Crazy Magic Cities

En Marges : Coralie David, tu as soutenu un mémoire sur la fantasy urbaine en 2008. Qu’est-ce que c’est exactement ? 

Coralie David : Disons que là où la fantasy classique s’inspire du Moyen Âge, celle-ci mêle merveilleux et réalité contemporaine, souvent dans un cadre citadin, et se concentre sur la relation entre ces deux sphères. Plus que jamais, ce « genre d’évasion », comme le pensent avec mépris les tenants de la « vraie » littérature, parle de la réalité. Genre de la marge et de l’hybridation, il fait danser les fées sur les toits des usines désaffectées. Oxymore esquissé chez Baudelaire ou Dickens, il mêle merveilleux mythique et réalité crasse, et pose la raison non pas comme le meilleur moyen de l’accès à la compréhension du monde, mais comme un obstacle à une vision complète de celui-ci.

Par conséquent, c’est un genre qui parle de folie, mais plutôt de la folie d’une société dissimulant la violence de sa frénésie ultralibérale sous les oripeaux d’une soi-disant Raison, qui lui donne le statut de seul modèle viable. Mais si l’on tend l’oreille, on entend gronder les mythes, et le vernis de la raison se craquèle. La magie prend alors le relais de la raison, et il s’agit enfin d’honorer la folie comme un rite de passage nécessaire pour réinventer son identité, que cette société vide de sens en dehors de la consommation.

E. M. : Tolkien a apparemment eu une influence importante sur la fantasy urbaine mais est-ce que ça ne contredit pas le propos précédent ? On sait maintenant que Tolkien était un catholique réactionnaire et cela imprègne ses œuvres, comment est-ce que la fantasy urbaine s’empare de ça ? Est-ce que c’est pris en compte ? Est-ce que c’est une manière de retourner contre lui l’univers de Tolkien ? 

C. D. : Tolkien est un auteur fondamental de la fantasy, comme Howard, donc son influence est plutôt présente par « ricochets » : il ne constitue pas une inspiration directe la plupart du temps, et je ne pense pas que les auteurices de la fantasy urbaine aient voulu écrire un « anti Tolkien catho » comme l’a fait Pullman avec À la croisée des mondes qu’il a clairement posé comme un « anti Narnia catho ». 

Toutefois, bien qu’empreinte de codes chrétiens conservateurs, l’œuvre de Tolkien est aussi une critique forte de l’industrie, de la pollution et de la guerre d’une manière assez visionnaire (les mines de Saroumane) à une époque où ces idées étaient en réalité assez subversives, et il était un fervent opposant aux idées des nazis, comme le montre une de ses lettres à un éditeur allemand. C’est la raison pour laquelle aux Etats-Unis dès 1960, il connaît un grand succès auprès d’une génération qui, elle, progressiste, rejette la guerre du Vietnam, prône un retour à la nature et l’arrêt de la machine infernale capitaliste, succès sans lequel il serait tombé dans l’oubli. Et dès les années 80, alors que ladite machine s’emballe (backlash féministe, hypercapitalisme, essoufflement du communisme), les auteurices de la fantasy urbaine lâchent donjons et dragons de la fantasy classique pour le béton et le goudron des villes. Il s’agit alors d’utiliser autrement les mythes, de se les réapproprier alors qu’ils sont vidés de leur substance par la société de consommation. Ainsi, dans Le Dernier Magicien de Megan Lindholm, ce vagabond de Seattle trouve une robe de sorcier d’Halloween dans les ordures, et restitue à ce symbole mercantile sa véritable nature en la rendant magique. Le but est de réinvestir de sens ces symboles, et ainsi leur redonner du pouvoir face au capitalisme qui les a vidés de sens.

E. M. : Cette fantasy urbaine ne peut donc pas être assimilée à du non-sens, il s’agirait plutôt de révéler une autre réalité qui, sous les dehors du fantastique, dirait peut-être des choses plus réelles sur le monde que ce que l’on nous donne habituellement comme étant sa réalité ? 

