Pour redonner à la poésie ses lettres de résistance

J’ai commencé à m’intéresser à la poésie parce que j’adorais – et j’adore toujours – le rap. J’en faisais des explications de texte en cours quand je m’ennuyais. Alors lorsqu’il a fallu me spécialiser dans mes études littéraires, je me suis naturellement dirigée vers la poésie, un art dans lequel je suis entrée par le rap et donc par la politique. Souvent, l’on associe la poésie à la poésie amoureuse, ou encore à un art peu compréhensible et opaque. Les poétesses n’existent pas : les femmes ne sont que les muses des poètes, qui écrivent combien ils veulent les baiser, ou comment ils les ont violées. En vérité, les femmes ont écrit et écrivent de la poésie. Et je crois qu’appréhender la poésie depuis leurs textes permettrait de mieux comprendre le rôle ou tout du moins la place de la poésie dans nos sociétés. Par-delà la nécessité de décentrer les corpus masculins des rayons de la poésie, j’avoue défendre une vision ouvertement politisée de la poésie et plus généralement une littérature connectée à la réalité, aux enjeux et aux défis auxquels nous faisons face. Mais cette poésie est-elle capable d’apporter des changements ? Ou est-elle un art de salon, pour les intellectuel.les de gauche ? J’aimerais tenter de répondre à ces questions, peut-être pour redorer le blason de la poésie, la descendre de son piédestal, la sortir de son Gallimard à reliures.

La poésie qui m’intéresse ici est celle qui se fait l’écho de luttes sociales. À titre d’exemple, j’aimerais évoquer Anna Gréki qui est une poétesse algérienne, communiste, impliquée au sein du Front de Libération Nationale (FLN). Elle a écrit dans le poème « J’écris pour nous » : 

Je ne vends pas je dis la vérité
Qui n’est pas faite de pain béni et d’eau fraîche
Mais de franche lutte avec mes camarades
D’intelligence de corps avec mes camarades
Nous savons la valeur de la violence
Nous voilà durs avec nous-mêmes durs
Car nous savons le prix de la tendresse
Et qu’elle se gagne et qu’elle se paie1Anna Gréki. Juste au-dessus du silence (poèmes publiés entre 1962 et 1966), traduction et préface de Lamis Saïdi, 2019. Tunis ; Éditions Terrasses. 

Autre contexte, autres enjeux, la poésie en lien avec les luttes sociales, c’est aussi celle de Warsan Shire, qui est une poétesse d’origine somalienne, établie à Londres. Son œuvre est marquée par les nombreuses intersections thématiques. On peut lire, dans le poème « Conversations about home (at the deportation centre) » :

    I want to make love, but my hair smells of war and running and running. I want to lay down, but these countries are like uncles who touch you when you’re young and asleep. Look at all these borders, foaming at the mouth with bodies broken and desperate.2

Shire, Warsan. 2011. Teaching my mother how to give birth. London, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord: Mouthmark, 2011.

Dans la traduction en français par Sika Fakambi : « Je veux faire l’amour, mais j’ai les cheveux qui puent

la guerre et courir et courir. Je veux m’allonger mais tous ces pays sont comme ces oncles qui te touchent quand tu es enfant et endormi. Regarde toutes ces frontières, leurs bouches écumantes de corps brisés désespérés. »

L’on pourrait aussi penser à la poétesse française afroféministe, Kiyémis, qui écrit dans le poème « Âme afropéenne » : 

Assimilation, dissolution !
Dans mon âme
Retentit une explosion.
Un cri fissure l’étau
Ma peau
Scande le mot afro
Nos bouches chantent les gloires de nos aïeux
Pour laver tous ces esprits creux3Kiyémis. 2018. À nos humanités révoltées. P. 52. France : Métagraphes. Réédition chez PMN éditions.

