Nécessaires utopies

J’apprends ce matin en allumant la radio que, depuis 1970, près de 70 % des populations d’animaux vertébrés ont disparu de la surface de la Terre. Une « nouvelle » de plus à ajouter sur la liste des bonnes raisons de penser que le futur n’a malheureusement rien de désirable. Et si je me tourne vers mon nombril, pas de quoi se réjouir non plus. J’arrive en effet à un âge où le « futur » radote et grisonne plus qu’il ne chante et irradie ! Réjouissantes perspectives.

Et pourtant.

La proposition d’En Marges ! me trouve dans les meilleures dispositions pour mener contre vents et marées cette expérience de projection temporelle salutaire. En effet, pour des raisons qui tiennent tout à la fois à mon histoire personnelle et à mes objets de recherche actuels, je me trouve prise dans un mouvement de télescopage entre passé et futur totalement inédit. Réfléchir à nos futurs désirables m’offre donc l’occasion d’essayer de penser ce qui m’arrive, penser cette convergence entre deux objets d’investigation qui m’entraînent a priori dans des directions opposées.

Il y a d’une part le passé, la question de mes origines et la prise de conscience récente de mon appartenance à l’histoire du peuple juif ; et d’autre part, il y a la question des utopies, plus particulièrement des utopies féministes. Ma question est donc d’abord très circonstancielle : Y a-t-il un rapport, et si oui lequel, entre cet intérêt tout neuf pour une appartenance culturelle jusque là invisibilisée et passée sous-silence – jamais niée, jamais revendiquée non plus, seulement présente en arrière-plan, comme un vieux meuble dont on n’arrive pas à se débarrasser – et l’élan suscité par l’invitation à (re)construire des utopies féministes lancée par Vanina Mozziconacci dans son livre Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? Égalité, émancipation, utopie. ?

Jusqu’à cette lecture, je dois reconnaître que la question de l’utopie, cette construction intellectuelle qui vise à imaginer une société idéale, si elle avait ma sympathie a priori, me laissait assez indifférente.. Auparavant, rien que d’y penser, j’étais prise de bâillement, un « à quoi bon… ? » prêt à surgir au coin des lèvres. À quoi bon imaginer quelque chose qui n’existe pas et qui n’existera jamais ? L’abstraction de l’utopie, sa déconnexion nécessaire d’avec les réalités sensibles et incarnées la disqualifiait par avance à mes yeux – et c’est la philosophe qui parle ! N’avions-nous pas bien mieux à faire et surtout bien plus urgent ? Comprendre et décrypter les mécanismes des oppressions dans lesquelles nous sommes enferré.es et dont une vie entière de lutte ne saurait suffire à nous libérer, par exemple…Et puis, le fait qu’un seul esprit prétende ainsi embrasser la totalité du réel avait quelque chose de vertigineux qui suscitait par principe méfiance et inquiétude.

Mais enfin, à y réfléchir de plus près, il me semble que mon désintérêt n’est que le symptôme du désintérêt manifeste d’une époque, la nôtre, dont l’imaginaire est davantage porté à la dystopie qu’à l’utopie – que l’on pense, entre autre, au succès rencontré par le roman de Margaret Atwood, La servante écarlate (et son adaptation en série) ou encore par la série Black Mirror. On pourra également faire le lien avec le diagnostic, répété en boucle au moins depuis quarante (tiens donc, j’en ai quarante-trois…) de la fin des idéologies, que ce soit pour s’en réjouir au nom de l’objectivité prétendu du dogme néo-libéral et de la fin de l’Histoire ou pour le déplorer. 

