Créer avec son sang. Entretien avec Claire Parizel

En Marges – Artiste plurielle, tu réalises des œuvres très diverses, à commencer par cet étonnant masque réalisé à l’aide de tes cheveux et de ton sang menstruel. Quel place a l’organique dans ta pratique artistique ?

Claire Parizel – C’est assez troublant de lire ta question, parce que je n’aurais jamais pensé utiliser le mot « organique » pour désigner ma pratique. Mais, après une rapide réflexion, le terme est absolument évident. Tu l’as dit, j’utilise mon sang menstruel que je récolte grâce à une cup. Aussi mes cheveux qui, tissés sur la brosse à force d’être peignés, deviennent semblables à des petits coussins moelleux. Ceux d’autres personnes parfois aussi. Avec cela, je réalise des objets. Des images que je place dans des cadres, eux-mêmes peints avec du sang dont la couleur est si belle. Des bijoux dans lesquels je me sers des cheveux tissés comme d’une petite couverture duveteuse et animale.

Ou ce masque, dont tu parles, et que j’ai confectionné à partir de papier journal dans une esthétique volontairement frustre. Un peu lunaire. Comme une sorte de masque rituel pour une divinité qui jetterait un œil curieux et muet sur notre monde. Cela fait aussi plusieurs années que je crée des carnets uniques sous le nom La Géode. Ce sont des objets au design inédit conçus pour la personne qui m’en fait la demande. Là, j’ai pu utiliser le sang pour recouvrir des plumes avant de les coller sur la couverture, ou colorer les reliures. J’ai parfois inclus des cheveux. Dans cette approche, une des premières façons de parler de la place de l’organique est de dire qu’il est directement disponible. Cela peut paraître étrange de penser à ce sang, ces cheveux, comme des matières premières alors qu’on voudrait d’abord à les mettre au rebut. Mais justement. Lorsque venait le moment décrocher les cheveux de la brosse, je trouvais idiot de les jeter. La texture était trop agréable. Et pour le sang, cela part du même intérêt pour la matière : j’adore voir ce sang qui colore l’eau de douche les premiers jours des règles. C’est une substance liquide, parfois un peu visqueuse qui a un potentiel chromatique délirant. C’est extrêmement puissant. Dès que j’ai eu une cup, s’est imposée comme évidente l’idée de collecter ce sang pour l’utiliser. A l’usage, je peux voir que selon les jours de « récolte », le liquide n’a pas les mêmes propriétés. Couleur, aptitude à s’oxyder (devenir brun), odeur aussi. Dans mon cas, je préfère utiliser le sang des premiers jours, qui est plus neutre et plus brillant. Car, c’est aussi une des qualités de cette matière : l’albumine qu’il contient vernit la surface peinte une fois qu’elle est sèche.

Photographie de Juliette Lancel (2020)

Et, en plus du sang et des cheveux, j’ai aussi fait des essais avec des ongles assemblés sur la première page d’un carnet que j’ai appelé Ragnarök. C’est une référence au mythe de l’Edda scandinave dans lequel il est dit que le bateau sur lequel arrivera Loki pour sonner le cor de la fin du monde sera le « Naglfar ». Un bateau fait des ongles des morts… Sans croire en aucune façon au mythe, je me demande toujours si les ongles que j’ai collés compteront comme matériau possible pour le bateau après ma mort… Quand je t’en parle, je réalise que ce carnet cristallise certains des thèmes qui me sont chers. Mythologie, puissance des récits, attention au corps, et incarnation matérielle de symboles. Mais quand j’y réfléchis un peu plus, il me semble que cette affaire d’ongles mythologisés pour préparer la fin du monde raconte aussi une nécessité personnelle, très radicale, d’aller vers l’organe. Et, y allant, se rendre compte qu’il est double. Je dis double car c’est d’abord là où se passe l’action de la vie. Mais double car c’est aussi là où nous ne pouvons pas aller. Ce qui nous échappe… Cela, parce que je ne peux pas devenir mon foie ou mes poumons. Même si j’essaie très fort. Et, dans ce sens, avoir recours à des matériaux organiques, c’est aussi une façon de maintenir vive cette étrangeté radicale de l’organe que je ne peux pas comprendre mais que je ne veux pas banaliser et oublier.

