Solange te parle travail du sexe

Lundi 17 décembre apparaît sur la chaîne Youtube « SolangeTeParle », projet d’Ina Mihalache né en 2011, un court-métrage (18:50) au titre on ne peut plus explicite : « J’ai testé les services d’un escort ». Précédé par un teaser de moins de deux minutes qui avait été mis en ligne jeudi 13 décembre, ce court-métrage se veut également une expérience artistique qui inclut les réactions des spectateurs et des spectatrices.

Le titre semble s’inspirer de deux tendances différentes : d’une part, celle des vidéos Youtube où les vidéastes (ou youtubeurs) « testent » des produits et donnent leur avis (il peut s’agir de maquillage, de vêtements, de nourriture…), mais aussi lorsqu’ils ou elles « tentent » des expériences insolites (se faire épiler la raie des fesses, pour ne citer qu’un exemple). D’autre part, une tendance proche de la démarche de Sophie Calle, artiste française qui se met souvent elle-même en scène dans ses œuvres, accordant une place importante à l’intime et à la vie. Il s’agit dans tous les cas d’un projet avant tout subjectif, où cette subjectivité est revendiquée, explorée et questionnée. On devine ainsi aisément le premier écueil auquel le public risque de se heurter : qui est donc ce « je » ? Est-ce que tout ce que Solange fait correspond à ce qu’Ina fait ou pense ? Qui est-ce qui teste les services d’un escort ? En dépit de l’avertissement initial prévenant qu’il s’agit d’une « œuvre de fiction basée sur des faits réels », certains internautes prennent le contenu du court-métrage comme s’il s’agissait d’un documentaire ou d’un témoignage, éliminant par là la dimension fictionnelle. Bien que les commentaires soient une partie intégrante du contenu de l’expérience, je vais me concentrer ici uniquement sur le court-métrage en tant que tel.  

La vidéo commence par un extrait d’une conversation téléphonique, où Solange, filmée de face par la webcam de son ordinateur, demande à l’homme à l’autre bout du fil « comment [il rend] les femmes heureuses » ; sa réponse (« en étant… euh… entièrement à leur disposition […] ») résonne à travers le hautparleur du téléphone portable, tandis que Solange sourit. On ne verra pas d’escort dans la vidéo, on ne fera qu’entendre sa voix ou ses cris de jouissance. Il s’agit avant tout de Solange en tant que cliente et demandeuse d’une prestation sexuelle, ainsi que du cheminement qui la conduit à faire appel à un professionnel.

Deux postulats fondent et nourrissent sa démarche : selon le premier, le travail d’escort est tout à fait nécessaire et leur rôle n’est jamais interrogé au fil de la vidéo ; selon le deuxième, il est parfois très difficile pour une femme de jouir et d’accéder à son propre plaisir dans une relation hétérosexuelle. C’est donc en sortant du schéma traditionnel de la relation monogame (et non monnayée) que l’on pourrait trouver et satisfaire son propre désir.

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« J’ai envie qu’un homme soit à mon service. Parce que je crois que c’est très instructif et que c’est important que je me place dans la position de la femme qui exige qu’on s’intéresse à son plaisir et qu’on s’exécute […] Je veux essayer, je veux comprendre et je veux jouir » : c’est ainsi que Solange formule sa demande. S’il y a bien de la jouissance dans cette vidéo, elle semble résider surtout dans le temps de l’attente, celui qui précède la rencontre, celui du fantasme aussi protéiforme que délicieusement tangible. Finalement, c’est davantage l’idée qu’un homme soit à son service que le rapport sexuel en tant que tel qui plaît à Solange. Des échanges de textos ou d’une image (celle de sa vulve), des réactions de l’escort quelque peu laconiques (il maîtrise plutôt les emojis, dit-elle), tout est tension potentiellement excitante. Il n’est donc pas anodin que les préparatifs de la rencontre constituent les deux tiers de la vidéo, et que la prestation sexuelle en tant que telle, un plan fixe sur un lit défait et vide, où on n’entend que les bruits et les voix des ébats, ne dure que deux minutes environ (« J’ai pris plus de plaisir à envisager cette rencontre et à me masturber que dans la rencontre en elle-même… qui me renvoie à la complexité de la sexualité et que cette solution-là…c’est pas le sésame que je croyais »). La fin est consacrée à la réflexion de l’expérience, où Solange appelle une amie (« Il y a eu des rires, des larmes et pas d’orgasme de ma part, hélas »), passe la nuit à l’hôtel puis rentre chez elle le lendemain matin.

Derrière l’assertion en apparence simple (« je veux jouir ») se cache un ensemble de facteurs bien plus compliqués, qui sont finalement repris dans l’après-coup de la rencontre par Solange elle-même : qu’il est très difficile pour elle de se détacher du désir de l’autre pour se concentrer uniquement sur le sien (« Ce qui me fait jouir c’est la puissance du désir de l’autre pour moi » ; « Depuis tellement longtemps je suis habituée que l’homme m’instrumentalise pour son plaisir que là quand c’est pas le cas, je suis perdue… et ça, ça m’a rendue triste »). Ici, Solange semble témoigner de la difficulté de passer du statut d’objet de désir à celui de sujet désirant, comme si elle n’avait jamais appris à exiger quelque chose de l’autre. Aussi, la sensation de ne pas avoir été choisie par l’autre (tout en reconnaissant que c’est la condition indispensable pour être escort) semble la mettre en difficulté, car elle se sent désirée d’une manière artificielle.

