« Naître » Mythologie personnelle d’une artiste-chercheuse, enfant trop curieuse.

Quand j’étais petite fille, j’éprouvais une curiosité toute particulière pour un livre qui trônait dans la bibliothèque familiale, et qui m’était bien évidemment interdit, « Naître ». Cet ouvrage de Lars Hamberger et Nilsson Lennart avait pour ambition à l’époque de sa publication ( 1990 ) d’offrir une lecture scientifique mais vulgarisée de la grossesse, de la conception à l’accouchement. Il est illustré de nombreuses photographies allant des fœtus in utero au post-partum. 

Très jeune, bien avant l’âge de 10 ans, et avant de réellement savoir « comment on fait les bébés », j’ai été confrontée à ces images de femmes en plein d’accouchement, mais surtout à leurs vulves. Des vulves ouvertes et rougies, d’où émergeaient des crânes déformés de nouveaux-nés. Ces images ont été la première vision que j’ai eu d’une vulve. À force de compulser « Naître », toujours en cachette mais avec un accord maternel tacite voir encouragé, je me suis conditionnée à voir la vulve, non pas comme le lieu du sexuel, mais comme le lieu de l’accouchement. 

Les années passent et sans grande surprise, je suis devenue mère à deux reprises. Ces grossesses sont intervenues à un moment de ma vie où je développais une pratique artistique que je théorisais dans une thèse. L’expérience de la maternité est devenue assez naturellement le centre de mes préoccupations artistiques. 

Dans une première série, Les Parturientes, j’ai brodé au point de croix un accouchement par voir basse découpé en une dizaine de scènes. Ce travail a été réalisé pendant la grossesse de mon premier enfant. Au lieu de lui tricoter de la layette, je brodais. Les images sont comme pixelisées, le travail ne s’appréhende alors que dans son ensemble et demande de la distance pour être vu. Cette série est précédée d’un premier travail plus grand au point de croix représentant cette fois-ci une césarienne. L’enfant est extirpé du ventre par deux mains gantées, encore lié à sa mère par le cordon ombilical. La réalisation de cette pièce a agi comme exutoire à mes propres peurs, la broderie a été investie d’un rôle magique, plus je brodais, plus je contrais ce possible destin et évacuais ma peur. 

Mes torchons ont également été réalisés pendant cette période de ma vie. J’ai bâti cette série dans le but d’aller à l’encontre de la sacralisation de la grossesse où la femme est bien souvent réduite à son utérus, esclavagée par le fœtus qui grandit en elle. Comme si porter « la vie » devait contraindre la femme a une pureté en pensée et en actes. Dans des draps anciens, déjà troués, tâchés, portant la trace d’un vécu, je brode de fil noir des corps, des sexes, puis j’utilise une peinture liquide délayée dans beaucoup d’eau, de manière à ce que le tissu l’absorbe, créant ainsi des tâches colorées en lieu et place des vulves, tétons, bouches… Ces images proviennent, pour cette série, de sites pornographiques dédiés aux amateurs de femmes enceintes. Toutes ces femmes représentées seules ou en couple, se masturbant, pénétrées, faisant des fellations, exhibant leur vulve ont comme dénominateur commun ce ventre rond. Par cette spécificité, ces images rompent avec les images habituellement propagées par la pornographie et cette grossesse pornographiée trouble de manière inquiétante l’image d’Epinal de la femme enceinte, mère de fécondité, vierge parturiente. Elle démystifie un sujet tabou par l’obscène. 

Le choix de l’utilisation de la broderie n’est pas un choix anodin. En effet, par son histoire, son apprentissage obligatoire jusque dans les années soixante et sa fonction symbolique de rite de passage de l’enfance à l’âge adulte, la broderie crée un espace féminin, un matrimoine où peut se penser et se transmettre une histoire féminine, celle du vécu et de l’intime. 

Depuis l’essor de la performance dans les années soixante-dix, « l’intime est politique ». Le vécu féminin devient un matériau artistique est la maternité devient un sujet légitime de création. Les artistes utilisent leur art au service d’une quête d’identité. Elles tentent de se définir en analysant les rapports existants entre leur statut d’artiste et celui de mère, ce afin de pouvoir en inventer de nouveaux et se posent dans une différenciation sexuée de manière volontaire affirmant que la procréation et la création ne font qu’un, que la procréation est une création. 

