De la sexualité avant l’Histoire de la sexualité ? Le Foucault de 1964.

La sexualité, cours donné à l’université de Clermont-Ferrand en 1964, est paru en octobre 2018 chez l’édition de Seuil. Dans ce cours, Foucault nous donne une vision panoramique des hypothèses qu’il approfondit plus tard dans les quatre volumes de l’Histoire de la sexualité. Son objectif est de comprendre la transformation de la sexualité comme un fait de la nature, comme une donnée biologique en discours.

Il précise que la sexualité se situe « au bord extérieur de la culture, ce qui lui reste, pour une part immense, irréductible et inassimilable. 1Foucault, Michel, La sexualité, Paris, Seuil, 2018, p. 3. » D’après Foucault, le discours moral de la même manière que le discours politique ont essayé sans cesse de codifier la sexualité, pour qu’elle devienne compatible avec la structure de la culture occidentale, « une culture qui a été marquée par le patriarcat et la monogamie. 2Ibid., p.5 » L’émergence des familles nucléaires, la transformation du mariage en contrat civil et le renforcement de la domination masculine sont des phénomènes qui apparaissent au fur et à mesure dans l’histoire de l’occident pour réglementer la sexualité selon les impératifs de la culture.

Faut-il avoir peur du Marquis de Sade ?

Malgré l’ancienneté du « discours de la sexualité » pour reprendre l’expression de Foucault, c’est surtout à l’époque moderne que nous constatons « l’apparition d’une conscience problématique de la sexualité.3Ibid., p.11  » Foucault indique également que ce n’est pas par hasard que « Sade est contemporain du code civil. 4Ibid., p.11 »  Selon lui, les écrits de Sade mettent en avant le côté destructeur et immaitrisable de la sexualité. L’utopie sadienne s’oppose au projet des Lumières et à la théorie du contrat social, surtout en raison de l’importance que le prisonnier de la Bastille accorde à la satisfaction immédiate et cruelle du désir. Cette étrangeté entre la sexualité dans sa dimension non sublimée et immorale le code civil comme le seul vrai garant de la « paix perpétuelle » devient un enjeu philosophique majeur au siècle des Lumières. D’après Foucault, l’idée d’une normalité sexuelle traverse l’époque moderne depuis la Révolution française jusqu’à Mai 68.

La sexualité, est-elle naturellement perverse ?

Foucault précise qu’à l’époque moderne, « l’analyse de la sexualité n’est faite qu’à partir des perversions. 5Ibid., p.61» En d’autres termes, la sexualité n’a pas une existence en soi et elle n’apparait « qu’à travers l’analyse des perversions. 6Ibid., p.61 » Même si l’intérêt général pour comprendre la genèse des perversions date depuis l’époque des philosophes grecs, cependant il a fallu attendre le XIXe siècle pour qu’elle devienne une des questions fondamentales, en démographie, en psychanalyse et en criminologie. « Pendant tout le XIXe siècle, la déviation sexuelle va garder ainsi ce statut marginal, entre le crime et la maladie, n’étant ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre.7Ibid., p.63»

Dès le début du XIXe siècle les scientifiques ainsi que les philosophes commencent à s’intéresser sérieusement à l’enfance, cette phase relativement négligée de l’existence humaine en sciences humaines. Chez Freud, l’enfant n’est pas un être pur et innocent mais un être sexué. La liaison que Freud a établie entre les traumatismes de l’enfance et la fabrique des perversions intéresse à la fois des pédagogues et des politiciens du temps moderne. La sexualisation de l’enfance va de pair avec la rationalisation de la sexualité. Désormais la maîtrise de la sexualité au sein des familles ainsi qu’à l’école commence dès le plus bas âge et se renforce lors de la puberté et plus tard dans la vie conjugale. Freud souligne que l’homme désirant est égoïste et cherche la satisfaction immédiate de ses besoins, alors que la civilisation met l’accent sur la sublimation comme un moyen, afin de canaliser le côté pulsionnel et sauvage de l’existence humaine. Les propos de Freud à ce sujet dans ‘La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes’ intéressent particulièrement l’archéologue du savoir. Le fondateur de la psychanalyse a voulu établir une distinction précise entre la morale naturelle et la morale sexuelle civilisée. Si la morale naturelle est fondée sur la libre satisfaction des envies de l’homme, la morale sexuelle civilisée vise le détournement et la sublimation des pulsions. Autrement dit, dans la pensée freudienne le progrès de la civilisation est lié à la transformation répressive des pulsions de l’homme en création artistique, en littérature et en science. Par ailleurs, Freud indique que « d’une façon très générale, notre civilisation est construite sur la répression des pulsions. 8Freud, Sigmund.  La morale sexuelle civilisée et les maladie nerveuses des temps modernes, P.U.F, 1969,   p.33 » L’idée qu’il développe plus tard dans Malaise dans la civilisation, en mettant l’accent sur le côté répressif de la civilisation occidentale et son hostilité à l’égard de la libre poursuite des envies naturelles de l’homme. Autrement dit, « l’homme devient malheureux, parce qu’il ne peut pas supporter la quantité des frustrations que lui impose la société au service de ses idéaux. 9Freud, Sigmund. Malaise dans la civilisation, Paris, Flammarion, 2010, p. 104.»

