Etre une femme sous la Révolution culturelle chinoise

  • Bonjour Camille-Victoire, est-ce que tu pourrais nous parler un peu de toi, pour commencer ? 

J’ai très tôt eu un lien avec l’Asie et plus particulièrement avec la Chine. Mon premier intérêt a été celui, tout bête, pour une culture qui différait complètement de la mienne mais que je ne voulais pas réduire à un simple exotisme. J’ai commencé à apprendre la langue chinoise au collège, puis j’ai fait une année en école préparatoire de lettres à Brest suivie d’une double-licence LCER chinois et histoire ainsi qu’un Master d’Études Chinoises à l’Université Rennes 2. En 2016, j’ai entamé une thèse à l’Université de l’INALCO à Paris, sous la direction de Mme Xiao-Hong Xiao-Planes et de M. Jin Guangyao (Université de Fudan, Shanghai).

C’est ma directrice qui m’a encouragée à faire des femmes le sujet principal de ma thèse, qui porte aujourd’hui sur les questions de « genre et de sexualité dans la génération des jeunes instruites de 1966 à 1976 ». Je pense qu’en tant qu’ancienne jeune instruite elle-même, elle a été consciente de contradictions qui ont émaillé sa vie de femme. Je cherchais moi-même à approfondir ma compréhension naïve et incomplète d’une décennie souvent présentée sous l’angle de l’oppression systématique, en particulier dans le cas des pratiques intimes, amoureuses et sexuelles. Mon projet de recherche s’appuie notamment sur les sources médicales, judiciaires et politiques traitant des femmes et de leur sexualité. Entre 2017 et 2019, j’ai également réalisé une dizaine d’entretiens semi-directifs.

 

 

  • Concrètement, comment se sont passés / se passent les entretiens ? Comment as-tu été capable de créer cet espace de confiance avec tes discutantes ?

Ces entretiens se sont déroulés à Shanghai au cours de trois missions de recherches, étalées sur trois ans et qui ont duré entre deux et trois mois chacune. J’ai établi un questionnaire semi-directif à partir de questions découlant de mes recherches, questionnaire qui s’est également nourri de l’étude d’enquêtes historiques et sociologiques portant sur les sexualités humaines. Après quelques questions portant sur l’identité générale de la personne (âge, situation économique, situation maritale, niveau d’éducation…), j’aborde avec mes discutantes leur expérience personnelle de la Révolution en lien avec la santé des femmes (périodes menstruelles, maternité…), leurs expériences de l’amour et de la sexualité (relations sexuelles maritales, sentiments amoureux, visions de la sexualité, connaissances pratiques de l’orgasme…).

J’essaie d’établir un climat de confiance et surtout, d’échange, en faisant le lien avec mes propres ressentis afin de « dédramatiser » l’entretien. Mon identité sociale joue un rôle dans la conduite de mes enquêtes. Je viens de France, un pays qui véhicule une image très fantasmée en Chine. Si je suis plus jeune que mes discutantes, le fait que je sois étrangère et que je puisse m’exprimer en chinois suscite la bienveillance et l’indulgence de mes discutantes. Des amies doctorantes chinoises, qui ont elles-mêmes interrogé des femmes, n’ont pas bénéficié des mêmes conditions d’entretien, les discutantes n’hésitant pas à tracer une ligne hiérarchique marquée.

  • Est-ce que les résultats sont représentatifs selon toi ? Quels sont les biais éventuels ? 

L’une des premières limites méthodologiques de mes entretiens est celle du réseau de convenance qui doit se tisser autour de contacts qui me présentent à des femmes susceptibles d’accepter de répondre à mes questions. On m’avait prévenue que personne n’accepterait de me répondre si je n’étais pas déjà intégrée dans un réseau. Mon échantillon s’est donc construit autour de personnes qui se connaissent et qui possèdent des caractéristiques sociales similaires, ce qui a conditionné la deuxième limite méthodologique de mes entretiens.

