Devenir une femme comme les autres ?

Les rites de passage découlent d’une théorie anthropologique du début du XXᵉ siècle. Théorisée par Arnold Van Gennep, elle s’attarde sur le changement de statut social d’une personne donnée via divers rituels1 Turner, V. (1990). Le phénomène rituel : structure et contre-structure. Paris: PUF. Ils sont toujours composés de trois phases, survenant toujours dans le même ordre. La première étape, dite phase de séparation ou préliminaire, renvoie à la période durant laquelle une personne quitte son ancienne classe sociale. La seconde partie, appelée phase de marge ou liminaire, s’attarde sur l’intervalle où une personne se retrouve entre deux statuts fixes, dans un environnement hors normes. Enfin, le dernier stade, nommée phase d’agrégation ou postliminaire, apparaît quand la personne rejoint son nouveau groupe social2Van Gennep, A. (1981) [1909]. Les rites de passages. Paris: A. et J. Picard..

Les rites de passage peuvent servir à analyser la trajectoire des personnes trans3Bolin, A. (1988). In serach of Eve : Transexual rites of passage. Bergin & Garvey.. En effet, la transition des personnes trans peut être étudiée à travers le prisme des rites de passage. Par le biais de divers rituels, tels que les Coming-Out, les modifications corporelles, le changement de prénom, de pronom et/ou les changements de statut social à l’état civil, une personne trans va être amenée à changer de groupe genré. Passant par exemple d’un statut d’homme à femme. Dans cette optique, le statut trans peut être un stade transitoire entre les deux classes cisgenres, homme et femme4Bolin, A. (1988). In serach of Eve : Transexual rites of passage. Bergin & Garvey.. Toutefois, comme l’explique Victor Turner, certaines personnes préfèrent rester dans la phase liminaire que de rejoindre le stade postliminaire5Turner, V. (1990). Le phénomène rituel : structure et contre-structure. Paris: PUF. Le rapport à la liminarité est central pour comprendre l’évolution des personnes trans à travers leurs transitions. Via une courte réflexion biographique, je vais analyser mon rapport à la classe féminine par le truchement de la liminarité et la postliminarité6Dormeau, L. (2021). Habiter l’instabilité, vivre dans les interstices du monde. En Marges !, 7, pp 4-7. https://enmarges.fr/2021/12/15/habiter-linstabilite-vivre-dans-les-interstices-du-monde/amp/.

1) La liminarité forcée

Grâce à mon apparence, étant hormonée et épilée, je suis perçue dans l’espace publique en tant que femme. De facto, comme les autres femmes, je suis traitée de la même manière qu’elles. Recevoir des « bonjour madame » quand je rentre dans une boutique à être draguée dans la rue font maintenant partie de mon quotidien. En somme, comme les autres femmes trans hormonées, via mon apparence corporelle, je peux être soumise aux mêmes violences qui viseraient les femmes cisgenres, telles que la misogynie7Grunenwald, N. (2021). Des femmes comme les autres? Penser les violences faites aux femmes à travers la pratique de l’autodéfense féministe. Dans P. Clochec, & N. Grunenwald, Matérialisme trans (pp. 127-165). Fellering: Hystériques & AssociéEs..

