#1 Nous ne mourrons pas avec Vous
Nous désirons un autre monde nous ne mourrons pas avec Vous Notre monde est celui des existences possibles et dignes Le Vôtre porte la Mort avant même de naître il la dissémine Nos existences n’attendent pas votre autorisation notre vie nous la prenons nous la prendrons chaque jour après l’autre | ||
Nous sommes corps-peaux plus denses que le basalte nos rages s’enflamment dans nos paumes grandes ouvertes | ||
Je rêve un monde ficelle nous relier se trouver des abris dormir en paix | ||
Nous sommes la transe conversations millénaires amplification brûlante d’échos doux | ||
Se raconter nos lignes lignées récits perdus et singuliers | ||
La joie reconnaissante pulsation sèche La corde vibre encore sous l’ensevelissement | ||
Je rêve un monde fragile au creux nos doigts emmêlés interdépendances de nos vulnérabilités | ||
Nous sommes broderies de voix écorce de pensées brutes | ||
J’ouvre ma porte, mon seuil, la maison n’est pas effractée, les murs abritent nos incertitudes | ||
Nous sommes le doute qui germe jusque dans les abysses | ||
Je rêve une terre habitable existences indéfinies indéfinissables silhouettes floues catégories brisées | ||
Passer l’éternité dans les yeux d’une rose poésie de nos êtres | ||
Survies apaisées dignité retrouvée de nos corps illégitimés | ||
Mains filent nos nuques tournées vers les nuages Sols retournées terreaux étincelants de verre | ||
Joie de l’alliance attentive incertitudes de nos désirs Danse de nos signifiés | ||
Rentrer dans la maison du maître avec des explosifs pour y planter des fleurs | ||
Je rêve une colère torrent arrache la haine balaie les occurrences retrouve les contours Redonne voix cherche un langage commun | ||
Devenir braconneuses de temps de sel et de lumière | ||
Je vibre une peau extensible accueille la possibilité du tact rejette prétextes faciles adversité performée | ||
Étouffer les voix exténuantes épuisée d’assimilation | ||
Je rêve d’oreilles tendues mots horizons pour nos âmes errantes exorcisme des captures avant l’engloutissement | ||
Sentir l’espace qui flanche et celui qui nous tient le lieu de l’être plein quitter la rampe d’excuses | ||
Caresse de nos attentions fines Repos des soins jardin de nos attachements Imagination active des recompositions | ||
Rendre la honte à celleux qui l’inoculent rendre le temps perdu et les vestes étroites | ||
Y laisser nos mirages forcer les portes échappées habiter sur les seuils |
#2 Partout la lumière
Gonflée des conversations puissantes, des espaces d’existences que l’on s’arrache en grand, des entourages-alliances pour que rien ne nous soit plus confisqué, des lignes emmêlées qui déchirent – cases étroites – les cloisons trop serrées, des mots qui portent les corps au-delà des gouffres arides, de la joie de la musique dans nos veines bouillonnantes, de la mort qui recule à chacun de nos souffles.
Écrire en marchant entourée d’ondes brûlantes, de trames mises à nues, de liens qui nous tiennent, gestes de soin qui bercent les chagrins intarissables, gonflent nos récits, sols qui poussent sous nos pas, consistance du vide
Des sources jaillissent des poitrines
nous hurlons de rire – au vent
Aucun regard en biais
La pluie chatouille
Colonne vertébrale
en chewing-gum
migraines prohibées
La danse
langage officiel
Personne ne marche
en ligne droite
Je voudrais pas mourir avant d’avoir connu
le temps au ralenti
étiré à l’envi
depuis notre sommeil
quand le rêve est trop bon
Nous nous touchons
avec consentement
vibrons plus fort
chaque matin
Les enfants sont des êtres
à part entière
Nous les écoutons
les croyons, les aimons
Nos âmes chantent
l’histoire de nos mères
Le travail se dose à la joie
La poésie coule
dans nos veines
sort
par nos bouches
L’amitié
mille tonalités
ne se capitalise pas
nous agrandit
infiniment
Je voudrai pas crever sans avoir refusé
cette mort de l’âme
de l’immortalité
sans avoir grimacé
à la gueule de ceux
qui pense être des dieux
Nous nous échangeons nos livres
à la boulangerie
La mie est toujours chaude
dans la baguette
Au cœur de nos journées
la conversation régénère