C. D. : En effet, il s’agit de décaler sa vision du monde, de retourner le miroir pour montrer son absurdité et sa folie. Alors, les auteurices, un peu à la manière des romanciers réalistes comme Balzac, nous assomment de détails de l’environnement urbain : publicités hallucinées, enseignes clignotantes, odeurs de nourriture enivrantes, brouhaha assourdissant, cet agrégat de signes et cette sur-sollicitation des sens aboutissent à un chaos vertigineux et incompréhensible qui rend fou-lle. Nous sommes dès lors plongé·es dans un état second, une sorte de transe hypnotique qui nous donne accès à une autre perception. Alors, l’ordinaire devient étrange, les accros et les trous dans le tissu de la réalité se révèlent, et la ville (et par elle, le monde contemporain), dévoile toute son absurdité, et/ou son sens caché magique.

Pour accéder à cette vérité, il faut donc se détacher de la raison, et la plupart du temps de manière brutale : les personnages de fantasy urbaine découvrent souvent soudainement que le surnaturel et la magie existent, et ne peuvent qu’accepter de renoncer à la fiabilité de leur raison et laisser ce qu’ils croyaient savoir derrière eux.

E. M. : C’est ça, on a bien cet effet de miroir : ce qu’on croyait être la raison n’était pas raisonnable. Il faut faire le grand saut dans ce passait « la folie » pour retrouver la raison. Il faut passer « de l’autre côté du miroir ». Est-ce que tu peux nous donner des exemples ? 

C. D. : Dans Neverwhere de Gaiman, Richard tourne trois fois sur lui-même avant d’apercevoir le Marquis, qui sera son Charon vers le Londres d’En-Dessous. La désorientation, l’abandon des repères habituels, est indispensable pour atteindre la vérité urbaine. Dès lors, une inversion se produit, et ce sont les fous qui deviennent clairvoyants. Ainsi, nombre des personnages de la fantasy urbains sont ou deviennent, avec la découverte de cette vérité, des marginalisé-e-s : SDF, vagabonds, punks et autres membres de contre-cultures musicales ou artistiques, souffre-douleurs… Dans Musiques de la frontière de Léa Silhol, les êtres féeriques finissent au poste de police et les Gemmin vivent dans la rue. Dans Le Dernier Magicien, le « héros » a été brisé par la guerre du Vietnam, qui l’a traumatisé et privé de son identité. Dans Nerverwhere, lors de l’épreuve imposée par les Moines Noirs, Richard se confronte au fait d’être le marginal de la société contemporaine, et les publicités du métro le poussent au suicide, ce qui est significatif : il est en train d’accéder à une vérité qui comble le néant de son existence, ce que la consommation tente de faire. Il comprend la vacuité de ces messages, et comme celui qui ne consomme pas n’a pas de réalité dans ce Londres, il doit disparaître. 

Toujours dans Neverwhere, deux personnages illustrent cette société bestiale et cruelle : MM. Croup et Vandemar. Élégants, ils s’expriment toujours dans un langage soutenu. Pourtant, ils évoquent à Richard un renard et un loup, et leur cruauté est sans limites.

Dès lors, ce sont ceux qui sont réduits à des aspects « fonctionnels » (travailler, manger, consommer) tels des morts-vivants ou des robots, qui deviennent les déments : le miroir est désormais bien retourné, et montre la folie de cette civilisation-vampire. 

E. M. : Le tableau est bien sombre. Est-ce qu’il y a de l’espoir tout de même, une issue pour les héros et héroïnes de la fantasy urbaine ? 

C. D. : Oui, bien sûr ! Le merveilleux est là pour redonner du sens : les mythes sont toujours là, ils sont réels, et les personnages de fantasy urbaines finissent souvent par embrasser la magie comme composante essentielle de leur nouvelle identité, et s’intègrent désormais parfaitement dans ce cadre où les deux sphères se mêlent. Cette fusion de ses mondes que l’on veut opposer, c’est ce qui fonde, à mes yeux, la singularité et la puissance évocatrice du genre ; et c’est la vérité à laquelle iels accèdent.

Toutefois, cette vérité ne peut pas cohabiter avec l’ancienne idée rationnelle du monde, et il existe une contrepartie à sa découverte. En effet, comme la réalité est désormais marquée par le merveilleux, le personnage doit passer par plusieurs étapes qui peuvent être dures : l’assimiler, découvrir son sens et la manière dont lui-même s’y intégrera, alors que la majorité des gens le considéreront désormais comme fou. Il est alors violemment confronté au vide.