Mary Kelly met au centre de sa recherche artistique la relation qu’elle entretient avec son enfant. L’installation Post-Partum Document s’étale de 1973 à 1979, des premières minutes de l’allaitement jusqu’au moment où l’enfant sait écrire son prénom. Elle regroupe un nombre de matériaux et d’éléments divers : empreintes du bébé et de couches sales, des diagrammes, des croquis… Kelly fait de sont vécu le matériau de l’œuvre, elle abat les cloisons entre l’art et la vie, transmet son expérience de la maternité à celle des spectatrices et spectateurs. Ainsi, l’expérience de la maternité fait œuvre. Le mode autobiographique sur lequel est pensé ce travail évoque la tradition du journal intime ce qui permet de se placer dans une filiation féminine. De manière générale, le journal est écrit par la jeune fille et s’arrête le plus souvent lors de son mariage ou à la naissance de son premier enfant. Kelly poursuit la narration et nous offre ainsi sa propre vision de la vie où la création artistique et la procréation sont liées. 

Diane Arbus, Jenny Saville, Diana Quinby et d’autres artistes encore vont se représenter dans des autoportraits, enceintes, et avec leurs enfants. En 1945,Diane Arbus réalise une photographie d’elle pour son compagnon parti à la guerre. La même année, après la naissance de sa fille, elle reprend la pose mais tient maintenant son enfant dans les bras. Par cet acte, elle se place dans la tradition de l’autoportrait de l’artiste au travail, affirmant ainsi son statut d’artiste (photographe) et son statut social (mère). 

La série Continuum de Jenny Saville va, tout comme chez Arbus, lui permettre d’asseoir ses deux statuts, celui d’artiste et celui de mère. Dans ses nombreux autoportraits, elle se peint nue, de face, assise, les jambes légèrement écartées, laissant poindre son ventre rond. La série a été réalisée de 2005 à 201, de la naissance de son premier enfant à la naissance du second. Sur ses immenses tableaux sont apposés des coups de peinture ou du graffite noir. Ils donnent de la vibrance et du mouvement au corps. Le visage est fatigué, le corps se tient comme il peut, tout en contenant les enfants, qui bougent, virevoltent, ne tiennent pas en place, se dédoublent. Saville expose la maternité sans fard, elle l’éprouve et nous la partage. 

C’est autour de son corps que Diana Quinby va construire ses dessins qui explorent sa grossesse. Dans l’un, elle se représente fragmentée, en plongée. Femme-tronc, elle expose la protubérance qui lui sert de ventre. Dans un autre autoportrait, elle est debout, en contre-plongée, tenant dans ses mains ses outils de travail. Dans ces deux dessins, elle tient à chaque fois un ou plusieurs crayons en main, comme si elle prenait note de ses changements physiques. Elle s’observe sous tous les angles, tente de saisir un instant fugace mais décisif dans la vie d’une femme, celui de la maternité. 

Cette maternité serait pourtant la source même de l’impossibilité des « femmes-artistes » d’être des artistes, « comme les hommes ». Comme le soulignent Stéphanie Lachat et Agnese Fidecaro, le corps féminin serait une entrave à la création, le simple fait d’avoir un utérus1 Je parle ici de personnes cisgenres. , lieu de la procréation empêcherait la création : 

« Comment celles à qui l’on assigne un rôle reproducteur, non seulement biologique mais aussi social, pourraient-elles en même temps être acceptées et reconnues comme des créatrices libres et puissantes, qui pourraient aller jusqu’à remettre en question les fondements sociétaux ? Ainsi, elles peuvent être artisanes, mais non artistes ; elles peuvent faire, même bien faire, mais pas créer ». 2 LACHAT, S., FIDECARO, A., « Introduction : la création comme profession : perspectives historiques et enjeux contemporains de la recherche sur les femmes artistes », FIDECARO, A., LACHAT, S., Profession, op. cit., p. 16  

C’est pourquoi Annette Messager, consciente d’être une « artiste dévaluée » puisque femme fait le choix de refuser la maternité. Pourtant, la maternité et de l’engendrement traversent sa pratique. Pour la série Le repos des pensionnaires exposé la première fois à la galerie Germain, Annette Messager devait, à la demande de la marque Woolmark qui était sponsor, réaliser une œuvre en laine. Après avoir vu un moineau mort sur un trottoir, elle décide en rentrant chez elle, d’en refaire un à partir de plumes qu’elle habille ensuite d’un petit tricot fait de ses mains. Elle répétera ce procédé ou utilisera des moineaux empaillés, vêtus, comme pour le premier, d’une minuscule layette. Elle habille les oiseaux comme l’on joue à la poupée, elle côtoie le monde de l’enfance et se met dans la peau d’une petite mère. Foucault, dans La volonté de savoir, explique que savoir, c’est avoir le pouvoir. Cette « volonté de savoir » explique le désir des artistes de prendre le pouvoir sur la corporalité féminine, notamment au prisme de la maternité qui a longtemps été exclue des préoccupations de féministes. Ainsi, artistes et chercheuses participent à un vaste mouvement d’émancipation des femmes, de leurs désirs, de leurs identités, des corps, afin de sortir d’une normalisation. Telles des Sorcières, elles remettent au goût du jour l’idée de savoirs féminins dans une volonté d’empowerment.

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