innombrables, qui, portées par le vent, s’échappent du ventre qui les enfermait pour retrouver leur place dans la nature. Les plumes (blanches) et l’oiseau en général sont d’ailleurs souvent convoqués par Mendieta pour façonner une identité hybride, marquée par la légèreté, la liberté, l’envol ou le rêve de voler1L’Envol ou le rêve de voler, nom de l’exposition tenue à la Maison Rouge (Paris) du 16 juin au 28 octobre 2018 , de Bruno Decharme, Antoine de Galbert, Barbara Safarova et Aline Vidal, intéressante à mettre en lien avec la pratique de Mendieta, notamment dans son usage des plumes et ses références à l’oiseau..

Femme-oiseau, mère-nature, femme hybride dans tous les cas, Mendieta imagine et ritualise une identité alternative, souple, fluide, prise dans un entre-deux permanent en contradiction avec l’idée d’un corps stable, figé, réduit à une nature biologique indéfaisable. En choisissant d’ouvrir l’exposition du Jeu de Paume par le film Mirage, les commissaires d’exposition Lynn Lukas et Howard Oransky font preuve d’audace. Si la puissance poétique de cette vidéo n’est pas à mettre en doute, elle convoque néanmoins une figure extrêmement controversée et même universellement condamnée : la mère infanticide. L’image du ventre transpercé par la lame du couteau, même si Mendieta l’accomplit dos à la caméra, reste ambigüe et largement subversive. La figure de l’infanticide est par ailleurs abordée dans un troublant petit ouvrage signé par un collectif de femmes anonymes et publié en 2015 dans la collection « Sorcières » aux éditions Cambourakis2Réflexions autour d’un tabou, ouvrage collectif, Cambourakis, Paris, 2015..

Elle était aussi l’une des figures traitées dans l’exposition des Archives Nationales de Paris en automne 2017 « Présumées coupables » 3Présumées coupables, catalogue de l’exposition, Pierre Fourié, Iconoclaste et Archives Nationales de Paris, Paris, 2016. ; à ses côtés on trouvait d’autres figures archétypales de l’histoire occidentale jugées et condamnées pour des « crimes atroces » spécifiquement féminins, parmi lesquelles se trouvait la sorcière. Si l’objectif de ces différentes initiatives n’est évidemment pas de valoriser l’infanticide en lui-même, celles-ci amènent néanmoins à réfléchir sur le rapport encore parfois supposé évident qui unit la féminité à la maternité.

Sorcières féministes d’hier et d’aujourd’hui

Il n’est pas étonnant que la figure de l’infanticide ait été abordée en lien avec une autre figure féminine sans cesse dévalorisée : la sorcière. Figure historique d’altérité monstrueuse par excellence, persécutée, discréditée et invisibilisée, la sorcière tend depuis quelques années à se métamorphoser en une figure positive symbole de puissance. En effet les ouvrages et projets envisageant la sorcière comme alliée féministe affluent de toutes parts ces derniers mois, le dernier en date étant l’ouvrage récent et largement célébré, Sorcières. La puissance invaincue des femmes4Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Zones, Paris, 2018., de Mona Chollet. L’autrice y aborde différentes figures qu’elle voit comme des sorcières modernes, parmi lesquelles on trouve la femme ne voulant pas d’enfants, mais également celle qui regrette d’en avoir eu. Rappelons que l’histoire de la sorcière est directement liée à celle du contrôle et du refus de la maternité, puisque de nombreuses femmes condamnées pour sorcellerie étaient en fait des sage-femmes pratiquant des avortements. Pour Mona Chollet, le terme sorcière s’appliquerait à toutes les femmes aspirant à vivre voire à être heureuses sans passer par la maternité ; faisant alors des célibataires, des femmes vivant seules, de celles qui choisissent de ne pas faire d’enfants, de celles qui avortent ou encore des vieilles femmes ne pouvant plus procréer les sorcières de notre temps, subissant comme leurs aînées bien qu’à un degré moindre (et heureusement) toutes sortes de pressions et punitions sociales pour ce manquement à leur condition de femmes. Et si l’appellation sorcière est aujourd’hui revendiquée par quelques unes comme signe d’insoumission aux normes sexistes, les féministes de la génération précédente avaient déjà vu chez la sorcière un modèle de féminité émancipée et subversive. Dans les années 1970, elle avait déjà été resignifiée et valorisée par les féministes notamment dans le cadre de la lutte pour le droit à l’IVG. C’est la revue féministe française Sorcières publiée par Xavière Gauthier et ses consoeurs entre 1975 et 1982 ; ce sont les féministes italiennes et leur slogan de 1976 : « Tremate, tremate, le streghe son tornate » (Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour) ; c’est aussi le collectif W.I.T.C.H, militantes féministes toutes de noir et de chapeaux pointus vêtues qui terrorisent les passants à Wall Street et aux salons du mariage de New York et San Francisco en 1968 ; Starhawk, prêtresse néopaïenne issue du mouvement spirituel et féministe wiccan ; et toutes les penseuses de l’écoféminisme qui, si elles ne se disent pas toutes sorcières, réactivent les codes et les valeurs lui étant reliées dans une démarche à la fois féministe et altermondialiste.

