Écrire sans entraves (pour) nos futurs désirables

 Ce numéro vient suite à une série de rencontres organisée dans le cadre du GRASS (groupe de réflexion autour des savoirs situés), séminaire jeunes chercheur-es co-fondé avec Axelle Cressens en 2019 à Montpellier. Pensé comme un espace ouvert et accueillant par et pour les jeunes chercheur·euses que nous sommes (étions ?), le séminaire a débordé de son propre cadre universitaire pour devenir un lieu de rencontre, un lieu où l’on dépose ce qui nous pèse pour l’examiner collectivement, politiquement et épistémologiquement. Les rencontres se sont effectuées depuis et dans les marges, nous nous sommes ainsi rencontré·es, reconnu·es, (re)trouvées depuis nos failles et nos fragilités. Finalement, nous étions nombreux-ses à habiter les marges. Ensemble, nous apprenons à chérir et à honorer cette appartenance, auparavant cachée et non-désirée. Désormais, le centre ne nous fait plus rêver. 

Nous avons alors compris que nous n’étions pas seul·es,
Nous étions juste isolé·es.

Affiche réalisée par Axelle Cressens- Février 2020

Axelle Cressens a quitté GRASS en 2021, moi, un an après. Le séminaire, lui, continue sa belle et passionnante aventure grâce à Deborah Leter et Liza Hammar, deux formidables chercheuses, qui ont participé aux séances des années précédentes et ont accepté de récupérer les clés du lieu et de le garder ouvert et accueillant. Pour ma part, j’ai continué la route, le cœur léger émotionnellement et intellectuellement nourrie de cette expérience, j’ai souhaité recréer la rencontre (allez, une dernière, pour la fin !) sous une nouvelle forme : du texte et du dessin ! Il nous fallait un espace matériel pour rendre possible cette rencontre, et c’est tout naturellement que le choix de la revue En Marges!  est apparu comme une évidence car la revue s’est développée dans le même esprit politique et relationnel. Ainsi quand Juliette Lancel, fondatrice de la revue En Marges!, m’a proposé la thématique « futurs désirables » pour ce numéro, j’ai accepté sans hésitation. Je n’avais pas lu et exploré la littérature existante sur le sujet, je n’avais pas non plus proposé un appel à contribution avec des axes bien précis et une bibliographie bien définie. J’ai vu dans « futurs désirables » une ouverture prometteuse, un possible joyeux pour écrire sans entraves le futur qu’on désire.

Juliette et moi avons relaté l’appel aux contributeurices, il s’agissait moins d’un « appel à contribution » comme il est commun dans le monde académique mais plutôt une invitation à co-écrire ensemble à partir d’une thématique commune. Par ailleurs, il m’a semblé nécessaire de ne pas imposer un cadre théorique ou esthétique pour penser les « futurs désirables ». Si la locution jouit en ce moment d’un certain succès et circule beaucoup dans sphères médiatiques, notamment dans les espaces SF et/ou politiques, il m’a paru plus juste de laisser les intervenant-es choisir d’interpréter l’expression à partir de leurs propos sensibilité :

« Il s’agit plutôt d’une invitation pour co-écrire ensemble à partir d’une thématique commune à savoir « Futurs désirables ». Loin de constituer une thématique fixe et figée, « futurs désirables » est une proposition pour interroger et imaginer la désirabilité/ l’indésirabilité des mondes que l’on porte en soi et des parts de soi que l’on souhaite apporter au monde. » [mail envoyé août 2022]

Ainsi, l’idée était de s’approprier l’expression « futurs désirables », de refuser de l’inscrire dans un courant de pensée prédéfini afin de conserver sa puissance évocatrice et imaginative. C’est que nous sommes fatigué·es de nous faire confisquer des mots, des concepts et même des théories qui, pourtant, sont des clefs de compréhension du monde, pour tous les vivant-es du monde.  Nous sommes fatigué·es, et parfois même indigné-es de réaliser que ces clefs de compréhension sont investies pour valoriser des personas et mobilisées en tant que des badges avec une inscription nominative dessus. Or, les savoirs scientifiques, militants et artistiques constituent un héritage épistémique précieux pour nous aider à nommer des ressentis, à identifier les scripts des expériences vécues, à comprendre le passé et ainsi que présent pour une possible guérison.

