En décembre dernier, une vidéo montrant plusieurs dizaines d’adolescents à genoux, mains sur la tête, encadrés par des policiers a fait le tour du monde. Interpellés devant un lycée de Mantes-la-Jolie pour « participation à un mouvement armé » suite à une grève scolaire, ils ont passé plusieurs heures à genoux, puis assis. Cette situation, qui a largement choqué à l’international, a suscité en France les réactions les plus diverses, parmi lesquelles un certain nombre d’approbations, y compris à gauche. 150 ans plus tôt, la comtesse de Ségur publiait Diloy le chemineau, dans lequel une châtelaine de douze ans réputée pour son orgueil, Félicie d’Orvillet, est battue par un travailleur pauvre en état d’ivresse. Le roman est l’histoire de ce scandale, auquel les personnages réagissent diversement, la majorité tenant la jeune fille pour seule coupable. À première vue, les jeunes des classes populaires de Mantes et cette petite aristocrate de province n’ont rien en commun, mais leurs histoires sont révélatrices de rapports de force qui se sont cristallisés au XIXe siècle et nous régissent encore largement aujourd’hui.
Chez la comtesse de Ségur comme à Mantes, c’est l’auteur des faits qui, fier de livrer ses exploits, les fait connaître. Il revendique le droit de pouvoir toucher Félicie sans son consentement pour lui apporter une aide qu’elle ne lui a pas demandée, et le droit de découvrir ce corps pour le frapper, après qu’elle-même lui ait donné un coup de pied et lui ait craché à la figure. Les coups visent à la défendre, mais le crachat a une portée symbolique majeure qui rappelle leur différence de classe sociale. Diloy répond par des coups, eux aussi ritualisés, qui rappellent sa propre supériorité, en tant qu’homme et en tant qu’adulte. Punir Félicie de cette façon vise à anéantir la perception qu’elle pourrait avoir d’elle-même comme sujet, comme personne libre et agissante disposant d’une capacité à consentir, ce que le chemineau explique très bien en disant : « Elle avait beau gigoter, me cracher à la figure, elle l’a eu tout de même. »

Diloy et Félicie vivent dans un monde en mutation. Avec le suffrage universel masculin, la conscription, l’égalité entre hommes est devenue un principe de plus en plus tangible. La propre mère de Félicie considère qu’en tant qu’aristocrate, la jeune fille aurait dû savoir éviter la colère d’un homme pauvre et que son ivresse excuse, tout en affirmant – elle ignore encore ce qui s’est passé – qu’« En France, la loi protège tout le monde : il n’est pas permis de maltraiter un homme sans en être puni ». C’est récent, et ça ne concerne pas tout le monde : le fouet est supprimé des peines afflictives en 1791, les violences conjugales pénalisées dès 1802, les châtiments corporels interdits à l’armée en 1848, l’esclavage est aboli la même année, et les animaux ne peuvent plus être maltraités depuis 1850. Enfants et adolescents sont devenus les seules personnes légalement frappables, au nom d’un droit de correction que la jurisprudence préfère au droit pénal (ce qui n’implique bien entendu pas que la loi soit appliquée pour les autres). Ce nouvel ordre du monde, dans lequel les hommes adultes favorisent leur cohésion en s’accordant des droits identiques, exclut Félicie, qui pense son intégrité et sa sécurité mieux assurées dans un monde féodal fantasmé que dans un régime où tous les hommes sont égaux et où les enfants sont également à leur merci. Défenderesse de l’égalité entre les hommes, la cousine de Félicie donne tort au chemineau en son nom même : parce qu’il est un homme, parce qu’il est un adulte, il n’aurait jamais dû ni s’enivrer, ni la frapper.
Les problématiques liées à l’honneur, à l’humiliation comme moyen légitime de réduire à néant l’agentivité des jeunes – « Voilà une classe qui se tient sage » peut-on entendre sur la vidéo – sont consubstantielles aux événements de Mantes-la-Jolie. Les images ont suscité des réactions diamétralement opposées : pour les uns, elles ont une portée universelle, rappelant les victimes de la Seconde Guerre mondiale, qui sont de tous les âges et de toutes les classes sociales ; pour les autres, elles représentent des jeunes, et ce n’est rien de plus qu’une mise au coin généralisée, une extension de l’ordre familial ou scolaire, d’autant plus mise en avant qu’elle a eu lieu au même moment que le débat sur l’interdiction des châtiments corporels sur les enfants à l’Assemblée. Partout, on s’est demandé si pareille interpellation aurait eu lieu dans les quartiers riches, mais ceux qui soutiennent cette forme de répression le font en raison de l’âge des intéressés, et non de leur classe sociale présumée : pour eux, les enfants et les jeunes sont devenus l’une des figures majeures de l’altérité. Leurs corps et ceux des adultes ne sauraient être d’égale dignité.
Si des élans de solidarité ont eu lieu partout en France, il n’y a pas eu de manifestations massives sur place. D’après un journaliste de Libération, cette absence apparente de soutien répond avant tout à des logiques territoriales : « Des trentenaires du Val Fourré voisin […] expliquent pourquoi le quartier ne s’est pas embrasé : en définitive, peu de gamins étaient originaires de ces grands ensembles-là. Saint-Exupéry et Edmond-Rostand sont des lycées de secteur qui n’englobent pas que les quartiers populaires. Un trentenaire du Val Fourré, mi-cynique mi-résigné : « Je ne comprends pas pourquoi ils se sont agenouillés. Si ça avait été des gamins d’ici, jamais ils n’auraient accepté. » Comme Félicie l’aristocrate, les jeunes du Val Fourré auraient donc un rang à tenir pour s’assurer de la solidarité de leur entourage.
L’humiliation des jeunes de Mantes-la-Jolie n’est que l’avatar le plus récent d’une domination protéiforme. Si les rapports de classe, la racialisation, les questions de genre font l’objet de nombreux travaux, l’âge reste bien souvent le point aveugle des analystes, parce qu’il est le plus souvent considéré dans nos sociétés comme un critère de discrimination et de domination pertinent, sur lequel il est donc inutile de réfléchir. Pourtant, on ne peut comprendre ces rapports de pouvoir qu’en les replaçant dans un contexte plus large : celui de la naissance des adultes comme catégorie sociale, un processus historiquement récent et toujours en cours.
Maialen Berasategui est historienne et journaliste. Elle a écrit La Comtesse de Ségur ou l’art discret de la subversion (PUR, 2012). Elle est également chroniqueuse à La Compagnie des auteurs (France Culture) et à Écoute ! Il y a un éléphant dans le jardin (Aligre FM), où elle interroge les multiples façons dont l’âge affecte les rapports sociaux.