Untitled (Gun Powder Work) 1980
Untitled (Gun Powder Work) 1980

L’écoféminisme, un point d’entrée vers la militance d’Ana Mendieta

La pratique d’Ana Mendieta donne à voir un corps féminin fusionnant avec la nature. Si une telle idée provoque une véritable « panique de l’essentialisme5Expression de Susan Bordo, citée par Mona Chollet in Beauté fatale, Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (2011), La Découverte, Paris, 2015, p. 58. », c’est parce que l’association traditionnelle du féminin et de la nature repose sur des principes foncièrement misogynes : toutes deux envisagées comme sources de vie, toutes deux permettant la jouissance des hommes et toutes deux réduites à être domestiquées par eux, la nature et « la Femme » se retrouvent bien malgré elles discréditées et soumises ensemble par rapport à un masculin tout puissant. Mais « établir un lien entre le paysage et le corps féminin6Ana Mendieta, citée par Donald Kuspit, « Ana Mendieta, autonomous body », in Ana Mendieta, Poligrafa, Barcelone, 1996.» comme tente de le faire Mendieta, vient-il forcément réaffirmer l’essentialisation et la dévalorisation des femmes ? Sur ce point, la démarche d’Ana Mendieta est intéressante à mettre en lien avec la pensée écoféministe américaine des années 1970 et 1980, très peu lue en France jusqu’à aujourd’hui. Dans Reclaim. Recueil de textes écoféministes7Émilie Hache (textes choisis et présentés par),Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Traduction d’Émilie Notéris, Cambourakis, Paris, 2016., publié dans la collection « Sorcières » en 2016, Émilie Hache participe à sa réhabilitation en insistant sur ses forces et son extrême actualité. La pensée écoféministe naît de l’union du féminisme radical et de la pensée écologiste face à la constatation que l’oppression institutionnalisée des femmes et la destruction organisée de la planète sont le fait d’un même système patriarcal et capitaliste. On distingue plusieurs courants écoféministes et la plupart d’entre eux laissent une large part à la spiritualité pour contrer l’ultra-rationalisme caractéristique du système dominant. Si cette pensée s’appuie sur l’association traditionnelle du féminin avec la nature et la spiritualité – en opposition au masculin, associé à la culture et la rationalité – l’écoféminisme s’attache à démontrer l’aspect proprement culturel de cette relation, et pointe la manière dont celle-ci est instrumentalisée de façon à discréditer conjointement le féminin, le naturel et le spirituel. Revaloriser ensemble le féminin et la nature pourrait alors être un moyen de lutter contre le système qui les place en position de dominées. Le film Energy Charge (1975) montré dans l’exposition du Jeu de Paume dans la salle réservée aux Siluetas « de feu », est un bon exemple de la manière dont l’œuvre de Mendieta peut être lue selon une vision écoféministe. On y voit d’abord un grand arbre filmé en plan large. Soudain, en un flash, une silhouette rouge vif vient s’imprimer sur le tronc. Les branches de l’arbre semblent prolonger les bras de la silhouette, confirmant le lien s’établissant entre eux. Dans la même salle est projeté Tree of life (1962), film dans lequel on peut voir une Silueta réalisée avec des feux d’artifice fixés sur un arbre. L’arbre incandescent prend ainsi clairement la forme du corps de l’artiste : ils ne font qu’un. Nous voyons progressivement les flammes se consumer et la silhouette mourir, disparaître, tandis que l’obscurité envahit l’écran. Au bout de quelques minutes, les dernières flammes présentes sont visibles à l’emplacement du cœur de la silhouette. Un lien puissant entre le corps féminin et la nature est donc ici bel et bien mis en scène. Cela fait signe du côté de la figure de la sorcière traditionnellement reliée à l’univers de la forêt et aux connaissances botaniques. Le puissant lien revendiqué par Mendieta avec la Terre qu’elle envisage comme une entité magique et maternelle (qui fait parfois penser à la figure si controversée de la Goddess ou Grande Déesse) peut être lu comme un lien de soin, de tendresse voire de filiation. Cela dit cette relation cesse d’être essentialisante à partir du moment où l’on parvient à s’extraire des considérations patriarcales et capitalistes plaçant la nature en position de domination par rapport à l’humain.e, comme le propose l’écoféminisme.

