Maternité…ou pas

Plus le temps passe et plus une pensée particulière me libère et m’anime, celle de savoir avec certitude que je ne veux pas d’enfants. Elle me donne pourtant bien du grain à moudre, la société n’oubliant jamais de me rappeler qu’elle ne trouve pas cette pensée acceptable. Mais qu’importe, elle est là, bien plantée et bien décidée à ne pas se laisser balayée par les conventions et les attentes d’autrui. Alors quand j’ai appris qu’un roman dont l’objet était justement d’exposer le questionnement le plus intime de son héroïne quant à son désir d’enfant, je l’ai tout de suite mis dans mes priorités de livres à découvrir. 

Le journal du doute 

Motherhood1Maternité en français n’est pas la première publication de Sheila Heti mais elle se démarque entièrement par sa forme et son propos. D’abord pensé comme un travail non fictionnel, Heti décide finalement d’en faire un roman en apposant à ses propres pensées la voix d’une narratrice fictive. Celle-ci nous fait parcourir le journal qu’elle tient pendant les quelques années qu’elle considère être les dernières de sa fertilité, entre environ 36 et 40 ans. Motherhood n’ayant pas encore été traduit et publié en français, je me permettrai d’en traduire certains passages moi-même afin de pouvoir en partager le contenu. 

Dès le début, on est confronté aux questionnements de la narratrice qui se plie à un exercice de discipline en essayant d’y répondre par un jeu de « pile ou face » adapté d’une pratique Chinoise ancestrale appelée le « I Ching ». A d’autres moments, elle évoque sa mère dépressive, sa relation avec elle et sa tentative pour l’aider à travers ce livre. Certains de ces passages sont très beaux mais je m’y perds parfois un peu car je les trouve plus encombrants qu’autre chose. Je ne m’attendais pas à ces moments très spirituels et parfois contradictoires, ni au fait que la narratrice oscillerait aussi fortement entre son désir et son non-désir de maternité. Bien que cela me fasse quelque peu languir pour une édition spéciale où seuls seraient publiés les passages sur le non-désir de maternité, je dois admettre que cela permet de mieux aborder la question importante du doute envers ce désir, qui est un sujet presque aussi peu discuté que le manque de celui-ci. 

« Que je veuille des enfants ou non, je ne me laisse pas connaître moi-même le secret que constitue la réponse à cette question ; c’est le plus grand secret que je me cache à moi-même. Quand on se sent bloqué dans l’ambivalence d’un choix, la solution est d’attendre. Mais pour combien de temps ? La semaine prochaine j’aurai 37 ans. Le temps commence à manquer pour prendre certaines décisions. Comment pouvons-nous savoir ce qui nous attend, nous les femmes ambivalentes de 37 ans ? D’un côté, la joie qu’amènent les enfants. De l’autre, le malheur de les avoir. D’un côté, la liberté de ne pas les avoir. De l’autre, la perte de ne jamais les avoir eus – mais qu’y a-t-il à perdre ? »2Sheila Heti, Motherhood, édition Vintage, 2019, p.21.

Maternité, non merci ! 

Par effet d’anticipation, les passages où Heti se lance enfin dans son manifeste n’en sont que plus jouissifs. Comme beaucoup de sujets soumis à un tabou sociétal, on y trouve un certain plaisir, une validation et une libération non négligeable à se sentir compris·e dans son rejet de la norme. 

« Pourquoi avons-nous encore des enfants ? Pourquoi était-ce si important pour le médecin que j’en aie ? Une femme doit avoir des enfants car elle doit être occupée. Quand je pense à tous ces gens qui veulent interdire l’avortement, il me semble que cela ne peut vouloir dire qu’une seule chose – non pas qu’ils veulent vraiment de cette nouvelle personne sur Terre, mais qu’ils souhaitent voir cette femme occupée à élever l’enfant plus qu’ils ne voudraient la voir faire quoi que ce soit d’autre. Il y a quelque chose de menaçant chez la femme qui n’est pas occupée par des enfants, quelque chose de flou, de non défini. Que va-t-elle faire à la place ? Quel genre de problèmes va-t-elle créer ? »3p.32

Ces mots font un bien fou parce qu’ils font écho à ce qu’on a déjà dans la tête, dans le cœur et dans les tripes mais qu’on a du mal à partager et à rendre tangibles en société ou même avec nos proches. Les milieux où ces choses sont discutées sans contraintes sont secrets, militants ou très personnels. La norme est banalisée, bruyante et incessante. Elle finit donc par gagner sa place dans nos têtes et on en vient à s’entendre penser « mais si je finis par en vouloir plus tard ? » alors que tout dans notre quotidien et nos expériences nous conforte dans notre rejet de cette expérience. 

