Je jette mon sac dans le coffre sur un tas de bric-à-brac entassé rapidement. Six-cent kilomètres à faire avec la fatigue du déménagement. Seule. Ça sent l’humidité du Nord, les briques rouges de la ville, ça sent le week-end et l’anxiété des dernières nouvelles à la radio.
Un mois que je ne l’ai pas vue. Un mois qu’Elle me manque tous les jours, trois fois par jour. Un mois qu’on se dit qu’on s’aime à distance sans pouvoir se toucher. C’est long un mois d’amoureuses. Du coup je vais définitivement les rouler ces six-cent bornes.
La route défile. J’ai quitté Lille pour un moment. J’ai loué mon appartement, je devais habiter sur mon lieu de travail de saisonnière mais la saison est annulée à cause de la pandémie. C’est flippant et excitant cette sensation d’être tellement libre et d’ignorer ce que sera demain. J’ai toute ma vie dans le coffre et je roule sans savoir où je dormirai dans une semaine, sans savoir si comme l’Italie nous serons bientôt confinés à la maison. Mais quelle maison ? Avec qui ?
Avec Elle. On en a un peu discuté au détour d’un échange. « Tu sais, si ça se passe bien, tu peux rester plus longtemps » m’a-t-Elle dit doucement. « Si ils nous confinent, je préfères être confinée avec toi » j’ai répondu. Alors je les avale ces kilomètres qui me séparent de la Bretagne, j’ai pas envie qu’on m’interdise de bouger et de rester loin d’Elle.
Plus que deux cent bornes à parcourir. Les arbres se plient gentiment au gré des bourrasques. L’autoroute sinue le long d’une palette de verts tous différents les uns des autres. Vert bocage, vert colline, vert champ de luzerne… Et une pointe de jaune champs de temps en temps. Décidément, longer la côte ouest pour la rejoindre est un chemin vraiment chouette. Je suis maintenant en Normandie et les creux et bosses qui jalonnent ma route m’époustouflent.
Le temps s’obscurcit avec les heures qui défilent. Le vent se lève et les tons du ciel draguent les dominantes bleues et grises. Une impression de fin du monde imminente se dégage de cette toile sur laquelle je roule. Je trouve ça magnifique. En fait je trouve tout magnifique depuis que je la connais, elle rend ma vie tellement plus savoureuse… Je me prends à rêver de ses yeux maquillés qui papillonnent pour me draguer. Des dernières fringues, des bijoux que je lui ramène et qui vont si bien lui aller, moi qui n’ai jamais trop su quoi en faire. Moi qui n’ai plus vraiment envie d’habiller la féminité qu’on m’a assigné à la naissance. Je préfère ma salopette trouée et mes boucles en bataille, je préfère le rôle de celle qui se laisse séduire… J’ai trop joué à la séductrice, à celle qui plaît pour exister, trop joué à la société avec le masque qu’on m’imposait.
Elle, Elle se balade sur le spectre du genre, de la barbe aux talons hauts, du déhanché langoureux à la voix rauque…. Je la trouve exceptionnelle. C’est la seule pour laquelle j’ai envie de faire mon coming out, de parler polyamour et pansexualité avec fierté, de regarder les gens dans les yeux avec cette envie de les défier, eux et leurs préjugés.
Aujourd’hui ça fait un mois que j’ai pris la décision de ne plus avoir de relations avec des mecs cisgenres. Depuis un moment ça me pendait au nez. Je savais qu’un jour ou l’autre j’en arriverai là pour me sentir enfin entièrement en accord avec mon féminisme queer et ma pansexualité. Il m’avait fallu la rencontrer pour enfin assumer.
Parce que je ne me suis jamais sentie autant moi qu’avec Elle.
Je me gare sur le parking d’un village de Bretagne. Un chat passe sur la place, suivi par une ombre fuyante et un silence rassurant. Je commence à vider le coffre, des papillons dans le ventre. Je compte les secondes jusqu’à entendre enfin le bruit de sa démarche rapide, assurée, puis le son de sa voix. Je me retourne palpitante, juste à temps pour sentir, le temps d’un sourire, son souffle dans mon cou puis ses lèvres sur les miennes.
Nadia est une meuf féministe, touche à tout et surtout à ce qui se joue, se raconte, se cuisine. Nomade, sensible, anarchiste, aime la vie à plusieurs et les trucs qui se partagent.