écoute et disponibilité
des arts partagés
Les êtres tissent
des trames immenses
Se vêtir
Raconter
Se reposer
S’emmitoufler
Se parer
Boire chaque saison
Les émotions circulent
recouvrent nos villes
surgissent de nos épidermes,
s’échappent de nos palais
Je voudrais pas mourir sans avoir pu hurler
que l’écorce des arbres
est plus qu’un paysage
sans avoir pu me fondre
dans la sève visqueuse
et monter avec elle
minuscule et coulante
Une musique frise nos pores,
nous relie
nous rassemble
nous élance
Nous pleurons
rions,
nous étreignons
énergie des torrents
Je reconnais les pas
de mes voisins
L’accueil n’est jamais
une question
Chacune a un lieu
à soi
Le langage passe au-delà
de nos mots
Je voudrais pas mourir
sans devenir spirale
un groupe comme un seul corps
élancé vers la terre
les pieds ancrés dedans
la tête dans les étoiles
L’air est respirable
Le corps en sécurité
La peau alerte
Nous nous murmurons
des secrets de vieilles feuilles
Les récits se démultiplient
des soirées à conter
Aucune histoire n’est oubliée
Aucun visage
Nos peuples sont immenses
Ils palpitent
#3 Je suis née fantôme
La lutte politique se déploie dans l’espace familial l’espace de la violence reconduite elle circule incorporée dedans-dehors des matrices de dominations intersections de traumas de génération en génération | Je suis née fantôme gardienne des peurs ancestrales les mains me passent au travers je vous entends plus fort que les cloisons |
Le lieu des Êtres de l’Ombre dévorent nos tissus nous terrorisent Insécurités infinies nous tuent à petit feu | Demain c’est mon anniversaire jour-tristesse date qui n’existe pas contours flous |
La chair prolongement des nécropolitiques La santé mentale gouffre de nos énergies | Cette journée n’est pas la mienne ni fête ni joie ni rendez-vous parfois obligation juste un oubli |
En façade matérielle – nos conditions gagnées d’immigration en assimilation il semblerait que tout aille bien | |
l’intérieur intimité des corps et des relations brûle nos enveloppes se déchirent nos âmes errent propagent la violence condition d’existence ce sol refuse l’altérité | Ma mère recule devant mon anniversaire non-dits de mon existence trop-plein de ma présence voilée des larmes de ma grand-mère pertes rejouées de sa propre enfance |
Je suis un être politique Je suis née fantôme | |
La famille est ma terre de combat refuser de nous laisser briser de prendre le relai de la violence dans mes veines dans le tissu de notre vie possible | Tisser mes nuits de ses cauchemars gommer les heures mon souffle naissant ce jour égal aux autres perdre tous les rituels |
La Vie encore possible malgré | Terreurs nocturnes dans les seuils du mois de juillet |
Tenter d’exister au-delà du malgré | |
Activer d’autres vitalités M’effondrer d’épuisement les Êtres essorent anéantissement recouvrent nos singularités réactivent l’angoisse la terreur alvéoles de nos ordinaires | |
Là où le soleil pourtant brille là où les enfants jouent là où la Vie hurle qu’Ils ne gagneront jamais | Je suis née fantôme gardienne des peurs ancestrales les mains me passent au travers je vous entends plus fort que les cloisons |
Je suis un être politique Je suis née fantôme | |
Je cherche des corps pour nos existences des enveloppes des collectifs lieux habitables refuges pour nos âmes errantes | Qu’allons-nous faire de ce que l’on a fait de nous ? |
Illustration : Janine fait des BD de philo mais pas que. Elle a publié Balades en philosophie en 2018 chez Delcourt, et depuis, elle se repose, ou publie des petits strips militants sur janinebd.fr
lou dimay est autrice et chercheuse. Elle s’intéresse aux formes de vie, à l’ordinaire, à l’éphémère, aux silences, à la voix, aux dits et non-dits, aux langages des corps. Elle explore les formes de l’écriture et de la parole qui déprotègent et reconnaissent la fragilité en même temps qu’elles s’inscrivent dans le désir et la puissance. Elle trouve dans l’écriture les conditions de la survie et la vitalité de la révolte face aux violences ordinaires et aux rapports de domination de « l’ordre social ».
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