La nourrice néfaste, une figure de l’allaitement mercenaire sous Louis XVI

Le  règne de Louis XVI aurait été celui du triomphe de l’allaitement maternel. Selon les Mémoires de Félicité de Genlis, il s’agissait d’une mode devenue générale à la fin du siècle1 Félicité de Genlis, Mémoires inédits de Madame la comtesse de Genlis, Paris, 1825, t. X,  p. 254 . Dans les faits, Charles Kunstler l’avait déjà souligné2 Charles Kunstler, La Vie quotidienne sous Louis XVI, Paris, Hachette, 1950, p. 287-288. , cet engouement relève surtout du mythe et rares furent les femmes qui suivirent cet exemple. La France a continué à cultiver son exception et à refuser largement l’allaitement maternel pour lui préférer le recours à un réseau de nourrices toujours mieux organisé et de plus en plus patronné par l’Etat. 

En transformant la question de l’allaitement maternel en phénomène de mode anecdotique, le XIXè siècle a en fait gommé l’élément de critique sociale qu’il contenait. En effet, celui-ci a d’abord été promu, en 1746, dans l’ouvrage d’Antoine Deparcieux, Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine. Selon ce mathématicien, la mortalité infantile était plus forte dans les grandes villes « soit parce que la plupart des enfants n’y sont pas nourris de leur lait naturel, comme le sont les enfants nés dans les campagnes ; soit que les femmes qui ne nourrissent pas leurs enfants redeviennent plus tôt grosses que celles qui les nourrissent, et leur tempérament n’ayant pas eu le temps de se rétablir des fatigues de la grossesse, des couches et des accidents causés par le lait, les enfants s’en ressentent assez communément ». Et quant aux rescapés, Deparcieux poursuivait : ils « tombent en chartre, se nouent, deviennent bossus, ou affligés de quelqu’autre infirmité » et le pire était encore à venir : « arrivés à un certain âge, ils ne laissent pourtant pas de se marier ; et les enfants qui naissent d’eux, tiennent de leur mauvaise constitution, qui par-là se perpétueront tant que les mères confieront à d’autres le soin d’allaiter leurs enfants. 3 Antoine Deparcieux,  Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine, Paris, 1746, p. 40-41. » C’était donc toute la cour et la ville qui, pour Deparcieux, étaient condamnées à la débilité du fait des nourrices. Il n’est donc guère étonnant que Rousseau ait puisé à cette source pour son Émile et que ce grand défenseur de la nature se soit fait l’apologiste de l’allaitement maternel. 

Etienne Aubry, « La Visite à la nourrice », huile sur toile, dernier quart du XVIIIe siècle, Musée d’art et d’archéologie de Châlons-en-Champagne. Au bry fait partie de ces peintres qui ont contribué à véhiculer une image harmonieuse de l’allaitement mercenaire sans pour autant que l’élément de critique sociale ne soit complètement absent.

Au demeurant, ce qui se passait à la cour au même moment semblait leur donner raison. En effet, en 1754 était né le duc de Berry, futur Louis XVI et fils du dauphin et de Marie-Josèphe de Saxe.  Confié à une nourrice, comme c’était l’usage, celle-ci provoquait le scandale : 

« L’indignation est extrême dans Paris sur la nourrice de M. le duc de Berry, écrivait le duc de Luynes. Ce qui donne occasion à cette indignation de tout Paris, c’est que la nourrice n’a point les qualités extérieures d’une bonne nourrice, qu’il n’y a que trois semaines qu’elle est accouchée et que les suites de sa couche ne sont pas encore finies, et que ce n’est pas l’usage de donner aux enfants un lait de trois semaines. » 

De fait, elle ne lui donna pas assez de lait et le nourrisson se mit à dépérir. Aussi, Luynes continua à s’inquiéter :

