L’érotisation de la figure de la nourrice au XVIIIe siècle
Cet article fait suite à celui-ci, sur la nourrice néfaste.
Il y a peu, la chercheuse en littérature Katell Lavéant publiait un billet sur le blog de la Société bibliographique de France dans lequel elle mettait en évidence qu’un texte érotique du XVIe siècle, La Source du gros fessier des nourrices, avait été republié à la fin du XVIIIe siècle en se donnant l’apparence d’être une édition du début du XVIIe siècle1Katell Lavéant, « Curieux mélanges : les fausses pistes chronologiques d’éditions de livres licencieux », Histoire du livre, https://histoirelivre.hypotheses.org/6215, consulté le 16 février 2020.. Cela nous montre la permanence de l’érotisation du personnage de la nourrice, qui avait donc la réputation d’avoir non seulement la poitrine mais aussi le fessier très développés, deux parties du corps féminin fortement érotisées dès la Préhistoire, si l’on en croit les sculptures de Vénus paléolithiques qui nous ont été transmises.
Les nourrices de Fragonard
Au XVIIIe siècle, c’est également le peintre Jean-Honoré Fragonard qui nous offre une représentation de cette nourrice érotisée à travers ses différentes illustrations de La Visite à la nourrice2Sur le sujet, on pourra consulter la notice de Richard Rand : https://www.nga.gov/collection/art-object-page.32685.pdf, consultée le 17 février 2020.. Il est en effet instructif de comparer les deux Visites à la nourrice conservées à Waddesdon Manor pour la première et à la National Gallery of Art de Washington pour la seconde.


Dans la première, il semble évident que la nourrice est la jeune femme assise à côté du berceau et que ce sont les parents qui lui font face. Dans la seconde, la composition est plus troublante. En effet, comment reconnaître la nourrice dans la vieille femme, assise à côté du berceau, celle qui tient la quenouille ? Elle n’est certainement plus en âge de donner du lait. Aussi, la seule femme susceptible d’être la nourrice, c’est celle qui se tient debout, au centre de la composition, celle contre les seins de laquelle l’heureux père repose amoureusement sa tête. Nous aurions donc ici deux types de visites à la nourrice, l’une avec des parents qui rendent effectivement visite à leur enfant et une autre, servant avant tout de prétexte à un rendez-vous galant avec un père qui visite la nourrice avant de visiter son enfant. La première, tout à fait admissible, a lieu de jour et la cage suspendue près de la fenêtre indique que l’oiseau est au nid, la seconde semble être nocturne. La pleine lune éclaire le couple, une lanterne est prête à être allumée sur le rebord de la fenêtre et un chat, symbole de liberté et aussi de liberté sexuelle, est assoupi sous le berceau. C’est peut-être un second chat que l’on distingue aussi sur le dessus de l’armoire. La symbolique du chat est renforcée par la quenouille, symbole phallique, que tient la vieille femme. On peut aussi en déduire que c’est la vieille femme qui tient l’homme à sa merci. Elle peut être la mère de la nourrice, mère biologique ou mère maquerelle. Ainsi, la nourrice pouvait éventuellement ajouter d’autres activités à l’allaitement : avorteuse comme je l’ai supposé dans l’article du numéro précédent, ou bien prostituée ici. L’homme est par ailleurs représenté dans une position plus humiliante que dans la première version puisqu’il est agenouillé et non plus assis.
Une laiterie masculine : la laiterie de Louis XVI à Rambouillet
Cette érotisation de la figure de la nourrice est également perceptible dans la laiterie du château de Rambouillet, commandée par Louis XVI. En dépit de la mauvaise expérience vécue dans son enfance avec une nourrice néfaste, ou peut-être à cause de cette expérience, la nourrice semble être restée pour Louis XVI un horizon du désir3Voir article précédent. « La nourrice néfaste, une figure de l’allaitement mercenaire sous Louis XVI », En Marges, n° 3 https://enmarges.fr/2019/12/16/la-nourrice-nefaste-une-figure-de-lallaitement-mercenaire-sous-louis-xvi/, consulté le 18 février 2020.. Inaugurée en 1787, la laiterie de Rambouillet est désignée comme la « laiterie du roi » dans la plupart des sources du XVIIIe siècle. De la même manière, le fronton « laiterie de la reine » que l’on voit aujourd’hui n’apparaît pas sur les dessins d’origine et il n’a probablement pas été apposé avant la Restauration4En 1840, on pouvait lire : « Sous la Restauration, on a rétabli au fronton du monument l’inscription première : Laiterie de la reine ». Revue de Paris, t. X, mai 1840,p. 107. C’est donc en 1840 que l’on nous dit que « laiterie de la reine » était l’inscription initiale, suivant en cela une affirmation datant de la Restauration mais que ne confirment nullement les documents concernant la construction de la laiterie.. En outre, l’historienne de l’art Meredith Martin insiste fort justement sur le fait que, contrairement à ce que l’on pense habituellement, Marie-Antoinette est complètement absente du programme iconographique. Il s’agissait avant tout d’une laiterie masculine qui était à la fois une proclamation politique et une fantaisie érotique5Meredith Martin, Dairy Queens. The Politics of Pastoral Architecture from Catherine de Medici to Marie-Antoinette, Cambridge, Harvard University Press. 2011, p. 216-257.. La reine ne servait en fait que de paravent pour cette construction qui devait rester longtemps un secret pour la cour et le public. Cela explique pourquoi Marie-Antoinette n’y mit manifestement pas les pieds plus d’une fois. Elle n’y était pas la bienvenue et ses visites dépendaient du bon vouloir du roi. De fait, la figure de la reine (qui n’allaitait pas ses enfants) est ici effacée par celle de la nourrice, représentée par Amalthée et sa chèvre. C’était la nymphe qui avait nourri Zeus/Jupiter. Ce programme iconographique annonce la régénération par le lait nourricier de la France malade incarnée, entre autres, par la reine. Le roi est tout aussi absent que Marie-Antoinette mais il est sous-entendu en Zeus. C’est donc un roi qui, dans l’ombre et pour participer à cette régénération, s’apprête à frapper ses ennemis de la foudre. À Rambouillet, on est donc face à un roi justicier et jupitérien qui s’oppose au roi apaisé et apollonien de Versailles.

