Zelda et Scott Fitzgerald : une histoire d’amour et de folie en Suisse

Jon Monnard a publié un premier roman, Et à la fois je savais que je n’étais pas magnifique, aux éditions L’Âge d’Homme en 2017. Une bourse littéraire de l’État de Fribourg lui a ensuite permis de mener des recherches pour son second livre. Ce nouvel opus, qu’il vient de terminer, porte sur le séjour que l’écrivain états-unien Scott Fitzgerald et son épouse Zelda ont effectué en Suisse en 1930-31. Pour des raisons de confidentialité, il ne peut pas (encore !) nous livrer son titre. Mais il nous explique dans cette interview avec l’historienne Aude Fauvel pourquoi il s’est intéressé à cette période sombre de la vie du couple, puisque c’est en Suisse, à la clinique de Prangins sur les hauteurs du lac Léman, que Zelda fut internée pour la première fois en 1930.

Aude Fauvel : Peux-tu nous expliquer d’où vient l’idée de ton second roman ? 

Jon Monnard : À vingt ans, j’étais fasciné par Gatsby le magnifique. Puis j’ai été emporté par la vie romanesque des Fitzgerald. Et quand j’ai découvert qu’ils avaient vécu en Suisse, je me suis demandé pourquoi ils étaient venus dans mon pays et ce qui s’y était passé. Comme il y avait peu d’éléments sur ça dans la bibliographie, j’ai voulu mener l’enquête.

AF : Beaucoup de choses ont été écrites sur les Fitzgerald. Il existe même une série sur Zelda (Z: The Beginning of Everything, avec Christina Ricci). Quel est l’apport spécifique de tes recherches ?

JM : Je trouvais primordial d’aller sur les lieux et de consulter les archives. J’avais remarqué que beaucoup de travaux se fondaient sur les mêmes références et reprenaient ce que Scott avait écrit sur cette période, sans se poser de question et sans vérifier les sources. Pourtant, Scott était mauvais en orthographe, il écrivait les noms n’importe comment. Je me suis aperçu qu’on avait recopié ces fautes, même dans les biographies savantes. Visiblement, personne n’était venu en Suisse vérifier. Personne n’avait enquêté sur l’endroit où Zelda avait été internée. Or, contrairement à ce que certains ont écrit, Zelda n’était pas dans un de ces asiles surpeuplés comme il en existait ailleurs. Elle était dans une clinique luxueuse, qui ressemblait plutôt à une maison de vacances ! Personne n’a cherché à savoir pourquoi les Fitzgerald ont choisi cet établissement et ce médecin, ou pourquoi la Suisse plutôt que la France, alors que c’est à Paris que Zelda a commencé à se sentir mal. On pourrait croire que tout a été dit sur les Fitzgerald. Pourtant, ces questions n’ont jamais été posées. Et vouloir y répondre m’a conduit à découvrir beaucoup de choses inédites.

Zelda Fitzgerald en danseuse, c. 1930-31, Princeton University Library – tous droits réservés. On suppose que cette photo a été prise pendant l’internement de Zelda à Prangins.

AF : On savait que Zelda était venue en Suisse pour se faire soigner. Mais personne ne s’est demandé comment Scott s’occupait pendant l’hospitalisation de sa femme. Qu’as-tu découvert ?

JM : C’était bien sûr facile de savoir où était Zelda. En 1930, elle résidait dans la partie de Prangins réservée aux patients récalcitrants. Donc elle ne sortait pas ou peu de la clinique. En revanche, c’était plus difficile de voir à quoi elle s’occupait. Je me suis intéressé aux correspondances, aux archives et aux dossiers de patients pour comprendre quels traitements étaient utilisés et comment les internés passaient leurs journées. Par contre, en 1931, Zelda était plus libre, elle sortait davantage  en dehors de Prangins. 