Subversion de l’identité ou la puissance queer de la silhouette

Par ailleurs doit-on forcément s’arrêter sur le caractère féminin des corps présentés par Mendieta ? Les silhouettes qu’elle crée avec et dans le paysages sont-elles vraiment genrées ? Nous savons qu’elles sont directement liées à la forme du corps de l’artiste qui s’avère être une femme, cela dit il s’agit plutôt de « presque-corps » relativement anonymes, parfois indistincts, aux contours flous et surtout changeant en permanence lorsque la vague recouvre le tracé sur le sable, le vent balaie les feuilles, les flammes se consument… Les Siluetas de Mendieta ne sont en réalité ni féminines ni masculines, elles ne sont pas non plus la représentation d’une mère donnant naissance pas plus qu’elles n’évoquent véritablement la mort. Nous pensons que ce qui fait leur puissance est justement leur faculté de dépasser toutes ces binarités, d’exister dans un entre-deux permanent. Les multiples références panculturelles dont elles sont porteuses et la manière dont elles se situent toujours à la lisière entre le ciel et la terre, à la surface de l’eau ou encore à demi enterrées, renforcent cette impression. Or nous pensons que c’est également ce qui justifie la puissance de la sorcière et sa revalorisation actuelle. Figure passeuse, intermédiaire entre différents mondes, capable de toutes les métamorphoses, aujourd’hui rappelée pour tisser des liens entre les époques mais aussi entre le spirituel et le militantisme par exemple, la sorcière incarne un point d’équilibre entre des forces contraires, le refus d’appartenir à l’une ou l’autre communauté, à l’un ou l’autre domaine de pensée, genre ou statut social. Ainsi, l’artiste Camille Ducellier8Camille Ducellier, Le Guide pratique du féminisme divinatoire, Cambourakis, Paris, 2018.  par exemple revendique l’idée d’une sorcière queer, débarrassée de toute binarité stérile et tirant sa puissance de sa marginalité. Ana Mendieta, artiste « inclassable », elle-même issue du croisement d’héritages culturels variés, produit une œuvre hybride qui appelle à adopter une autre vision du monde dans laquelle l’identité peut être envisagée comme non fixe, plurielle, trouble et changeante dans le temps. Cette subversion de l’identité que l’on voit partout chez Mendieta (on pense à ses performances troublant plus directement le genre et les stéréotypes : Facial cosmetic variations [1972] ou Facial Hair Transplant [1972] mais aussi aux Siluetas) permet de lire son œuvre dans une perspective queer, transféministe, dont la mise en relation avec la figure de la sorcière comme alliée politique peut s’avérer être un outil fédérateur pour la militance contemporaine.

L’œuvre d’Ana Mendieta fut largement invisibilisée et presque oubliée après sa mort en 1985. Par la suite, et particulièrement en France, on a rechigné à lui prêter un intérêt militant. L’exposition Ana Mendieta. Le temps et l’histoire me recouvrent du Jeu de Paume pourrait être l’occasion de remédier à cela, et de l’envisager comme une pratique artistique puissante permettant la subversion des normes de genre, de race, de classe ou d’orientation sexuelle à travers une prolifération euphorique de corps instables, fluides, suspendus dans une zone d’entre-deux, échappant à la binarité, et en devenir perpétuel : des corps sorciers.

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