L’individu moderne, ce malheureux …

Le malheur de l’homme civilisé est directement lié à ce que Foucault nomme la « mise en discours de la sexualité » dans les cours donnés à l’université de Vincennes en 1969. « Le discours comme lieu d’émergence du désir ; lieu où il prend ses formes symboliques ; où il subit ses déplacements, ses métaphores, ses métonymies, où il se répète et où il est réprimé.10Foucault. Op, cit., p.107 » La question principale n’est pas de savoir « comment la sexualité s’investit dans le discours ; mais comment la sexualité peut devenir objet pour le discours.11Ibid., p. 109 » La modernité est profondément marquée par le souci d’un encadrement strict et réglementé de la sexualité, qui vise sa dénaturation et sa transformation en objet du discours. Un processus qui se réalise en plusieurs étapes. Vers la fin du XVIIIe siècle, le contrôle des populations et la réglementation du mariage ont abouti à la création de toute une jurisprudence sur la sexualité. Au XIXe siècle la sexualité est un objet des réflexions philosophiques chez Schopenhauer et Nietzsche. En psychanalyse, Freud et ses collaborateurs essayent de comprendre le lien entre la névrose et la sexualité et nous constatons enfin au XXe siècle, l’apparition de l’idée de la libération sexuelle considérée comme une forme de l’émancipation.  La transformation de la sexualité en objet du discours est censée « favoriser le mariage et lutter contre le célibat, réduire au maximum les limites de l’inceste, faire du mariage un acte proprement civil (ni religieux, ni sexuel) et maintenir les femmes en état d’infériorité (malgré les campagnes féministes de Rose Lacombe et Olympe de Gouges.12Ibid., p. 143 »

Peut-on trouver le salut de l’âme dans la libération sexuelle ?

Foucault termine son analyse de la sexualité en s’intéressant à la question de la sexualité dans les utopies modernes et plus particulièrement chez Sade et Herbert Marcuse. L’impact de Bataille et Klossowski est déterminant en ce qui concerne son analyse de l’utopie sadienne. Selon Bataille, le libertin de la Bastille n’a jamais été un révolutionnaire, par ailleurs « le sens de la révolution n’est pas donné dans les idées de Sade ; en aucune mesure, ces idées ne sont réductibles à la révolution. 13Bataille, George, La littérature et le mal, Paris, Folio, 1990, p.78 » Bataille précise également que l’utopie sexuelle sadienne est marquée par une soumission totale à l’impératif du Mal. Le sujet sadien n’est pas libre dans ses actions et ses pensées, car il ne fait que suivre les commandements du mal, considéré comme un impératif catégorique.

Klossowski est allé encore plus loin dans ses réflexions sur l’utopie sadienne, en mettant l’accent sur la sacralisation du mal. Selon ce dernier, Sade est en réalité le fondateur d’un ordre quasi religieux basé sur le principe du Mal et la haine absolue du Bien. La raison pour laquelle, « il n’est donc pas étonnant que ce soient les normes, les institutions existantes que Sade décrit comme structurant la forme même des perversions.14Klossowski, Pierre, Sade, mon prochain, Paris, Seuil, 1967, p.27 » En effet, « dans le contexte de ce que l’on nomme le libertinage rien n’est moins libre que le geste du pervers. 15Ibid., p.29 » Pour Klossowski, l’utopie sadienne n’est qu’un fantasme, marqué par une absence totale des libertés fondamentales. Foucault en suivant les arguments de Bataille et Klossowski, mentionne à juste titre que « les utopies sexuelles ne sont jamais anarchiques. 16Foucault. Op, cit., p.194 » Dans le cas de l’utopie sadienne, nous constatons que la sexualité est profondément codifiée et obéit aux règles strictes, même si ces règles peuvent changer d’une personne à l’autre. Chacun des maitres imposent ses propres lois et chacune des victimes vit sa soumission au désir de l’autre à sa propre façon. Autrement dit, la codification de la sexualité est tellement stricte et contrôlée que l’acte du libertinage n’est plus « un retour à une nature animale mais une non-animalité systématiquement aménagée. 17Ibid., p.195 »