Scott, lui, consignait tout ce qu’il faisait dans un journal. Cela dit, j’ai quand même dû reconstituer beaucoup de choses. Les lieux qu’il mentionne n’existent souvent plus aujourd’hui et il n’a pas non plus été aisé d’identifier toutes les personnes qu’il évoque. Scott était très actif en Suisse. Il passait beaucoup de temps à essayer d’écrire, notamment ce qui deviendra plus tard Tendre est la nuit. À l’époque, la Suisse était une plaque tournante du tourisme, du soin et du business. Il rencontrait beaucoup d’anglophones. J’ai pu pister Scott grâce à des archives, savoir dans quels hôtels il dormait et quel était son train de vie.

AF : Tu as mené une vraie enquête d’historien ! Tu peux nous en dire plus sur tes sources ?

JM : J’ai mené des recherches pendant trois ans et demi en Suisse, aux États-Unis et en France. J’ai étudié des archives hôtelières et hospitalières aux Archives cantonales vaudoises, j’ai accédé au fonds Fitzgerald à Princeton, j’ai consulté des sources dans la maison familiale de Zelda qui héberge aujourd’hui un musée. Je me suis beaucoup déplacé pour voir des lieux et des documents inédits : dans des hôtels, des hôpitaux psychiatriques, dans des cimetières aussi !

AF : Autour des Fitzgerald, il y a deux camps. Ceux qui considèrent que le problème était surtout Zelda, qui était malade et tirait Scott vers le bas. Et ceux qui estiment que Zelda était plutôt victime de Scott, qui était alcoolique et l’empêchait de s’épanouir. Qu’en penses-tu ?

JM : Les Fitzgerald sont romanesques vus de loin. De près, ils sont terrifiants. À mon sens, les deux étaient névrosés. Les deux avaient un problème d’alcool et d’égo. Scott était souvent insupportable. Dès qu’il avait bu un verre, il cassait tout quand quelque chose lui déplaisait. Zelda partait aussi au quart de tour. Une fois elle s’est jetée d’une terrasse parce qu’elle trouvait que Scott prêtait trop d’attention à une autre femme. 

Les deux s’aimaient profondément, mais ils se voyaient aussi comme des rivaux. À l’approche de la trentaine, Zelda s’ennuyait, elle a voulu devenir quelqu’un par elle-même et pas seulement une muse pour son mari. Elle a alors eu une aventure avec un aviateur français. Elle a voulu écrire, se mettre à la danse. Mais, en essayant d’être elle-même, elle a connu de nombreuses désillusions. En 1930, on l’a diagnostiquée schizophrène, je pense qu’aujourd’hui elle recevrait plutôt un diagnostic de dépression. Pour la danse, c’était trop tard. Et pour le reste, Scott était très ambivalent. Il n’avait pas de problème si elle dansait, peignait ou si elle écrivait du théâtre. Par contre, dès qu’elle s’aventurait sur son terrain, en écrivant un roman (Accordez-moi cette valse, 1932), il était agressif. Ils se sont épuisés, détruits à deux. À la fin, lui était complètement alcoolique, elle totalement éteinte.

AF : Tu l’as dit : Zelda a été diagnostiquée schizophrène, un diagnostic confirmé par le créateur même de la catégorie : le Dr Eugen Bleuler. Hervé Guillemain a montré qu’au début, cette notion était employée différemment d’aujourd’hui1Hervé Guillemain. Schizophrènes au XXe siècle. Des effets secondaires de l’histoire. Paris : Alma, 2018.. C’était un diagnostic plutôt optimiste, on pensait que les patients pouvaient se remettre. En France, dans l’entre-deux-guerres, ce sont surtout des jeunes femmes qui ont reçu ce diagnostic, des dactylos, notamment, dont les aspirations ont été fauchées par la crise. As-tu retrouvé ce profil à Prangins ?

JM : Je rappelle que Prangins n’était pas un hôpital psychiatrique public, mais une clinique privée, fréquentée par une clientèle de luxe et dirigée par Oscar Forel, un psychiatre vu comme avant-gardiste à l’époque. Les patients de Prangins avaient donc un profil socio-économique particulier et Forel avait peut-être aussi un intérêt plus marqué pour une nouvelle catégorie diagnostique, qui plus est d’origine suisse. 