Pourquoi recourir à l’écriture, un processus très majoritairement individuel (même s’il y a publication : l’édition est un processus long, les crises et les violences relèvent et nécessitent de l’urgence dans l’action), quand on peut prendre part à des actions, réelles, concrètes et collectives. À quoi sert-il d’écrire que « la terre nous est étroite » (M. Darwich), que « la mer nous vomit/et nous étale sur le sable » (S. Labbize), en référence aux mort.es du colonialisme, de l’impérialisme, de la violence des frontières ? À quoi cette écriture sert-elle quand la Méditerranée est un cimetière et qu’il est plus que jamais nécessaire de se mobiliser au sein d’associations et d’organisations politiques pour exiger des politiques humainement dignes et la fin des politiques impérialistes de nos dirigeant.es ? Un poème a-t-il du pouvoir ? 

En posant ces questions, je dissocie volontairement poésie et action car je ne crois pas que les discours soient des actes, encore moins à notre époque et depuis là où j’écris – c’est-à-dire à Montréal (QC, Canada), où le néolibéralisme woke est à la mode, où les politiques de reconnaissance ont pris le pas sur les politiques de responsabilisation et de réparation, où des institutions publiques reconnaissent être sur des territoires non cédés, sans qu’action, jamais, ne s’en suive – « territoires non cédés, mais on les garde quand même » pourrait-on comprendre entre les lignes. Alors non, les mots ne sont pas des actes. Les mots ne réparent pas et ne redistribuent pas les richesses créées par les exploité.es pour le confort de celleux qui exploitent.

            Malgré mes provocations précédentes, je crois que la poésie apporte quelque chose d’important aux luttes collectives. Je crois que l’opposition entre les luttes et la littérature, telle que je la présente précédemment, n’est pas des plus pertinentes. Si certain.es pensent et clament – par ignorance, ou confort, ou confort de l’ignorance – que la littérature peut sauver le monde, ou qu’il faut « écrire » face au chaos, d’autres auraient tendance à mépriser – à cause d’une vision fantasmée et puritaine de ce que serait la lutte politique, ou d’une incompréhension du rôle et de la place de la littérature dans nos sociétés – ledit engagement de la littérature. L’opposition entre la littérature et l’action, précisément ici, poésie et action, est vieille, tenace et facile. Pourtant, la littérature, si elle n’a pas le pouvoir et n’aspire pas à se substituer à la lutte collective, peut en être une alliée.

D’autres mondes possibles ?

D’abord, la littérature participe à façonner nos imaginaires – très largement mis à mal par une surreprésentation médiatique de minorités visibles sans cesse pointées du doigt comme ennemies, par la normalisation des discours d’extrême-droite allant jusqu’au complotisme le plus inquiétant. Face à cela, il me semble nécessaire d’apporter d’autres discours et d’autres idéologies. bell hooks écrit, à ce propos : « Le pouvoir de cette parole n’est pas seulement de permettre la résistance à la suprématie blanche, mais aussi de bâtir un espace pour la production culturelle et les épistémologies alternatives, c’est-à-dire pour d’autres formes de pensées et de connaissances indispensables pour créer une vision du monde contre-hégémonique4Hedjerassi, Nassira. 2018. Rencontres radicales: pour des dialogues féministes décoloniaux. édité par l’Arche. Manal Altamimi, Tal Dor, et Nacira Guénif Souilamas. Traduit par Joelle Marelli, Myriam.» (je souligne) Ici, hooks fait rejoindre la création du savoir (épistémologies) et la culture (production culturelle) dans le partage d’une capacité, ou pourrait-on dire, d’une mission, qui est celle de créer d’autres lectures du monde qui vont à l’encontre de celles qui ont été créés et imposées par les dominant·es.

La poésie-échos 

Le deuxième rôle de la littérature comme alliée des luttes de libération est dans sa capacité à se faire l’échos des luttes en cours en choisissant de mettre en avant des événements importants pour les dominé.es, que les représentations dominantes ignorent. À titre d’exemple récent, le poème « Cycloparade » publié dans le recueil Brûler Brûler Brûler de la poétesse belge Lisette Lombé. Le poème reprend le nom d’une manifestation féministe à Liège, et l’on peut y lire :

Voilà ce que je verrais : un majestueux animal collectif !
Un gigantesque poisson aux écailles métalliques avec chaque écaille-femme, chaque écaille-fille, chaque écaille-mère armée à sa manière pour riposter contre la violence du système.5Lisette Lombé. 2020. Brûler brûler brûler, Éditions-iconoclaste.