Je ne m’attarderai pas là-dessus, même s’il y a bien évidemment de quoi gloser autour de l’incapacité actuelle des mouvements sociaux à rendre effectives leurs ambitions transformatrices. Je souhaite plutôt me réjouir ici du fait que c’est en train de changer. Cet appel à contribution de la revue En Marges! en témoigne ; et il n’est pas le seul puisque l’Institut du Genre a lancé un appel à communication pour son troisième congrès international qui s’intitule : « No(s) Futur(s) : Genre, bouleversements, utopies, impatiences. ». En outre, le mois dernier, ce sont au moins deux livres qui sont sortis sur la question qui nous occupent ici : un recueil de textes littéraires intitulé Nos futurs désirables1Par Rim Battal, Rachel Corenblit, Patrick K. Dewdney, Laurent Petitmangin, Lucie Rico, Bertrand Vergely et les lauréat.es du concours ecoposs, éditions de la Manufacture, octobre 2022.  qui se donne explicitement comme objectif de « nous dévoiler un futur possible et même souhaitable pour l’humanité. »2https://www.lamanufacturedelivres.com/livres/fiche/237/collectif-nos-futurs-desirables. ; et le dernier livre de la journaliste et militante féministe Lauren Bastide qui s’intitule Futures. Comment le féminisme peut sauver le monde ?3Paru chez Allary éditions en octobre 2022.. 

Il semble bien que nos imaginaires soient de nouveau convoqués à la table des négociations du réel et c’est une bonne nouvelle.

Certes, les savoirs critiques fournis par les sciences humaines et sociales comme par la réflexion philosophique sont indispensables à tout processus d’émancipation. Sans eux, impossible de s’affranchir de la petite ritournelle du « C’est comme ça ! », si bien mise en musique par les Rita Mitsouko dans les années 80. Pourtant, comme le remarque V. Mozziconacci, s’appuyant sur les réflexions de Michèle Le Doeuff, dans la partie de sa thèse qu’elle consacre aux utopies féministes, le risque est grand de s’enfermer dans des entreprises de « déconstruction sans reconstruction »4Vanina Mozziconacci. Le sujet du féminisme peut-il faire l’objet d’une éducation ? Essai sur les théorisations féministes de la relation et de l’institution. Philosophie. Université de Lyon, 2017, p. 483. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01833236. La façon dont V. Mozziconacci s’attache à décortiquer les apories auxquelles certains courants de la théorie féministe semblent nous condamner est sur ce point assez édifiante. Elle montre, par exemple, comment la déconstruction critique de l’éducation reçue par les femmes, déconstruction opérée par le féminisme matérialiste français dans les années 1970, n’a engendré paradoxalement aucun projet d’éducation alternative conséquent. Alors que l’éducation devrait être le lieu privilégié d’un questionnement qui articule analyses théoriques et projections concrètes vers un futur désiré, elle n’est conçue à cette époque que comme le symptôme d’un système oppressif, aucunement comme le moyen de s’en affranchir. Or, cette absence, qui s’explique d’un point de vue historique comme d’un point de vue théorique, n’est sans doute pas étrangère à l’essoufflement du mouvement féministe tel que la France l’a connu à partir des années 1980. 

Mais à l’heure de #Metoo et de toutes les urgences écologiques et sociales qui s’abattent sur nous, les utopies féministes, passées et à venir, ont un rôle déterminant à jouer afin de nous sortir de ces impasses et de rouvrir l’horizon des possibles. La bonne nouvelle, c’est que ce travail exploratoire a déjà été largement entamé, comme nous le prouve la dernière partie de la thèse de V. Mozziconacci5« Une philosophie féministe de l’éducation : des apories aux utopies », p. 587 sqq. où, prenant comme point d’appui les réflexions de Le Dœuff autour du rôle de l’imaginaire et de l’utopie en philosophie, elle nous invite à nous (re)plonger dans les récits et les explorations de Christine de Pisan6Première écrivaine française à avoir vécu de sa plume au XVe siècle, autrice, entre autres, de La Cité des Dames., Charlotte Perkins Gilman7Écrivaine nord-américaine de la fin du XIXe siècle, autrice du roman utopique Herland paru en 1915., Ellen Olney Kirk8Écrivaine nord-américaine de la fin du XIXe siècle, elle est l’autrice de A Woman’s Utopia, paru de façon posthume en 1931. et, plus proche de nous, dans les travaux de Jane Roland Martin9Philosophe nord américaine contemporaine, autrice d’un projet d’éducation féministe intitulé The Schoolhome. Rethinking Schools for Changing Families. paru en 1992., Jane Adams10Philosophe et militante nord américaine de la fin du XIXe siècle, fondatrice avec Ellen Gates Starr de la Hull House de Chicago. et Joan Tronto11Théoricienne féministe américaine contemporaine dont V. Mozziconacci discute l’esquisse d’institutions démocratiques du care proposée dans Caring Democracy: Markets, Equality, and Justice,  paru en 2013. – liste non exhaustive…