 Le numéro accueille des militant-es, des artistes, des adultes, des enfants, des personnes résidents en résidant en France, en Tunisie, aux USA. Il se veut une trace matérielle de la joie de nos rencontres (ou nos retrouvailles), une lettre ouverte pour dire la conception du monde qu’on quitte et faire advenir celles qu’on désire. Imaginer, créer et se projeter dans un futur désirable requiert tout un ensemble de pratiques qui s’agencent dans un processus fluide et harmonieux laissant ainsi le temps aux désirs pour qu’ils émergent, pour qu’ils trouvent et prennent place. Ainsi, à l’image d’un rituel de magie, les textes s’enchaînent en trois temps : d’abord énoncer et nommer le non-désirable (acte 1), pour ensuite laisser place le feu de sa révolte et son indignation consommer ce qui ne fait plus sens pour nous (acte 2). Et, quand la flamme aura tout réduit en cendres, souffler dans ces derniers pour en faire une pluie étoilée illuminant nos ombres et nos marges (acte 3).

Crédit photo : Luz

“Laisser mourir pour laisser naître” – octobre 2022

 Acte 1 :

Invoquer le non désirable, l’exorciser,

Se défaire des mauvais sorts et des désirs conditionnés

Invoquer un futur désirable c’est d’abord, plonger aux tréfonds de son être, rencontrer ses parts d’ombres et ses parts blessées, rencontrer aussi ce que vient encombrer, ce qui appartient au passé. Le poème de lou dimay « exorcismes et invocations » ouvre le bal en mettant à la porte les être non-désirés, les lieux désertés et, en murmurant des formule de magie, elle invite à “rendre la honte à celleux” qui l’inoculent” et à “quitter les terres d’inaccueil”.  Dans cet élan de force et d’exorcisme, Liza Hammar propose dans « Pour redonner à la poésie ses lettres de résistance » une réflexion sur la nécessaire dimension poétique de nos luttes politiques. Elle y défend une poésie qui saurait “exprime[r] l’indicible et nomme[r] l’innommable, un peu une camarade et une sœur des mouvements de lutte.” Enfin, dans un autre registre, Souad Ben Mohamed nous livre, au travers d’une courte fiction intitulée « Mon beau miroir», le récit d’un personnage féminin (dés)enchanté. Elle donne à voir le reflet (dé)formé des désirs féminins conditionnés par les sociétés.

Acte 2 :

Subir l’injustice : de la sidération aux feux d’indignation … !

L’acte 2 s’ouvre avec une contribution originale signée « Hirondelle pour le collectif des enfants de l’école primaire – auto-constitué à la récréation » à travers laquelle Noiro et ses amis nous partagent leurs angoisses et leurs inquiétudes pour l’avenir face aux défis actuels et réels du climat. Ils lancent une alerte au monde entier pour agir. Ensuite, dans un texte intitulé « Africanité et arabité dans les représentations intimes à Mayotte » Zakia Ahmed alerte sur un autre type de défis : celui de la vision déformée et de la beauté conditionnée. Elle livre un témoignage qui met en évidence le poids de l’héritage colonial sur la perception des corps racisés. À la suite de cette série d’indignation, Alienne propose le poème « Vivantes jusqu’à la fin » dans lequel elle livre des questionnements ouvrant les champs des possibles pour trouver des remèdes et des antidotes à la rage qui nous dévore “comment une culture qui nous permettrait d’être pleinement vivantes, traiterait un monde vivant ?”

Acte 3 :

Transmuter les blessures du passé,

Faire advenir les futurs désirés.

Dans un texte intitulé « Nécessaires utopies », Carole Hosteing propose une lecture originale de la notion d’utopie, sa nécessaire réappropriation. “Il semble bien que nos imaginaires soient de nouveau convoqués à la table des négociations du réel et c’est une bonne nouvelle” nous dit-elle. L’utopie ne doit plus désigner un rêve ou un futur désincarné, au contraire, elle doit être exigée dans les luttes politiques et  investie comme une puissance d’agir et puissance pour guérir. Car finalement,  la question de guérison et de réparation du passé sont un impératif pour faire advenir le futur qu’on désire. En ce sens, un texte poignant intitulé « Réflexions sur le futur de la diaspora juive », Deborah Leter appelle à prendre soin de soi, de sa communauté et de son héritage, éviter de se faire confisquer sa douleur pour en légitimer d’autres. Elle appelle à un futur “inspiré de la philosophie du tikkoun olam, concept juif qui œuvre à la « réparation du monde », à la protection et la justice sociale”. Enfin, dans un lumineux texte intitulé « De l’imaginaire à l’imaginal : nous n’avons pas besoin d’utopies », Marc Jahjah nous invite à explorer les outils pour aller à la rencontre de nous-même à habiter d’abord l’immensité de notre être afin de pouvoir embrasser nos désirs, les semer au présent et les voir éclore dans l’avenir !

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