Généralement, ce processus de réinvention comprend une phase où l’identité du personnage se fragmente, ainsi le motif du double est-il assez présent. C’est même le cœur du Dernier Magicien, où celui-ci est aux prises avec un double tyrannique, MIR, qui surgit au petit jour, quand le rationnel revient, et succède à la nuit, temps de la magie. De plus, contrairement aux lieux communs de l’heroic fantasy, la magie ne fait pas de lui un héros, mais un dément mis au banc de la société. Pour découvrir qui il est en dehors des carcans de celle-ci, il faudra qu’il embrasse ce rejet. Ainsi, dans Neverwhere, lors de l’épreuve imposée par les Moines, Richard est confronté à sa peur, qui est de se définir par l’image que lui renvoient les autres. Grâce aux encouragements d’Anesthésie, il réussit à résister à une pression sociale dominante. 

Par conséquent, mené au bord de la folie, le personnage n’aura d’autre choix que de plonger en lui-même, à la rencontre de son essence la plus profonde et primale (ce n’est pas un hasard si les symboles du souterrain sont omniprésents). Et c’est la folie, en libérant de la raison, qui permet cet accès à soi. Le personnage des Faits concernant le départ de Miss Finch de Gaiman, en est un parfait exemple : scientifique passionnée par les espèces préhistoriques, son souhait profond, réalisé par le mystérieux cirque, est de vivre comme les tigres à dents de sabre, totalement intégrée parmi eux, pour enfin appréhender leur quintessence, à laquelle la science ne lui donnera jamais accès. 

Souvent, le personnage finira par accepter d’être un être fragmenté, entre deux mondes, à l’identité plurielle. Ce morcellement, plus qu’une preuve d’instabilité condamnable, sera davantage considéré comme une richesse, une reprise de pouvoir, une délivrance. Au lieu de penser l’éclatement identitaire comme une crise, une folie, la fantasy urbaine le considère comme une capacité à l’évolution, facteur d’une indéfectible liberté.

E. M. : En fait, c’est une manière de protester contre les identités assignées, quelles soient nationales, de genre, etc. ? Chaque être est constitué d’une multiplicité d’identités qu’il est vain de vouloir rejeter ? 

C. D. : Oui, c’est en quelque sorte une manière de découvrir qui on est hors d’une société marchande, lorsque l’on renoue avec les mythes et la nature, c’est un rejet du côté « fonctionnel » qui voudrait réduire chacun-e à l’état de rouage d’une société capitaliste bien huilée. Ce que révèle le merveilleux aux personnages, c’est qu’ils sont bien plus que cela, et que la réalité est ce que l’on en fait. Car oui, le véritable secret de la puissance magique, c’est que la réalité est une idée. L’imagination se pose alors comme une force créatrice magique, puisqu’elle est capable de l’altérer. Ainsi manipulent-ils cette puissance modificatrice, qu’ils soient réellement magiciens ou pas. Dans cette optique, ils confirment les doutes cartésiens sur la vérité de la sphère matérielle pour accéder à la matrice authentique du monde. La fantasy urbaine pose ainsi la magie comme la prééminence du verbe sur le matériel, la métaphore du fait qu’il n’existe pas de réalité en tant qu’absolu objectif, mais en tant que représentations toujours suggestives, comme le montre ce passage d’American Gods :

– […] Tu viens de dire que le vrai centre, [de l’Amérique] c’est l’élevage de porcs.
– Ce que c’est, on s’en fiche. C’est ce que croient les gens qui compte. Ça n’a aucune réalité, de toute façon.

Voilà pourquoi c’est important. Les gens ne se battent que pour des choses imaginaires.

Ainsi, si la folie est une altération de la perception de la réalité, ici elle permet d’accéder à une puissance magique qui efface la frontière entre signifié et signifiant, à l’image de Richard qui, à la fin de Neverwhere, trace une porte d’où sort la Marquis, et à libérer la puissance créatrice de l’imagination pour s’affranchir d’une société réellement, elle, aliénée et aliénante.

Finalement, la fantasy urbaine n’essaie pas de nous convaincre que le surnaturel existe. Elle nous parle de l’urgence de se réapproprier la magie comme une alternative à une vision purement matérielle du monde, où nous n’avons d’autre rôle que la consommation ; elle nous hurle que l’imagination ne s’oppose pas à la réalité, mais qu’elle est le meilleur moyen de la changer ; et de garder à l’esprit que la folie peut parfois être une clairvoyance.

Quelques auteurices : Poppy Z. Brite, Neil Gaiman, Tanith Lee, Megan Lindholm, China Miéville, Alan Moore, Léa Silhol

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