« Je sens qu’il faut que j’y mette du mien […] que la sexualité, c’est une énergie puissante et qu’elle part de moi et que c’est ma responsabilité » dit-elle juste avant qu’on la voie quitter l’hôtel. Il semblerait presque que la démarche active de payer un escort pour avoir du plaisir revient à se déresponsabiliser quant à sa propre jouissance, à laisser que l’autre s’en occupe et à attendre que la situation de séduction en elle-même suffise, revenant ainsi au point de départ du rapport hétérosexuel insatisfaisant, où en tant que femme Solange avait l’impression de ne pas prendre suffisamment en compte son propre plaisir. Faut-il donc attendre que l’autre s’en charge, que l’autre résolve la situation ? C’est sans doute à ce moment-là que la réflexion menée par Solange touche un point sensible et fondamental, car elle introduit la responsabilité individuelle, la capacité d’agir (ou agency en anglais) et de la confiance en soi des femmes. Peut-on vraiment jouir en dehors des schémas auquel on est accoutumées depuis l’adolescence ? Peut-on se prendre en charge et oser explorer nos contradictions internes ?

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Finalement, le plaisir ne se limite pas à la réalisation concrète d’un désir qui serait étanche et intouchable. Il n’a pas suffi de « s’exécuter » pour que la jouissance ait lieu et jaillisse spontanément, car l’envie de jouir achoppe à celui qui lui fait face et à la complexité du partage. Bien que l’expérience se révèle plus triste et plus compliquée que prévu et que les limites de cette rencontre soient pointées, Solange ne remet pas en question la fonction de l’escort ou, de manière plus générale, du travail du sexe. Il s’agit après tout d’une tentative individuelle qui ne veut surtout pas généraliser son propos, mais qui participe à interroger les enjeux de la sexualité et la place des femmes au sein d’un rapport hétérosexuel. Le recours aux services de l’escort peut être vu comme l’un des moyens pour se poser ces questions, mais la réponse n’est pas définitive.

Enfin, si la dimension politique du travail du sexe semble évacuée (dans la mesure où ce n’est pas le sujet de la vidéo), on peut néanmoins se questionner quant à certaines scènes qui semblent déployer la hiérarchie, à la fois symbolique, culturelle et sans doute sociologique, entre la cliente et le professionnel : les fautes d’orthographe que Solange relève dans les annonces en ligne (« Il a mal accordé le futur là… » ; « Le type à la casquette, il était hyper pressant, il faisait plein de fautes… ») et qu’elle choisit de retranscrire dans les dialogues ; le choix de tutoyer l’escort qui la vouvoie tout au long de leurs échanges, ou encore l’étonnement face à un homme au téléphone qui dit ne pas pratiquer de cunnilingus (« C’est très problématique que tu ne fasses pas le cunni, pourquoi tu fais pas ? » ; « C’est quoi ce type ?! » rajoute-t-elle après avoir raccroché). Bien que l’on puisse comprendre que « la culture » soit un critère dans sa recherche d’un partenaire (« Mi-quarantaine, c’est un peu vieux… mais bac + 5 ! » s’exclame-t-elle devant une annonce), on peut se demander quelle est la pertinence de ces remarques et de ces conditions pour une prestation sexuelle. L’exemple du cunnilingus est quant à lui d’autant plus « problématique » qu’il renvoie à l’idée qu’un travailleur (et aussi une travailleuse) du sexe serait obligé d’accepter certaines pratiques au seul motif qu’elles seraient demandées par la cliente ou par le client, et que le fait même d’offrir des prestations sexuelles effacerait la notion de consentement qui reste, malgré tout, extrêmement intime et personnelle (par rappel, il est possible de contracter des infections ou des maladies sexuellement transmissibles via la pratique du cunnilingus).

De manière générale, « J’ai testé les services d’un escort » est une performance qui ne laisse pas indifférente. Elle soulève des points facilement partageables par des femmes hétérosexuelles, comme la complexité du désir, son degré d’autonomie et sa quête qui peut parfois se révéler vaine, mais aussi, de façon plus large, la sexualité « normale » ou légitime : le désir des deux partenaires est-il vraiment une condition discriminante pour une « bonne » sexualité ? Suffit-il de vouloir jouir pour pouvoir jouir ? Si elle suscite autant de critiques, c’est à mon avis pour une double raison : d’une part, la prostitution est un sujet extrêmement clivant, et ce au sein même des mouvements féministes ; d’autre part, le plaisir féminin explicite reste encore un sujet tabou (pensons, à titre d’exemple, à l’absence du clitoris, seul organe entièrement voué au plaisir, de certains manuels scolaires). Avec cette vidéo, Solange a le mérite de mettre ce plaisir en avant en toute sincérité et d’ouvrir un débat auprès d’un public varié, celui des internautes.

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