Trouver des portes de sortie, réapprendre à contempler les lointains pour y trouver du nouveau, autant de tâches urgentes auxquelles il faut collectivement s’atteler. À ce sujet, j’ai appris très récemment que cela relevait également d’une sorte de nécessité physiologique ! La vision rapprochée, l’enfermement dans les espaces clos de nos lieux de vie et de travail et, plus encore, dans les black mirrors de nos appareils connectés, fatiguent les yeux et augmentent la prévalence des troubles de la vision, particulièrement chez les jeunes générations. D’après Santé magasine, à Taïwan, le risque de myopie oculaire a été divisé par deux chez les enfants depuis que les horaires scolaires ont été aménagés afin de leur permettre de jouer au moins deux heures par jour en extérieur. En France, les ophtalmologues recommandent de la même façon de passer au moins 45 minutes par jour à l’extérieur, la durée idéale étant de deux heures. Regarder au loin est bon pour la santé de nos yeux et, à considérer la façon dont les mouvements sociaux bégaient depuis au moins quatre décennies, il y a fort à parier que cela soit également bon pour notre santé morale.

Cependant, cette projection doit tout à la fois être prospective et rétrospective. Certes, imaginer nos propres utopies féministes apparaît comme une urgence absolue si l’on veut pouvoir se sauver à temps du naufrage auquel nous voue aujourd’hui de façon certaine le système de domination et de prédation sans limite du capitalisme hétéropatrical. Mais comment faire quand nos imaginaires ont été cloisonnés depuis si longtemps par les normes d’un tel système ? Voilà pourquoi il convient avant toute chose de travailler à nourrir ces imaginaires. C’est la voie que V. Mozziconacci, renouant avec Michèle Le Dœuff, nous invite à suivre : « Il faut raconter une histoire, réelle ou non, pour proposer des modèles affirmatifs »12V. Mozziconacci, op. cit., p 639. et nous nourrir des « affects et représentations toniques »,  telles celles fournies par ces figures de femmes écrivaines et philosophes féministes du passé. Continuons à travailler pour les sortir de l’oubli afin qu’elles nous portent à leur tour vers d’autres lendemains. Forte de ma propre expérience, je ne peux que témoigner de cet effet de jubilation produit par les découvertes récentes de ces figures de femmes philosophes et féministes qui, d’Hipparchia à Mary Wollstonecraft, en passant par Marie de Gournay ou Louise Dupin me permettent de repeupler ma bibliothèque. Elles y prennent aujourd’hui, aux côtés de toutes les figures plus contemporaines issues de la théorie féministe et des études de genre, comme autant de camarades à ma disposition pour combattre l’enfermement masculiniste auquel prédispose naturellement le cursus de philosophie. 

Le passé comme source de « modèles affirmatifs », « d’affects et de représentations toniques » et non plus comme une tâche que le temps se chargerait d’effacer, voilà aussi le savoir auquel j’ai accédé en reprenant à pas de loup le sentier qui mène à l’histoire non tronquée de mes origines sociales et familiales. En effet, me situer explicitement à partir de mes origines juives a donné un sens et une profondeur inédite à toutes mes luttes, passées et à venir ; et ce, en dépit du caractère tragique de l’histoire de ce peuple – ou plus sûrement à cause de cela : comme la preuve indéniable que la résistance est toujours une option. C’est donc depuis une nouvelle cartographie temporelle que j’espère m’exprimer à partir de maintenant, une carte depuis laquelle le passé ne serve pas à hypothéquer l’avenir mais bien plutôt à le faire advenir.

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