Le profil et le nombre de mes discutantes font que mon échantillon est assez peu représentatif de l’expérience de la Révolution culturelle. Elles ont en moyenne 65 ans. Elles sont, pour la plupart, nées à Shanghai et ont été envoyées dans les campagnes chinoises à partir de 1968 pour être rééduquées par le travail agricole et la pensée paysanne. Elles sont restées environ trois ans à la campagne et ont repris une scolarité avant de se marier. Elles ont bénéficié d’un emploi stable et d’une bonne éducation scolaire. Toutes ont été mariées au moins une fois, deux d’entre elles ont divorcé une fois et l’une d’entre elles s’est remariée. Elles n’ont eu qu’un seul enfant, la politique de l’enfant unique ayant commencé à la fin des années 1970.

  • En quoi était-il important d’aborder cette question. Quelle lumière cela apporte-t-il à notre connaissance de la Révolution culturelle chinoise ?

À mon sens, il était important de revenir sur deux aspects problématiques pour la recherche actuelle : le caractère répressif de la Révolution qui aurait fait l’omerta sur les discours et les pratiques de la sexualité ainsi que la subordination (voire la disparition) de la conception du genre comme principe hiérarchique. Étudier les pratiques et les régulations entourant la sexualité des femmes m’a permis de comprendre que la réalité était bien plus complexe : les sources médicales et judiciaires montrent par exemple qu’il existe bien une conception spécifique de la femme et de sa sexualité. Les sources gynécologiques publiées durant la Révolution abordent la femme comme un corps qui continue d’être structuré autour de la maternité.

  • Comment se sont interpénétrées les sphères de l’intime et du politique à cette période ?

J’ai le sentiment que la Révolution a continué d’opérer une captation des sphères de l’intime par le politique, au moins sur le plan idéologique. Le viol sur les jeunes instruites est interprété par les archives judiciaires de l’époque comme un crime politique, c’est la nature politique corrompue des agresseurs qui les a conduits à s’opposer à la pensée maoïste. Les sources gynécologiques sont souvent préfacées par des extraits de discours de Mao Zedong qui rappellent que les notions de santé et d’hygiène féminines sont importantes car elles contribuent directement à la productivité et au bien de la collectivité. Sur un plan plus pratique, l’absence de structures précises concernant le licite sexuel et les grandes disparités socio-économiques entre villes et campagnes ont permis des expériences intimes, sexuelles et amoureuses très contrastées.

  • Sous la répression, il y avait donc un espace d’émancipation pour les femmes ? Que voulait dire « être femme » dans la Chine de la Révolution Culturelle ? 

Je pense qu’il est difficile de parler de « répression » ou « d’émancipation », car ce sont des termes trop absolus qui gomment tout un dégradé d’expériences déterminées par des facteurs très variés et variables. Les jeunes instruites se sont pliées, souvent par obligation et parfois par engagement, aux exigences de l’État qui les envoyaient dans les campagnes ; mais certaines en ont profité pour négocier avec leur identité de femme et les significations qui entouraient ce statut. Par exemple, certains témoignages de femmes montrent qu’elles ont voulu prouver qu’une égalité entre hommes et femmes était possible en travaillant autant que les hommes. Cette volonté avait un coût physique et mental pour ces jeunes femmes qui mettaient leur santé en péril. Cette vision de l’égalité hommes-femmes est également problématique car ce sont les femmes qui ressentaient la nécessité de s’adapter aux hommes, et non l’inverse.

  • Cela a-t-il changé quelque chose aux dynamiques de couple ? 

La remise en cause de certains rapports de genre se perçoit dans la vie quotidienne des jeunes instruites que j’ai interrogées. GYQ1 Extrait d’un entretien conduit en français à Shanghai en mars 2018 avec une discutante chinoise.  l’exprime ainsi : « Au début, mon mari ne voulait pas laver le linge ou faire la vaisselle, il disait que c’était aux femmes de faire ça. Je lui ai dit que je travaillais dehors, comme lui. Il lavait son linge, je lavais le mien ». Il s’agit de situations très spécifiques qui ne s’appliquent pas à l’ensemble des femmes durant la Révolution. GYQ a poursuivi une formation universitaire après n’être restée que trois ans à la campagne, un séjour plutôt court par rapport à la moyenne. Elle a obtenu un poste de professeur dans un lycée de Shanghai et a eu la chance de voyager à l’étranger.