Pourtant, mon corps ne me permet que de manière sommaire d’être intégrée dans la classe féminine. Mon intégration dans ce groupe n’est que temporaire. Quand je me fais alpaguer dans la rue, ma peur, ce n’est pas tant d’être draguée que d’être victime de violence homophobe si un homme cisgenre hétérosexuel découvre qu’il a dragué par mégarde un pd. En effet, la classe masculine cisgenre considère les femmes trans comme mâles, surtout si elles ne sont pas opérées à l’entre-jambe. Comme me l’ont déjà fait remarquer des hommes queers cisgenres, seuls les hommes (cisgenres) bisexuels sont attirés par moi. Si dans les faits, les hommes cis hétéros peuvent être attirés par les femmes trans, même non opérées8Petterson, L-J., & Vasey, P-L. (2021). Canadian undergraduate men’s visual attention to cisgender women, cisgender men, and feminine trans individuals. Scientific Reports 11, DOI : 10.1038/s41598-020-79870-2., les stéréotypes entourant les femmes trans androphiles sont tout autres. Comme l’explique Julia Serano, les femmes trans hétérosexuelles sont perçues comme des gays efféminés, usant de leurs atouts féminins pour contraindre les hommes cis hétéros à des relations homosexuelles9Serano, J. (2020). Manifeste d’une femme trans et autres textes. Paris: Cambourakis.. In fine, pour protéger leurs masculinités, ils peuvent alors user de violences envers les femmes trans pour réaffirmer leurs genres10West, K., & Borras-Guevara, M-L. (2022). When Cisgender, Heterosexual Men Feel Attracted to Transgender Women: Sexuality-Norm Violations Lead to Compensatory Anti-Gay Prejudice. Journal of Homosexuality, 69 (13), pp. 2267-2285, DOI : 10.1080/00918369.2021.1938467.

Dans la même optique, les femmes trans, dans la pratique sportive, sont perçues comme des hommes. En raison des traces indélébiles de la testostérone, nous ne sommes pas les bienvenues dans le sport féminin. Le sport féminin doit être protégé de la présence des hommes, sans quoi il sera impossible pour les vraies femmes de concourir entre elles11Bohuon, A. (2012). Le Test de Feminité Dans Les Competitions Sportives: Une Histoire Classee X? Paris: éditions iXe.. Il en résulte une vision où les femmes trans, même hormonées, ne peuvent avoir le droit de concourir dans la catégorie féminine, comme en athlétisme12World Athletics. (2023). Eligibility regulations for transgender athletes. En ligne.. À la place, certaines personnes préconisent l’idée que les femmes trans devraient concourir dans une troisième catégorie, en-dehors des catégories masculines et féminines13Richardson, A., & Chen, M. (2020). Comment on: “Sport and Transgender People: A Systematic Review of the Literature Relating to Sport Participation and Competitive Sport Policies”. Sports Medicine, 50, pp. 1857-1859. DOI : 0.1007/s40279-020-01323-7.. De cela, quand je me retrouve à pratiquer avec d’autres femmes, queers ou non, je vais toujours réduire mon intensité physique pour éviter les éventuelles critiques vis-à-vis de ma biologie.

En somme, ce que montre la question sportive ou la question de l’hétérosexualité, il en résulte que les femmes trans ne sont pas perçues comme de véritables femmes. Mais plus comme des membres d’une troisième catégorie sexuelle14 Serano, J. Op. cit.. En remettant en question leurs appartenances à la classe féminine, quand bien même elles auraient pu terminer leurs rites de passage, il en retourne une idée très simple. Les rites de passages pour les personnes trans sont précaires. Une personne trans peut prétendre à la classe cisgenre tant que celle-ci est perçue comme cisgenre15 Serano, J. Op. cit.. À l’instant où elle est perçue comme transgenre, la phase postliminaire sera potentiellement inaccessible. 

2) La liminarité choisie

Actuellement, je suis sur une posture liminaire. Je ne cherche pas à réintégrer un groupe cisgenre. De cela, je me mets virtuellement en danger, la liminarité étant une phase où le risque est présent, à cause de l’ambiguïté entre deux statuts normés16 Turner, V. Op. cit.. Par le prisme des rites de passage, la transphobie peut être envisagée comme une forme de violence découlant d’un statut liminaire. 

Je n’ai pas travaillé ma voix. Prendre des œstrogènes ne permet pas de modifier le timbre de sa voix. Pour ce faire, il faut apprendre à la maîtriser par le biais d’un·e orthophoniste ou en solitaire. Je n’ai fait ni l’un ni l’autre. De cela, à chaque fois que je parle, je suis interprétée en tant qu’homme, que ce soit dans les milieux LGBT+ ou dans les milieux cisgenres hétérosexuels. Mon apparence féminine ne me permet pas de pouvoir prétendre à la classe féminine. Dans le même ordre d’idée, je n’ai pas changé de sexe à l’état civil. Bien que j’aie modifié mon prénom, le fait de ne pas changer de sexe m’oblige à posséder un M sur ma carte d’identité et un 1 sur ma carte vitale. De facto, dès que je vais chez un·e professionnel·le de la santé, je suis perçue en tant que personne trans, car mon sexe à l’état civil est différent de ce que je renvoie en tant que corps genré. 

