Lorsque je rencontre Anaïs, nous sommes en septembre 2016, elle a 19 ans et entame sa seconde année de Licence de sociologie au sein d’une université parisienne. Elle me donne rendez-vous dans le 15e arrondissement où elle vit. Cette rencontre s’effectue dans le cadre de ma recherche de master portant sur les pratiques alimentaires des jeunes femmes végétariennes. Dans ce contexte, Anaïs se présente d’abord comme « végétarienne depuis un an et végane depuis quatre mois ».
Comme pour tous les entretiens réalisés cette même année, il s’agissait de récolter un maximum d’informations sur le processus ayant amené les enquêtées à ne plus consommer de viande ; et comme pour plusieurs des enquêtées interrogées, Anaïs a rapidement évoqué ses troubles du comportement alimentaire :
« J’ai longtemps été anorexique. J’ai longtemps passé du temps à me faire vomir. Et tourner végétarienne, végétalienne ça a été un soulagement, un gros soulagement pour moi. »
Se définir comme végétarienne auprès de ses proches permet ainsi à Anaïs de normaliser l’exclusion de certains aliments anxiogènes pour elle, dont la viande. Pour cette raison, la jeune femme qualifie son entrée dans le végétarisme comme un véritable « soulagement » ; cette nouvelle étiquette lui permettant de décliner les invitations au restaurant sans avoir à justifier de ce refus :
« Il ne faut pas se mentir aussi. La personne qui a des troubles alimentaires en moi y trouve son intérêt. Je ne vais pas au restaurant donc ça me sert d’excuse. »
De quelle manière interpréter le vécu d’Anaïs ? Sur Internet, les publications Instagram et témoignages faisant état d’une « sortie de l’anorexie » par l’entrée dans le végétarisme sont nombreux. Anaïs n’est pas la seule à retourner le stigmate1La notion de stigmate a été notamment théorisée par le sociologue américain Erving Goffman. Il désigne un symbole socialement dévalorisant perceptible chez une personne. Par exemple, ne pas manger de viande pourrait être perçu comme dévalorisant dans une trajectoire anorexique, tandis qu’un végétarisme militant pour la cause écologique serait perçu comme un symbole plus valorisant. d’un comportement alimentaire qualifié de pathologique en adoptant un régime plus valorisé socialement, et dont la légitimité sociale ne cesse de croître avec les considérations écologiques, sanitaires et antispécistes. Aux États-Unis, plusieurs études en psychologie tendent même à montrer l’efficacité thérapeutique de l’adoption d’un régime végétarien chez certaines femmes présentant des troubles anorexiques2Bardone-Cone AM. et al., « The Inter-Relationships between Vegetarianism and Eating Disorders among Females », In : Journal of the Academy of Nutrition and Dietetics, n° 8, 2012, p.1247-1252. Cette piste thérapeutique est donc perçue comme bénéfique pour les patientes, d’autant qu’elle leur permettrait d’engager leurs conduites alimentaires autour de la question antispéciste. Il reste que le contrôle alimentaire — qu’il s’exprime par un régime végétarien, végétalien ou encore par le suivi de régimes détox ou la poursuite de jeûnes — fait aujourd’hui partie de la socialisation féminine. Chez les collégiennes et lycéennes, le groupe social s’impose comme le vecteur d’un ensemble de « discours sur le poids »3Darmon Muriel, « Variations corporelles. L’anorexie au prisme des sociologies du corps’, In: Adolescence, 2006/2, n° 2, p. 437-452. Au sein de la famille, les filles sont encouragées notamment au moment de la puberté à « faire attention » à ce qu’elles mangent, et sont amenées à objectiver leur alimentation en comparant leurs pratiques avec celles de leurs parents4Diasio N., « Alimentation, corps et transmission familiale à l’adolescence. Union nationale des associations familiales’, In: Recherches familiales, 2014/1, n° 11, p.35. Dès lors, ce possible passage d’une carrière anorexique5La notion de carrière désigne ici à un terme sociologique conceptualisé par Becker et repris par Muriel Darmon dans le cadre de ses travaux sociologiques sur l’anorexie mentale. La carrière renvoie aux étapes d’entrée et d’engagement de soi des schémas comportementaux pouvant être considérés comme déviants. Cette notion permet notamment de se distancier des approches médicales et psychologiques du pathologique. à une carrière végétarienne interroge les définitions du pathologique dans les processus de socialisation des femmes vis-à-vis de leur alimentation.
La maigreur féminine comme signifiant bourgeois
Plusieur·es auteur·ices6Voir par exemple : Brumberg, J. J. Fasting girls: The emergence of anorexia nervosa as a modern disease. Harvard University Press, 1988; Hacking I., Les Fous voyageurs, Bordeaux, Le Seuil, 2002. se sont attelé·es à faire l’analyse des conditions d’émergence du diagnostic médical d’anorexie mentale dans les sociétés capitalistes en pointant les reconfigurations socio-économiques et culturelles du milieu du XIXe. Durant cette période, le corps mince devient un signe de distinction de classe pour les femmes : « la minceur, voire la maigreur féminines sont érigées en signe de prestige et de statut social et disqualifient dans un même mouvement les corps épais ou gros »7Darmon M., ‘Variations corporelles. L’anorexie au prisme des sociologies du corps’, In: Adolescence, 2006/2, n° 2, p. 437-452. La tendance sociologique des femmes à l’autocontrôle alimentaire dépasse ainsi les effets des réseaux sociaux ou de l’exposition médiatique de corps minces présentés comme désirables. En contrôlant leur alimentation, elles s’inscrivent dans un ordre social de genre, mais aussi de classe, déterminé par une hiérarchie des corps. Dans le même temps, l’autocontrôle alimentaire revêt un caractère pathologique en devenant le symptôme d’une conduite féminine relevant de la folie et des compétences médicales.