La libération sexuelle, entre l’espoir et l’illusion

Foucault termine son analyse de l’utopie sadienne en précisant que la réglementation de la sexualité chez Sade n’est ni naturelle ni sociale, elle est simplement aliénante et notamment très peu libératrice. Au XXe siècle, Marcuse envisage de mettre sur le même plan la libération sexuelle et la lutte des classes à partir d’un postulat anthropologique novateur : la fabrique d’une société libérée des contraintes du principe de la réalité. Marcuse précise que « la libre satisfaction des besoins instinctuels de l’homme est incompatible avec la société civilisée,18Marcuse, Herbert, Eros et civilisation, Paris, Minuit, 1963, p.15 » la raison pour laquelle le désir de l’homme a été foncièrement réprimé par les codes moraux et les impératifs culturels. L’homme civilisé est malheureux et traumatisé, car il sait « qu’une satisfaction pleine et sans douleur de ses besoins est impossible. 19Ibid., p.25 »

Marcuse se réfère régulièrement aux grands écrivains de l’époque romantique allemande dans son analyse du malheur de l’homme moderne. Schiller définissait la civilisation « comme établissement de la tyrannie de la raison sur la sensibilité 20Ibid., p.177 » et Marcuse voyait dans la société libérée d’avenir, un certain retour à la sensibilité. Foucault précise que la démarche de Marcuse est singulière, car en se basant sur les arguments de Schiller, Marx et Freud, il arrive à élargir la notion de l’émancipation, en mettant l’accent sur l’épanouissement personnel du sujet ainsi que la satisfaction de ses désirs matériels et non matériels. En Mai 68, les écrits de Marcuse influencent une jeunesse qui considérait le marxisme soviétique obsolète et indifférent vis-à-vis de l’homme et de ses besoins.

En essayant de repenser la question de l’émancipation en dehors du cadre limité des infrastructures économiques et les lois du marché, Marcuse a donné une nouvelle vie à la théorie critique, en inventant les concepts tels que la « désublimation » ou le « principe du rendement ».

Le mot de la fin

Les cours donnés à Clermont-Ferrand et à l’université de Vincennes sont essentiels pour mieux comprendre les hypothèses qui animent par la suite toute sa réflexion sur la sexualité dans les séminaires donnés au collège de France et dans son l’Histoire de la sexualité.

Malgré l’aspect novateur et inédit de ses considérations sur le « discours de la sexualité », Foucault sous-estime fondamentalement la puissance du corps et sa résistance face aux impératifs de la culture. Il est également à préciser que chez Foucault (de façon générale), le corps de l’homme est considéré comme une entité passive, prisonnier et dépendant des dispositifs régulateurs du discours dominant. L’idée fortement contestée par des cliniciens, des psychologues  et certains psychanalystes qui nous prouvent que le corps d’un être vivant résiste, modifie et même se révolte contre son assujettissement et sa chosification. Autrement dit, le rapport du corps aux dispositifs normatifs de la culture et à la jouissance n’est pas unidimensionnel et encore moins uniforme. En effet, le corps n’est jamais dans une soumission totale face aux impératifs disciplinaires et régulateurs du discours dominant. L’aspect qui n’a pas été suffisamment étudié chez Foucault d’après certaines féministes comme Judith Butler.

Foucault analyse la notion de pouvoir ainsi que son mode de fonctionnement à l’époque moderne, tout en abordant l’idée selon laquelle il est toujours possible de résister au pouvoir et à sa vision normative de la sexualité. Cependant la résistance, en tant que concept et pratique à la fois n’est pas suffisamment approfondie dans ses divers enseignements. Pour Butler, la résistance est une performance transgressive. Une déviation des règles que le discours dominant nous impose. Selon elle, les homosexuels, les lesbiennes et les transgenres s’opposent à la domination hétérosexuelle, en mettant l’accent sur le caractère multiple du processus de la sexuation. Se travestir, l’androgynisme ainsi que l’identité queer dépassent les frontières limitées et le discours extrêmement codifié de l’Occident chrétien et patriarcal sur la sexualité. Selon Butler, l’auteur de l’Histoire de la sexualité ne s’intéresse pas suffisamment à la révolte des minorités sexuelles contre la répression hétérosexuelle.                  

 

Amirpasha Tavakkoli est doctorant à l’école des hautes études en sciences sociales.
Sa thèse porte sur la Révolution française et l’analyse de son impact sur la philosophie politique britannique de la fin du XVIII début du XIX siècle.
Il a déjà publié des articles sur les philosophes du siècle des Lumières.

         

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