« Plus jeune, lorsque je réfléchissais à mon désir d’enfants, je finissais toujours par revenir à cette idée : si l’on ne m’avait rien dit du monde, j’aurais inventé les petits-copains, le sexe, l’amitié, l’art. Je n’aurais pas inventé la parentalité. J’aurais eu à inventer toutes ces autres choses pour répondre à des besoins bien réels en moi, mais si personne ne m’avait dit qu’un humain pouvait en créer un autre et l’élever pour en faire un citoyen, il ne me serait jamais venu à l’esprit de le faire. En fait, ça m’aurait surtout apparu comme quelque chose à vraiment éviter. Même si je sais que la question de mon désir authentique et originel ne compte pas vraiment, quel qu’il puisse être. Je sais qu’une personne peut finir par apprécier certaines choses qu’elle n’aurait jamais penser pouvoir, et peut regretter terriblement d’autres qu’elle désirait énormément, ou bien même en venir à désirer des choses qu’elle ne voulait pas auparavant. » 4p.41

Une généalogie de la femme comme matrice 

Au détour de la lecture d’une histoire sur le Baal Shem Tov, « l’un des rabbins sacrés du XVIIIe siècle », la narratrice fait écho à ce que j’ai pu également observer pendant mes heures perdues consacrées à la généalogie. En effet, en généalogie on se rend vite compte de l’absence des femmes dans les actes d’état civil ou autres documents officiels ; ou tout du moins, du peu d’informations qui est donné à leur sujet. Leur vie est souvent contée au travers de celles des hommes qui les entourent. 

« En reposant le livre, je réalisais alors que bien souvent au cours de l’Histoire, pour les hommes, cela leur suffisait que les femmes n’existent que pour enfanter d’autres hommes et les élever. Et si une femme venait à donner naissance à une fille, alors avec un peu de chance, elle grandirait pour ensuite donner naissance à un homme. Il m’apparaissait alors que toute l’inquiétude liée au fait de ne pas être mère se résumait à cette histoire, ce sous-entendu qu’une femme n’est pas une fin en elle-même. Elle est un moyen pour arriver à l’homme, qui lui grandira, se déplaçant dans le monde au fil de ses exploits et deviendra une fin en lui-même. Tandis qu’une femme est un lieu de passage au travers duquel l’homme peut arriver. J’ai toujours eu la sensation d’être une fin en moi- même (n’est-ce-pas le cas pour tout le monde ?) mais peut-être que j’ai toujours douté du fait que cela soit suffisant justement à cause de cette longue lignée de femmes omises comme de réelles destinées et perçues comme des lieux d’arrivée pour les hommes. »5p.158

L’influence d’un regard 

Reste que l’expérience de la narratrice vient d’un regard hétérosexuel, cisgenre et monogame et que cela se ressent parfois beaucoup. Je m’y attendais cependant et les quelques avis de booktubeur-ses6Des créateur·ices sur YouTube qui se spécialisent dans le monde du livre, de la lecture et de l’édition. que j’avais glanés avant d’acheter le livre m’en avaient avertie. Ses arguments finissent par rejeter les normes (et évidemment surtout celle de la maternité comme but inhérent à la vie des femmes) mais non sans parfois d’abord les réitérer de façon étrange. De plus, elle a parfois des réflexions très naïves et douteuses, voire déplacées. Elle dit par exemple jalouser les hommes gays de son entourage pour leur coming-out : 

« Je voulais pouvoir me dire : je connais cette partie de moi-même depuis que j’ai 6 ans. Certaines personnes m’ont beaucoup condamné à cause d’elle, mais maintenant je me sens bien mieux. Je me sens bien mieux depuis que j’ai pu faire mon coming-out. Ma vie est maintenant réellement la mienne »7p.160

Bien que je comprenne le sentiment naïf qui amène cette réflexion, il n’en est pas moins troublant qu’une personne hétérosexuelle fantasme et même jalouse un dispositif qui a pour but d’aider des personnes marginalisées à mieux communiquer sur leur identité après avoir littéralement dû se cacher pour survivre en société. 