De l’hystérie à l’anorexie mentale
C’est au tournant du XXe siècle que le clinicien britannique W. Gull dresse un des premiers tableaux cliniques de « l’anorexie nerveuse » à partir de symptômes relatifs à l’hystérie (tétanie, vomissements…). La même année, le psychiatre français E.-C. Lasègue propose une analyse clinique de « l’anorexie hystérique » qu’il définit comme « une des formes de l’hystérie à foyer gastrique »8Lasègue E-C., « De l’anorexie hystérique », Journal français de psychiatrie, 2009/1, n° 32, p. 3-8 . La relation diagnostic entre l’hystérie et l’anorexie fait alors l’objet de nombreuses controverses cliniques, principalement centrées sur la sensation de plaisir associée à la faim ou la perte d’appétit9Noguès G., L’anorexie mentale : ses rapports avec la psychophysiologie de la faim, C. Dirion, 1913. Bien que les discours cliniques aient évolué depuis la première occurrence de l’anorexie mentale, la place accordée à l’entretien d’un corps maigre reste un critère décisif dans sa définition clinique contemporaine. Aujourd’hui, l’anorexie est considérée dans le champ de la santé mentale comme un trouble du comportement alimentaire (TCA) relevant d’une « psychopathologie spécifique » et s’exprimant par un « surinvestissement » de la peur de grossir. Selon cette même définition issue du CIM-10 : « les sujets s’imposent à eux-mêmes un poids faible »10 Classification Internationale des Maladies, Version 10, 2008 par un contrôle strict de l’alimentation et une exclusion de certaines catégories alimentaires. Néanmoins, il n’est ni le seul critère ni le plus caractéristique de cette pathologie définie comme féminine. Dans les premiers tableaux cliniques de l’anorexie, l’aménorrhée secondaire constitue un critère diagnostique décisif, notamment lorsqu’elle est couplée à des troubles de l’humeur. Bien que la contraception hormonale puisse fausser chez certaines femmes l’observation d’une absence effective de règle depuis plus de trois mois, cette altération de la fonction reproductive associée à un dérèglement émotionnel représente encore aujourd’hui la pierre angulaire du diagnostic d’anorexie mentale. Ces critères font échos aux études sur l’hystérie qui au tournant du XXe se sont multipliées avec l’essor de la psychiatre française et la socialisation des femmes à faire de leurs troubles émotionnels des états morbides11Goldstein J. Consoler et classifier, l’essor de psychiatrie française, synthélabo, 1997 .
Reproduire l’ordre social
Lorsque je revois Anaïs quatre ans plus tard, elle ne se qualifie plus de végane. Ce changement s’est effectué au cours de sa dernière hospitalisation durant laquelle elle explique avoir pris conscience de l’utilisation du véganisme comme un argument lui permettant de « cacher à [ses] proches » ses troubles du comportement alimentaire. Même si la jeune femme estime s’être « normalisée », l’alimentation reste pour elle un sujet de préoccupation ponctué par des pratiques de mesure et un contrôle de son poids quasi quotidien. À l’aune des injonctions faites aux femmes de se contrôler, de manger ou de ne pas manger tel ou tel aliment, de mesurer sans cesse ce qu’elles ingèrent sans pour autant adopter un comportement alimentaire qui impacterait leur santé, se pose en creux la question des critères de définition des frontières du pathologique. L’entretien d’un corps maigre par les femmes ne revêt un caractère pathologique que lorsqu’il se couple à d’autres critères autrement plus révélateurs des enjeux de reproduction des rapports de domination de sexe, de classe et de race contenus dans les représentations médicalisées du corps et les normes émotionnelles féminines.
Face au paradoxe normatif d’un contrôle alimentaire tantôt pathologique, tantôt valorisé socialement, le vécu d’Anaïs montre que l’entrée dans certains régimes comme le véganisme permet une réappropriation du stigmate anorexique tout en conservant une inscription du corps dans l’espace social à travers le suivi de normes alimentaires construites à l’intersection du genre et de la classe12Darmon M., Devenir anorexique. Une approche sociologique. Paris, La Découverte, 2008. Mais pour être tout à fait intersectionnelle, l’analyse devrait inclure également le facteur de race, puisqu’Anaïs peut être catégorisée comme non-blanche. Sur ce point, Sabrina Strings souligne dans son ouvrage récent Fearing the Black Body13Strings S., Fearing the Black Body: The Racial Origins of Fat Phobia, NY University Press, 2019 à quel point la phobie du gras est en lien avec l’histoire de la racialisation et de la mesure des corps. Cette perspective nous invite dès lors à ouvrir une réflexion intersectionnelle, d’une part sur les critères diagnostics de l’anorexie mentale à partir desquels se définissent un ensemble de normes corporelles, et d’autre part sur le contrôle alimentaire comme travail de reproduction d’un ordre social de sexe, de classe et de race.
Illustration : Catherine Lapeyre
Elsie Mégret est militante féministe de l’éducation populaire, chargée de mission « Laïcité et Lutte contre les discriminations » et formatrice au sein de la Ligue de l’enseignement. Titulaire d’un master d’Ethnologie et anthropologie sociale de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, elle mène des recherches sur la construction sociale de la déviance féminine dans une perspective sociohistorique. Elle est également conférencière gesticulante au sein de l’association d’éducation populaire politique « L’ardeur ».