« Ce qui est fort singulier, c’est que tout reste dans le même état. Il est d’usage d’avoir non seulement une bonne nourrice pour l’enfant, mais d’en avoir quatre, cinq ou six autres en cas de besoin ; c’est ce qu’on appelle être aux retenues. Elles sont bien logées, bien nourries, et on a grand soin d’elles. Il est prouvé que celle qui nourrit a beaucoup de peine à donner à téter à l’enfant ; Mme de Marsan [gouvernante des enfants de France] se donne tous les mouvements possibles pour obtenir qu’elle soit changée ; elle en a rendu compte au roi plusieurs fois ; la reine est fort fâchée que ce changement ne soit pas fait ; Mgr le dauphin le trouve aussi très mauvais, et cependant on ne fait rien. » 4 Charles-Philippe d’Albert Luynes, Mémoires du duc de Luynes sur la Cour de Louis XV (1735-1758), Paris, 1863, 29 août et 5 septembre 1754, t. XIII,  p. 331, 443.

Et l’on passa un bon moment à ne rien faire avant d’obtenir une nouvelle nourrice qui sauva finalement l’enfant. Tout cela est bien curieux. On sait en effet aujourd’hui que l’insuffisance de lait relève essentiellement du mythe et que les cas véritables sont extrêmement rares5 Gisèle Gremmo-Féger, « Allaitement maternel : l’insuffisance de lait est un mythe culturellement construit », Spirale, 2003/3 (no 27), p. 45-59. DOI : 10.3917/spi.027.0045. URL : https://www.cairn.info/revue-spirale-2003-3-page-45.htm . De la même manière, que penser de Catherine Hiard et Marie Bienvenu, nourrices évoquées par Le Roy-Ladurie6 Le Roy-Ladurie Emmanuel, « L’allaitement mercenaire en France au XVIIIe siècle »,  Communications, 31, 1979. La nourriture. Pour une anthropologie bioculturelle de l’alimentation, sous la direction de Claude Fischler. p. 15-21. www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1979_num_31_1_1466 et qui laissaient mourir la plupart des enfants qui leur étaient confiés ? Il est assez difficile d’imaginer que leur réputation n’était pas connue et que ces « accidents », qui dans une telle proportion relèvent de l’infanticide, ne s’accomplissaient pas sans l’assentiment d’au moins l’un des parents. Étaient-elles de véritables nourrices ou se substituaient-elles aux faiseuses d’anges en évitant à la mère de courir un danger ? Le comportement malthusien précoce de la population française reposait-il uniquement sur le coït interrompu ou bien comptait-il aussi sur les nourrices meurtrières ? Pourrait-il contribuer à expliquer l’exception française du recours massif aux nourrices, qui s’est poursuivie au XIXe siècle7 Sur cette exception, on pourra lire l’introduction de George. D. Sussman, Selling Mothers’ Milk. The Wet-Nursing Business in France, 1715-1914, Urbana, Chicago, and London, University of Illinois Press, 1982, p. 6-8. ? L’enfant chéri au siècle des Lumières, pour rappeler le titre d’une exposition qui avait eu lieu à Marly-le-roi en 2004, pourrait bien avoir sa face sombre et Rousseau n’être pas le seul à blâmer pour la contradiction qui lui faisait écrire L’Émile d’une part et abandonner ses enfants de l’autre. Ces questions mériteraient assurément plus qu’une brève notice. Contentons-nous, pour l’instant, de noter que la mauvaise nourrice traverse l’imaginaire français, qu’elle soit machiavélique et qu’elle substitue les enfants dans Aline et Valcour de Sade ou qu’elle soit inquiétante et qu’elle les tue dans Chanson douce de Leïla Slimani, dont l’adaptation par Lucie Borleteau vient de sortir sur les écrans. 

En contrepoint à l’imaginaire de l’enfance heureuse du siècle des Lumières, rappelons que « Le Jeune mendiant » de Murillo, huile sur toile peinte vers 1645 aujourd’hui conservée au musée du Louvre, a été acheté par Louis XVI en 1782.

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