Exister, autrement, puis collectivement

Suhaiymah Manzoor-Khan, une poétesse britannique d’origine pakistanaise, entre autres autrice de Postcolonial Banter (à lire, rien que parce que l’ironie y est majestueuse) écrit dans un poème : « Sometimes a poem is not enough because it is only words / And sometimes a poem is too much because it is words / But it is somewhere to exist, outside their mouths ». Un poème c’est donc aussi cela : un espace, bien que symbolique et/ou fictionnel, où prétendre à exister autrement que sous le regard dominant. S’extraire, le temps d’un poème, de la violence de la réalité, pour expérimenter une sorte de véritable humanisation : la liberté.

Par ailleurs, il me semble important de mentionner que la poésie n’est pas uniquement écrite, encore moins celle que je mobilise ici, à savoir une poésie contemporaine, féministe, décoloniale. Les poétesses comme Lisette Lombé, Kiyémis, Suhaiymah Manzoor-Khan et Warsan Shire, sont aussi performeuses. Ces moments devant une performance sont collectifs, et la voix, portant la poésie, possède une « valeur transitive »6Maulpoix, Jean-Michel. 2000. Du lyrisme. Paris, France: José Corti., c’est-à-dire une capacité de transmission, d’un message certes, mais surtout d’émotions.

Penser la poésie comme une camarade des luttes de libération. 

En 2020, après l’assassinat de Georges Floyd survenu aux États-Unis et le mouvement Black Lives Matter qui s’en est suivi, j’étais à Paris lorsque le comité Justice et vérité pour Adama, un collectif qui lutte contre les crimes policiers, fondé par Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré, tué par la police en 2016, a appelé à une manifestation nationale pour le 13 juin 2020. En quittant le rassemblement Place de La République, je suis tombée sur un collage, réalisé par un collectif afroféministe (@collages.afrofeministe sur IG), aux marges de la manifestation :   

Une image contenant texte, bâtiment, plancher

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Comment le titre du recueil de Kiyémis, À nos humanités révoltées, en est-il venu à habiller les murs de Paris dans le moment historique qu’a été la manifestation du 13 juin 2020 ? Ce revêtement des rues de Paris, inspiré par la poésie, fût un acte politique parce qu’inscrit dans un élan collectif de révolte, un élan international même, réunissant ce jour-là des dizaines de milliers de personnes à Paris.

Certain.es puristes de la littérature diraient que ce n’est pas cela la poésie, que l’art ne doit exister que pour exister. A ce sujet, le poète palestinien Marwan Makhoul, écrit : 

    Pour écrire une poésie
qui ne soit pas politique
je dois écouter les oiseaux
Et pour écouter les oiseaux
il faut que le bruit du bombardier cesse 7Laâbi, Abdellatif Compilateur, et Yāsīn ʿAdnān. 2022. Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui: poésie. Paris, France: Éditions Points.

Cependant, je reconnais que moi aussi, dans le futur que je désire, il ne pleut que des fleurs et des poèmes. Ni bombes, ni fin du monde à l’horizon. La poésie n’y est pas engagée, ni située, ni idéologiquement orientée. Elle n’est pas féministe, ni décoloniale, ni écologiste. Elle n’a pas de nationalité, et ne réfléchit pas les frontières. Elle n’utilise pas l’ironie pour tacler les dominant·es, les possédeur·euses, les décideur·euses. Elle ne mobilise aucune figure de style pour affirmer l’humanité des damné·es de la terre. Elle ne s’oppose à rien et ne cherche pas à capter les colères collectives. Une poésie de l’exploration. Une poésie qui n’aurait de finalité que l’expression d’émotions, que la poursuite des calembours et des métaphores, toujours plus difficiles et rigolos à prononcer, toujours plus déraisonnables et farfelus. Une littérature du plaisir. Pour cela, il nous faut construire une société du plaisir.

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