J’épluche des légumes. J’épluche des kilos de légumes. Je songe déjà à ce que je vais en faire, comment je vais les découper, les cuire, les assaisonner, les assembler. Tout ça va être bon. Je rêvasse. Je me coupe un petit peu.
Le monde s’angoisse, mais moi je coupe mes légumes. Les odeurs des plats du jour flottent dans la cuisine. On se prépare, mais je sais qu’il n’y aura pas grand-monde. Comme hier en fait. Les annonces de jeudi ont fait fuir les clients. La patronne pensait que beaucoup voudraient profiter de ce dernier week-end avant d’avoir les enfants à la maison, sortir, vivre. Je ne crois pas que les gens du coin réagissent à l’angoisse par des pulsions de vie. Je présume plutôt qu’ils sont dans la pulsion de consommation, en train de faire des réserves dans les supermarchés.
Ici je suis le second. Je dis le second, parce qu’ici tout le monde me genre au masculin. Je ne les en empêche pas, j’ai bien conscience que ma place est très contre-intuitive. On leur a dit « il y a les Hommes, et il y a les Femmes. Les Hommes ont un pénis et de la barbe, les Femmes ont des seins et une vulve ». (À vrai dire, on ne leur a probablement pas dit vulve). Moi je ne suis plus un Homme, pas vraiment encore tout à fait une Femme. Peut-être un jour. De l’Homme je garde un vernis qui me protège du monde. Je fais le drag-king d’arrière-cuisine. Le reste du temps, je parle de moi comme d’une elle, et ça me rend sereine et heureuse.
Mon amoureuse est en route vers mon petit abri côtier. Je n’ai plus de vrai chez-moi, juste un refuge dans ce territoire d’embruns, de granit et de bourrasques que j’aime tant. Il pleut tout le temps. Je n’ai été me promener sur la côte qu’une seule fois depuis dix jours que je suis arrivée. Mais le début de la semaine est plein de promesses ensoleillées. Nous irons nous promener toutes les deux main dans la main, c’est en tout cas ce que j’imagine pour le moment.
Quand même, elle roule sept heures pour me rejoindre. C’est épatant. Je me sens tout à fait redevable de ça. Dans trois jours, on sera confinées toutes les deux dans mon abri, on profitera calmement du jardin, du temps qui passe, on profitera de la présence de l’autre. Mais pour le moment je n’ai pas vraiment conscience de ça. Je sais juste que je me sens bien avec elle parce que je me sens enfin reconnue.
J’ai trois grandes cicatrices dans le cœur. Trois histoires où je suis « trop ». Trop une femme malgré mon physique, trop un homme malgré mon caractère et ma façon d’être. J’ai vécu le rejet. Ce terrible rejet sans violence, de l’autre qui te regarde avec une sorte de tristesse condescendante, qui voudrait te garder comme un joli bijou sur l’étagère qu’on ne portera jamais. Je me suis vue ne plus faire envie, je me suis vue devenir gênante, encombrante. Je n’ai plus eu l’impression de pouvoir exister en tant qu’être désirant. Et voilà que… Et voilà que je rencontre une cuisinière, une partenaire de jeu, une sauvage nomade qui reconnaît en moi la personne que je suis, qui aime que je sois cette personne-là, qui désire cette personne-là. Et moi je l’admire et elle me plaît. La vie est facile entre nous, on dirait.
Et les heures passent et je sais qu’elle va arriver. Je me suis faite belle pour elle. Je me suis dépêchée de terminer de coudre ma belle veste à fleurs, mon velours de garçonne. Je me suis maquillée pour exorciser les traits que la génétique m’a donnés. J’ai envie d’être brillante pour elle.
Je bois un verre avec des inconnus et quelques connaissances. Nous sommes dans une galerie d’exposition, c’est le dernier jour. C’est le dernier jour. Évidemment. Nous ne savons pas encore de quoi demain sera fait. Nous le saurons dans quelques heures.
Je reçois son message. Elle est là. Je m’absente, je la rejoins, mes pieds ne touchent plus terre.
Melville Tilh-Pluñvenn est une garçonne à la plume clandestine. El écrit des nouvelles parfois érotiques, conçoit des jeux souvent émouvants, produit des podcasts pour donner une excuse à sa curiosité. À part ça, el vagabonde de cuisine en cuisine pour raconter des histoires faites d’épices et de saveurs.