Plus tard, elle déclare aussi vouloir une petite amie pour une triade qui rééquilibrerait sa vie et sa relation avec son copain : 

« Quand je pense à ce que je veux vraiment, c’est une petite amie pour moi et Miles. Je veux une petite amie pour compenser sa masculinité avec quelque chose de plus féminin, pour que notre foyer soit plus équilibré, et ma vie aussi ; pour que je n’ai pas à lui demander des choses qu’il ne peut pas me donner, le genre de compagnie que seule une femme puisse me donner. Je veux une petite amie et un petit ami à la fois. Je veux une femme pour nous plus qu’un bébé. Je pense que cela rendrait tout bien plus facile, doux, sincère et juste. »8p.104-105

De la même façon, on peut entendre son désir d’équilibre et d’harmonie dans son couple, mais plusieurs éléments dérangent : le fait qu’elle ne fasse reposer ce désir que sur le supposé déséquilibre des genres amené par la masculinité de son copain, le fait qu’elle perçoive la possibilité d’une triade comme la seule solution à ce « problème » et enfin le manque total de considération pour cette hypothétique petite amie comme d’une personne à part entière qui, ironiquement, ne semble pas avoir de « fin en elle-même » à ses yeux puisqu’elle n’interviendrait que comme une force cosmique qui rétablirait un équilibre perdu et non comme un individu avec ses besoins, ses demandes, ses limites et ses propres problèmes… 

Vivre et laisser vivre 

Malgré cela, elle parsème le livre de passages destinés à rappeler que cet exercice de remise en question personnelle n’est en aucun cas un appel à juger et critiquer la décision d’avoir ou de ne pas avoir d’enfants comme des erreurs universelles, mais bien d’établir ces deux choix comme tout aussi valides et acceptables. 

« Pendant les semaines qui suivirent, je commençais à me sentir mal à l’aise auprès de Nicola, me sentant à la fois supérieure et honteuse. Pourquoi pensais-je que cela importerait à Nicola si je n’avais pas d’enfants ? Vivre d’une certaine façon n’est pas la critique de toutes les autres. Est-ce-cela la vraie menace que pose une femme sans enfants ? Pourtant la femme sans enfants n’est pas en train d’affirmer qu’aucune femme ne devrait en avoir, ou que tu (toi, la femme avec une poussette dans les mains) a fait le mauvais choix. Sa décision concernant sa vie n’est pas un commentaire de la tienne. La vie d’une personne n’est pas un commentaire politique ou général sur ce que toutes les vies devraient être. Tous les autres styles de vies devraient pouvoir exister auprès du nôtre sans absolument aucune menace ou jugement. »9 p.134

Le livre suit donc l’évolution de la narratrice au fil des années et ses propos deviennent moins binaires, plus éclairés et plus tolérants sans pour autant minimiser son refus de maternité comme légitime. Au cours de son écriture, elle utilise notamment les phases du cycle menstruel comme séparations et titres de certains chapitres et cela participe à son exploration personnelle et à sa réconciliation avec ses désirs et ses refus intimes, tel un travail d’écoute et d’acceptation de soi au fil des hauts et des bas qui peuvent jalonner une vie. Cette lecture m’aura permis non seulement d’entendre l’écho dont je ressentais le besoin sur mon refus de maternité mais également de me confronter à d’autres idées qui auront pu enrichir mes réflexions quant à ce choix si personnel qui, comme toujours, n’en reste pas moins politique. 

« Le problème est que la vie est si longue, et tant de choses y arrivent par accident. Des choix fait en une semaine peuvent avoir un impact sur une vie entière. Et la prise de décision n’est pas toujours sous notre contrôle. Ainsi, bien que je ne me vois pas avoir d’enfants, c’est étrange d’imaginer que je n’en aurais vraiment pas. Pourtant, la non-maternité semble tout aussi merveilleuse, incroyable et spéciale que la maternité elle-même. Toutes deux me paraissent être une sorte de miracle, une sorte d’exploit. L’exploit de suivre ce que la nature exige et l’exploit de lui résister, à leur façon, les deux sont vraiment beaux, impressionnants et difficiles à accomplir. Le mérite égal de combattre la nature et de se soumettre à elle. Tous deux valides et précieux. »10p.182

Motherhood de Sheila Heti a été publié en 2019 par la division Vintage de la maison d’édition Penguin Random House UK après sa publication initiale par Harvill Secker en 2018. 

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