Changer de sexe à l’état civil est, à mon sens, le dernier rituel du rite de passage trans, permettant de passer d’un statut liminaire à celui postliminaire. Refuser cet acte est donc un acte politique. Ainsi, je me prive de certaines opportunités. J’aimerais bien refaire du saut en longueur en compétition, mais en ne changeant pas de sexe à l’état civil, je m’interdis d’office de pouvoir espérer participer à une épreuve d’athlétisme sans encombre. À l’inverse, je me mets à la merci des forces de l’ordre ou du personnel médical en ayant une ambiguïté sur mes papiers, entre mon sexe, mon prénom et mon apparence. In fine, je reste obligatoirement dans un espace marginal. 

Cette posture découle de ma trajectoire sociale. Comme expliquer par Emmanuel Beaubatie, les hommes trans, à cause d’une ascension de classe, préfère rester dans une optique plus à la marge pour gérer cette ascension17 Beaubatie, E. (2021). Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre. Paris: La Découverte. . Je suis également dans ce cas de figure. Cette volonté de rester dans l’espace liminaire est lié à mon passé d’homme gay et mon futur en tant que femme hétérosexuelle. J’ai grandi à travers une haine intime de ma sexualité et de l’homophobie des autres. De cela, j’ai gardé des séquelles et des traumatismes qui m’accompagnent encore actuellement. Je ne cherche pas à disparaître dans l’hétérosexualité féminine, parce que je ressens une culpabilité vis-à-vis des gays. En devenant hétérosexuelle, je rejoins activement et de manière volontaire le groupe qui oppresse les personnes queers, faisant de moi une complice des discriminations homophobes18Baril, A. (2015). Sexe et genre sous le bistouri (analytique) : interprétations féministes des transidentités. Recherches féministes, 28(2), pp. 121-141. DOI : 10.7202/1034178ar..  De cela, je ne veux pas être perçue comme une femme hétérosexuelle. C’est une identité qui me met mal à l’aise. Grandir en tant que gay pour finir par devenir hétérosexuelle me semble une équation insoluble. Rester trans m’offre la possibilité de ne pas devenir hétérosexuelle, car trans, et donc pas femme. Et ainsi répondre à cette angoisse. 

3) Vers une postliminarité ?

Choisir de rester dans un espace liminaire, ne pas intégrer la classe féminine est un choix politique, qui me met inexorablement en danger, danger qui pourrait disparaitre si je finissais mon rite de passage trans. Théoriquement, il est tout à fait possible de finir son rite de passage trans, et de redevenir cisgenre19 Bolin, A. Op. cit.. Mais cela veut dire effacer son passé, ses traces et sa différence. Mettre sous le tapis toutes ambivalences qui pourraient me renvoyer aux personnes trans. En restant trans, je ne peux certes pas finir mon rite de passage, et ainsi devenir femme. Mais je peux garder un lien avec mon passé.

C’est une réflexion qui me traverse l’esprit depuis le début de ma transition. Dois-je ou non finir ma transition ? J’ai beau être trans, ma trajectoire personnelle fait que je suis à la marge de la communauté LGBT+. À l’exception d’une amie trans bisexuelle, les personnes avec qui je suis proche sont toutes straights. Actuellement, à chaque fois que je me retrouve dans un environnement LGBT+, je suis en décalage avec les autres personnes, ne trouvant pas ma place. Finir mon rite de passage serait alors pour moi une opportunité pour espérer trouver une place dans la société. Mais cela veut aussi dire vivre avec le poids de la culpabilité. Rien n’est écrit dans le marbre. Si je ne suis pas une femme en ce moment, j’en serais peut-être une dans le futur, lassée de vivre dans un espace liminaire. Bien que cela ne m’enchante guère. 

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