Un des salons de musique de la clinique de Prangins, Livre d’or du parc et domaine des Rives de Prangins, 1941, Bibliothèque de l’Institut des humanités en médecine CHUV-UNIL

En gardant ça en tête, il est vrai qu’à Prangins j’ai remarqué que c’étaient plutôt des jeunes femmes qu’on diagnostiquait « schizophrènes ». Elles ont entre vingt et trente ans. Prangins oblige, elles sont issues de familles aisées. Ce qui déclenche l’internement, c’est souvent qu’elles ne veulent pas suivre le chemin que leurs proches ont tracé pour elles – de ce point de vue, le séjour à Prangins est une échappatoire. Une, par exemple, veut devenir enseignante et romancière et sur ces demandes, Forel est plutôt ouvert. Mais, inversement, les familles pensent aussi que l’internement va les recadrer. Dans plusieurs dossiers, on voit ainsi des parents dire que le problème de leur fille est qu’elle trop amorale, libérée, « érotique ». 

AF : Quels traitements Zelda et les autres patientes ont-elles reçus ?

JM : On trouve mention de bains, un traitement qui semble vécu comme une humiliation, pour citer une patiente, plutôt qu’un soin. En dehors des bains, les autres traitements semblent plus appréciés. Forel emploie surtout des traitements visant à « reconnecter » les patientes à leur corps et leur environnement : il les fait se promener, dans les jardins, la nature ; il les enjoint à faire du sport, du ski en hiver, du bateau en été, de la danse et de la gymnastique toute l’année, à travailler dans les champs ; il encourage leur créativité. Forel était un éclectique. Pour soigner Zelda, il a tout essayé. Outre les moyens cités plus haut, il a aussi utilisé l’hypnose et, pour ses problèmes de peau, la radiothérapie.

Dans la plupart des cas, j’ai trouvé que, pour son époque, Forel était un médecin plutôt ouvert et soucieux d’adapter les traitements selon les demandes des patients. Cela dit, il n’était pas parfait. J’ai un exemple qui montre qu’en cas de désaccord, il virait du côté de la bourse, donc des parents. C’est le cas d’une jeune fille qui souhaite devenir sténographe. Forel est d’accord. Mais le père change d’avis. Non seulement il s’oppose à ce que sa fille passe l’examen de sténographe, mais il finit même par demander qu’elle soit stérilisée ! Et Forel accepte…

AF : Ton roman entremêle deux histoires : un récit au passé qui est centré sur Zelda et Scott, un narrateur au présent qui raconte comment l’enquête sur les Fitzgerald a des conséquences sur sa vie personnelle. Ce second récit a-t-il un rôle thérapeutique ?

JM : Dans tout ce que j’écris, il y a une dimension thérapeutique. Pour rien au monde je ne changerais ma vie, sans mes malheurs, je n’aurais rien écrit. Mais j’aime la discrétion et c’est pour ça que le narrateur n’est pas nommé. Dans la première version, on m’a reproché de ne pas lui donner assez d’épaisseur. J’aurais pu le nourrir avec de la fiction. J’ai plutôt saisi l’occasion pour interroger mon métier et mon implication. 

AF : Aujourd’hui, es-tu toujours aussi admiratif envers les Fitzgerald ?

JM : J’aurais toujours une place pour eux dans mon cœur. Mais j’ai hâte que ça se termine ! Écrire un roman c’est intense, c’est beaucoup de solitude, de doutes, de nuits blanches… Et là, en plus, c’était tellement intime ! Je savais ce que Scott mangeait. À Princeton, j’avais une veste que Zelda avait portée dans le Tyrol. De lire leurs mots déchirants, de les voir égarés, en pleurs, ça a eu un impact sur moi. C’était eux – tous les jours, tout le temps, et c’est devenu une obsession. Au début, il y avait une fascination, là, il y a un écœurement. Le livre est une bonne manière de clore le sujet.

Illustration : Bergamote Merlin

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