Avant même d’ouvrir ses yeux , ses doigts se mirent à palper longuement et délicieusement la douceur des draps. SES draps ! C’étaient des draps en satin , soigneusement choisis .Avec sa mère et sa soeur , elle avait écumé toutes les boutiques spécialisées en linge de maison avant de tomber en admiration devant ces merveilleux draps blancs ornés de dentelle .Le lit des nouveaux mariés méritait ce qu’il y avait de mieux ! Elle ouvrit alors les yeux, avec sur les lèvres un sourire béat : elle était mariée !
Le jour qu’elle attendait depuis si longtemps (dix-huit mois précisément !) était enfin arrivé ! La musique et les bruits de la fête vibraient encore dans ses oreilles depuis la veille. Elle était mariée : une nouvelle vie commençait pour elle, ainsi que pour le reste de sa famille .
Elle se mit à bâiller et à s’étira longuement , en savourant chaque instant par un long soupir.Finalement , elle se leva , jeta un coup d’oeil sur l’oreiller de son mari , négligemment jeté à sa droite .Ce geste déclencha à nouveau le même sourire de satisfaction qui se dessinait si souvent sur son visage depuis quelques jours. « Son mari ! » Il devait sortir de bonne heure , un commerçant ne ferme jamais sa boutique , même le lendemain de ses noces : ce serait dramatique pour lui , et juste impensable de laisser son commerce aux mains de ses apprentis !
C’est un travailleur responsable et sérieux et c’est ce qui lui a plu , à elle , la mariée…
Elle se leva du lit, lentement, s’avança à petits pas jusqu’à son grand miroir, posé à même le sol, acheté dès les premiers mois de ses fiançailles . Elle s’installa lourdement sur l’élégant pouf placé devant le miroir. Elle scruta scrupuleusement alors son reflet , ainsi que le reste de la chambre derrière elle : le lit, aux précieux draps, défait…Et elle se demanda ce qui avait changé en elle… Prise dans son jeu d’introspection , elle s’admira longuement : les yeux , les cheveux , la bouche , la taille , jusqu’aux mains décorées d’hénné et les ongles vernis….
Après quelques instants ( combien exactement ?) , quelqu’un l’appela : Hèla ! Hèla ! C’était sa belle-mère qui venait l’inviter pour le petit déjeuner : au milieu du patio , tous les membres de sa belle-famille, étaient réunis autour d’une grande table basse et ils l’attendaient , elle !
Des dattes , de l’huile d’olive , de jolis petits pains ronds confectionnés par sa belle-mère en personne ! Sans oublier le café dont l’odeur appétissante mettait toute la maisonnée d’excellente humeur !
Après quelques mois , à la naissance du premier bébé , la belle -mère a insisté pour l’accueillir dans sa chambre : étant veuve , elle a tenu à s’occuper , protéger, élever son petit-fils et permettre à la maman de souffler un peu et d’avoir d’autres occupations…
Son fils commence à parler , elle en est très fière : c’est vrai qu’il ne lui dit pas Mama comme les autres enfants , il l’appelle Hèla , comme les autres membres de la famille !
Elle le voit de plus en plus rarement : » Occupe-toi de la maison et du confort de ton mari , c’est bien suffisant » lui répète-t-on à chaque fois qu’elle s’en plaint faiblement.
Il va à l’école maintenant et c’est à son jeune oncle qu’il montre ses livres et ses cahiers : c’est logique , c’est lui aussi qui l’accompagne tous les jours à l’école et qui le récupère en fin de journée .
Quand il réussit son examen de passage , ce sont les you-yous venant de la chambre de sa belle-mère qui l’ont prévenue .Et quand elle arrive en courant , c’est pour trouver son fils passer des bras de ses oncles, de ses tantes à ceux de sa grand-mère et recevoir ainsi tous les bisous qu’il mérite pour ses excellents résultats scolaires.
Timidement , elle pose ses lèvres sur la chevelure du gamin qui sort en courant pour annoncer aux autres (voisins et connaissances ) qu’il passe en deuxième année .Elle baisse les yeux , mais elle est fière et heureuse !Très fière et très heureuse ! Mais sa belle-mère l’interpelle soudain pour lui rappeler, en riant, qu’il y a deux pains dans le four traditionnel de la maison et qu’il ne faudrait surtout pas qu’ils brûlent !
Elle a pris du poids depuis sa grossesse et même après l’accouchement , elle n’a rien perdu !
Elle sourit de moins en moins en s’admirant dans le miroir de sa chambre… d’ailleurs , elle n’a plus le temps de s’admirer : trop de tâches ménagères sollicitent son attention et à la moindre rêverie , debout ,au bord du puits ou à la fontaine , en attendant son tour pour remplir l’eau … une voix sèche et sifflante met fin à l’évasion qui se préparait .
Elle voit son mari de moins en moins , il travaille dur pour subvenir aux besoins de toute sa grande famille, alors, si le soir, il s’autorise de nombreuses sorties avec ses amis, elle ne va pas l’en blâmer , surtout elle ! Elle ne le blâmerait jamais , ni lui ni aucun membre de sa belle-famille.
Depuis son mariage , cela va faire maintenant dix ans, elle n’a revu sa vraie famille qu’en deux ou trois occasions. Ses parents étaient tellement intimidés qu’ils n’ont pas osé lui demander un tête à tête : ils ont machinalement discuté avec toute la famille , ne s’adressant que très rarement à leur fille , qui d’ailleurs était très occupée à faire le service…
Hier , cela a fait tout juste vingt ans qu’elle est mariée ; ses parents ne viennent plus lui rendre visite. C’est une étrangère pour eux maintenant.Son fils aussi s’est éloigné d’elle depuis longtemps : il a interrompu ses études secondaires et il aide , à présent, son père dans son commerce florissant . Elle entend parler de lui , de temps en temps…Elle est fière de lui , à tout hasard ne sachant pas trop pourquoi ,mais elle se demande , oui , elle se demande si elle est heureuse .
Elle approche un peu plus son visage , tend le cou et scrute attentivement ce que lui montre le reflet du miroir : le joli pouf , le lit encore défait derrière elle, avec tous les jolis draps en satin blanc ….
Souad Ben Mohamed est enseignante de français, dans un lycée de Gabès, une ville du sud de la Tunisie. Elle adore les séries policières et vient, il y a peu de temps (et grâce à sa fille !), de devenir militante féministe. Sa grande passion est, et restera, les mots : les jeux de mots, les chansons à texte, les romans autobiographiques ou tout autre histoire inspirée de faits réels. Des événements d’ordre personnel l’ont incitée, il y a quelque temps, à envisager l’avenir d’une autre manière: plus légère, plus futile avec pour leitmotiv : » Allons-y , il n’y a rien ( de sérieux !) à perdre ! »
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