  • Qu’en est-il de la sexualité ? 

Elle est au cœur de nombreuses contradictions. Grâce à la contraception et au plan de contrôle des naissances introduit dès le milieu des années 1950, les femmes mariées sont peu à peu confrontées à une sexualité récréative qui n’est plus seulement axée sur la procréation. La virginité féminine reste toutefois un impératif social. Le couple hétérosexuel monogame marital est le seul cadre sexuel admis, les structures de popularisation de la santé2Les manuels de connaissances sur le corps et la sexualité sont difficilement accessibles. et de la sexualité sont difficilement accessibles. Cette hiérarchisation des sexes est pourtant officiellement critiquée par le Parti. Un rapport après enquête sur des cas de problèmes menstruels chez des jeunes instruites s’inquiète du manque de connaissances physiologiques (shengli) et pathologiques (bingli) des jeunes filles. On cite le poids exercé par certains modes de pensée issus de l’ancienne société (jiu shehui) qui prônent la supériorité de l’homme sur la femme3Shanghai shi shangshan xiaxiang zhishi qingnian zhong : huan pifu bing, yuejing bing diaocha qingkuang de huibao 上海市上山下乡知识青年中:患皮肤病,月经病调查情况的汇报 [Rapport d’après enquête de la ville de Shanghai sur la situation des maladies dermatologiques et menstruelles au sein des jeunes instruits envoyés à la campagne], shanshai shi weisheng ju geming weiyuanhui fawen gaozhi, 12 juillet 1974. Archives municipales de Shanghai, B242-3-571-47..

  • Ce tabou ne touche que la sphère publique ?

Il est certain que les politiques socio-politiques et culturelles de la Révolution ont réduit un espace de verbalisation autrefois dédié à la sexualité. Le manuel de Connaissances sur la santé des femmes4Sheng Dan Jing 盛丹菁, funü baojian zhishi妇女保健知识 [Connaissances sur la santé des femmes], Presse scientifique et technologique de Shanghai, octobre 1964, première édition. (funu baojian zhishi) de Sheng Dan Jing (盛丹菁) est publié en octobre 1964 à Shanghai. Il contient un chapitre dédié exclusivement à la sexualité humaine. Sa réédition en novembre 1970 voit le chapitre disparaître. Cela ne veut pas dire que l’on cesse de tomber amoureux et de désirer. On sait que des copies de l’ouvrage érotique Le cœur d’une jeune fille ( shao nü de xin 少女之心) circulent chez les jeunes instruits. Les interactions sociales avec les paysans et l’observation de la nature ont pu offrir des formes d’éducation amoureuse et sexuelle. Ces contradictions ont contribué à nourrir, chez certains adolescents, des représentations et des expériences intimes teintées de souffrance morale. Pour Yihong Pan5Pan Yihong, Tempered in the revolutionary furnace, Lanham, Lexington books, 2003, pp 181-203., la découverte de l’amour et de la sexualité s’oppose à l’idéal de sacrifice imposé par la culture révolutionnaire.

  •  Qu’en est-il de la transgression ?

Certains témoignages et sources judiciaires semblent apporter quelques pistes de réflexion. Je pense que l’éloignement familial, la précarité économique et le temps passé dans les campagnes ont pu contribuer à certains rapprochements amoureux et sexuels. La pratique du concubinage dans certaines fermes militaires est évoquée par Michel Bonnin dans Génération Perdue6Bonnin Michel,Génération perdue. Le mouvement d’envoi des jeunes instruits à la campagne en Chine, 1968-1980, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004. Celle de la violence sexuelle est plus difficile à situer : dans les sources judiciaires, le terme de jianwu revient fréquemment. S’il est souvent traduit par « viol », il recouvre en réalité des comportements illicites qui vont du viol à la séduction. Il est souvent difficile de savoir s’il s’agissait de relations sexuelles imposées ou de relations consenties pré ou extra-maritales.

 

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