De l’imaginaire à l’imaginal : nous n’avons pas besoin d’utopies 

L’utopie et ses déclinaisons – fabulation spéculative, design fiction, futurisme… – sont à la mode : elles proposent de modifier notre rapport au présent, en y introduisant des possiblement-là, un ensemble d’êtres, de formes, de situations que nous pouvons faire advenir, en tendant vers elles, en imaginant pour ces fictions un espace, un endroit.

reçois
ta présence
de moi1Fragment du monde imaginal. 

Sans nier la puissance de ces propositions, qui peuvent d’ailleurs prendre des formes très différentes, je me demande néanmoins si nous n’avons pas encore trouvé les moyens de ne pas nous rencontrer. Car beaucoup de choses sont déjà là, bien présentes, que nous ne savons pas accueillir, peut-être parce que nous avons perdu les savoirs anthropologiques et mystiques qui permettraient de leur faire place. Qu’ont à nous dire, en effet, les images, les êtres, les voix, les morts, qui se présentent dans nos rêves, dans les phases de demi-sommeil ? Quel statut donner à ce qui demande à se dire, qui déborde, trouve des voies insoupçonnées pour se manifester ? On peut ici invoquer l’inconscient pour leur donner une matrice intellectuelle. On peut aussi choisir d’autres voies, que j’estime aujourd’hui plus fructueuses.

où sont les couleurs ?

Dans sa lecture de la mystique musulmane iranienne, l’islamologue Henry Corbin a forgé un concept qui me paraît encore utile et opératoire2Henry Corbin, « Mundus imaginalis ou l’imaginaire et l’imaginal » dans Face de Dieu, face de l’homme. Herméneutique et soufisme, Paris , Éditions Entrelacs, 1983[1964], p. 27–58.. Le monde imaginal désigne un lieu sans coordonnées – le « Pays du Non-Où » selon Sohrawardi, mystique du 12e siècle –, qui se livre de manière capricieuse, sans possibilité de le retrouver assurément par des techniques infaillibles. Mais nous devons cependant y tendre. C’est qu’il donne accès à nos virtualités, à l’ensemble de nos possibles, à ce qui sommeille secrètement en nous, à nos lignes de fuite, qui peuvent se présenter sous la forme de voix, d’images, de visages, d’énigmes. Ce n’est pas une quête aisée : le chemin se constitue en même temps que la carte ; les interprétations seront parfois nécessaires pour comprendre telle figure émergente, tel indice. Peu importe au fond : ce qui compte, c’est d’être en mouvement, en-quête, de nouveau sur un seuil.

cette lumière,
elle est fête

Henry Corbin insiste sur un point : le monde imaginal ne relève pas de la phantasia, de la fantaisie ; ce n’est pas un produit de l’imaginaire, comme on parlerait de l’« univers » de tel écrivain. C’est une topographie, une géographie parfaitement réelle, qui ne se donne cependant que de manière fragmentée, fractale ; sur laquelle se trouve un autre soi-même, que les mystiques chiites identifient comme « l’imam caché », qui est notre double, notre « moi à la seconde personne » (Corbin). Selon les traditions, selon nos inclinaisons ou notre sensibilité, on parlera du daïmôn, de l’ange, du djinn, voire de l’âme, ces entités que les modernes, parce qu’ils ne savaient pas quoi en faire, ont rejetées dans l’imaginaire inoffensif.

Il faut de l’herbe
pour pousser

Il n’y a pourtant rien à « imaginer » pour y accéder ; il suffit plutôt de se laisser posséder par l’imagination active ou agente, c’est-à-dire par un mode de connaissance, ni tout à fait sensible, ni tout à fait intellectuel – quiconque a fait même sommairement de l’hypnose sait de quoi je parle : des images surgissent, des voix et des visages passent, comme l’aile d’un poisson. Nous arrêterons-nous à l’évocation ou saurons-nous saisir l’opportunité ; l’appel ? Et comment le ferons-nous, alors que nous avons perdu les pratiques, les gestes, qui permettraient de faire exister ces formes émergentes dans nos vies ordinaires et collectives ?

Performance hypnographique avec Mélodie Faury (Bordeaux, festival d’anthropologie, 7 avril 2022). Broderies conçues par Mélodie Faury.

C’est l’enjeu du travail que nous menons avec Mélodie (Faury), et d’autres : nous réapproprier les savoirs dont nous avons été dépossédé·es, qui nous permettraient de donner formes à nos parts les plus singulières, c’est-à-dire celles qui ne nous appartiennent pas. Les rituels, les interactions, les pratiques, les alliances, les règles restent cependant à inventer : car il ne suffit pas de redécouvrir ou de reconquérir le monde imaginal ; nous devons, bien plus, apprendre à faire place aux forces qu’il abrite et qui nous habitent déjà.

tout ce qui touche
est touché
tout ce qui sent
est senti
tout ce qui voit
est vu
tout ce qui entend
est entendu

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