La dimension de fantaisie érotique est quant à elle très clairement exprimée à travers la commande du service en porcelaine de la laiterie, passé à la manufacture de Sèvres6Dans les archives de la manufacture, les pièces sont marquées comme étant destinées à une laiterie de la reine, mais sans mentionner Rambouillet, où très peu de gens savaient que l’on construisait une laiterie. Le Directeur général des Bâtiments du Roi, le comte d’Angiviller, demandait d’autre part le secret sur le sujet. Il ne tenait manifestement pas à ce que l’administration de Sèvres connaisse le projet de Rambouillet ni qu’il s’agissait en réalité d’une commande pour le roi.. On y trouve en effet une pièce inspirée des vases mastos, en forme de seins féminins. On lui a donné le nom de bol-sein ou jatte-téton. Contrairement aux pièces grecques, qui sont historiées, le bol-sein de Rambouillet est peint de manière à prendre l’aspect d’un véritable sein féminin reposant sur un trépied décoré de têtes de bouc, symbole de luxure (le dieu Priape est souvent représenté avec des cornes et des pattes de bouc).

Dès lors, on peut supposer que le pavillon du roi, toujours visible juste à côté de la laiterie et qui contenait essentiellement une chambre décorée d’amours joufflus en grisaille par Piat-Joseph Sauvage, ne servait pas au roi qu’à se reposer après la chasse, comme on le prétend pudiquement, ou bien il faut entendre ce repos comme ce que l’on a appelé « le repos du guerrier ». Dans son ouvrage consacré au château, Pierre de Janti avait trouvé les mots justes en qualifiant Rambouillet de « garçonnière de vénerie »7Pierre de Janti, Forêt, chasse et château de Rambouillet, La Chapelle-Montligeon, Imprimerie de Montligeon, 1947, p. 155. et Louis XVI était certainement bien moins chaste qu’il n’a voulu le faire croire et que ce que l’on continue à croire.
Aurore Chéry est docteure en histoire moderne et chercheuse associée au LARHRA, Université de Lyon. Elle travaille sur la représentation du pouvoir en Europe au XVIIIè siècle, plus particulièrement en lien avec la masculinité et la sexualité.
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