Et là, pour te parler de cela, je dois évoquer Antonin Artaud, un poète ardent du début-milieu XXè qui a écrit des pages qui sont tantôt absurdes et tantôt d’une lucidité éblouissante. Son idée d’un corps sans organe : un corps qu’on pourrait reformer à volonté et qui oscillerait entre la chair vue comme viande et le sublime. Pas sublime au sens de Kant et Burke pour qui cette notion désigne, pour le dire rapidement, une force si singulière qu’elle remettrait en question toute esthétique et toute organisation harmonieuse du monde. Non, sublime au sens des des sciences physiques : ce qui a été sublimé, ce qui est passé de l’état solide à l’état gazeux. Dans mon travail, il y a bien la promesse du changement d’état. Si on utilise un matériau organique, c’est qu’il a changé de statut. Détaché du corps vivant sur lequel il a pu se développer, il est employé pour une seconde vie. Pour cela, utiliser de l’organique, c’est prendre la mesure de la transformation. Mais une transformation idiote, presque. Je ne prends pas du sang ou des cheveux selon leur signification symbolique mais bien parce que ce sont des choses à prendre. Des objets dont je peux me saisir pour voir comment les utiliser. C’est une façon de construire un lien avec ce qui est tombé du corps. Tombé de l’arbre, tombé hors de l’existant.

Mais en fait, cette opération de récolte puis d’utilisation des matériaux organiques vise à rendre visible une étrangeté qui est tout le temps présente. Est-ce que tu n’as jamais pris tes mains pour palper ton corps, découvrir ton squelette sous ta peau pour ne pas comprendre à qui sont tes côtes ? En ce sens, utiliser l’organique comme je le fais, en le récoltant comme si mon corps était un lieu de production dont je peux bénéficier, c’est maintenir l’étrangeté face au fait d’être ici et maintenant. Donc, produire les conditions du questionnement et du seul travail qui importe : être en vie.

EM – Peux-tu nous dire quelques mots de ton parcours artistique et intellectuel ? 

CP – J’ai un parcours plutôt atypique dans lequel artistique et intellectuel ne sont jamais bien éloignés l’un de l’autre, quel que soit le domaine, et malgré les découpages disciplinaires. Sans grande originalité, ma première passion a été la mythologie égyptienne et je me souviens que mon tout premier exposé concernait la momification. Je me revois, en classe de primaire, avoir amené un livre qui se dépliait, pour montrer à toute la classe comment on enlevait les viscères par les narines une fois que le corps avait été séché dans le natron. Malgré ces bonnes prédispositions, je ne suis pas devenue médecin légiste mais j’ai fait une classe préparatoire scientifique. Je le dis en plaisantant : je n’aurais jamais songé à être médecin légiste. Après la classe prépa maths/physique, j’ai intégré une école d’ingénieur (Centrale Lille). Mais je ne me projetais pas du tout dans cette identité. Alors, mi-hasard, mi culot, j’ai passé le concours d’entrée à l’Ecole du Louvre. Je l’ai eu ! Et j’ai fait le premier cycle en histoire de l’art. Et après cela, j’ai voulu me former en sciences humaines alors j’ai étudié à l’EHESS en histoire des sciences et des techniques où j’ai aussi suivi des séminaires d’anthropologie. Après cela, j’ai débuté une thèse avec le laboratoire des Mines de Paris avec lequel j’avais collaboré pour mon mémoire … thèse dont j’ai démissionné au bout de 6 mois car ce format doctoral à temps plein ne me permettait pas de me consacrer à ce qui comptait vraiment pour moi.

De façon rétrospective, je pourrais dire que le champ de l’art s’est vraiment ouvert pour moi quand je suis arrivée à l’École du Louvre. Pour la première fois, je découvrais que des choses qui me fascinaient étaient des données anthropologiques fondamentales. Le rapport à la mort, aux funérailles, à la transmission, aux mythes, aux relations inter-espèces et, de façon plus générale, à l’infinie inventivité qu’ont déployée les vivants pour chercher ce qu’exister pouvait signifier. Là, je me suis spécialisée en égyptologie et aussi en art contemporain où j’ai pu découvrir des artistes qui m’ont beaucoup impressionnée comme les actionnistes viennois et, plus généralement, le champ des performances à partir des années 1960 en Europe, Etats-Unis et aussi au Japon. J’ai aussi rencontré le travail de Lionel Sabatté, un artiste contemporain qui utilise de la poussière et des ongles pour faire des sculptures très puissantes. Je retiens surtout ses papillons et ses loups. Je pense que ce sont ses productions qui m’ont aussi aidée à dépasser la limite culturelle du rebut pour rendre l’organique utilisable. Pour le sang, je crois que c’est surtout la Pietà ronde de Malouel, un peintre français des environs 1400, qui a rendu possible son utilisation. Le tableau conservé au Musée du Louvre présente la cinquième plaie du Christ, ouverte, avec un chapelet de perles rubis qui s’en écoule. La représentation est précieuse, comme le veut le style dit du « gothique international ». Mais, ce qui frappe, c’est ce fond d’or avec cette masse sanglante qui dégouline en caillots réguliers. Encore une fois, comme je le disais tout à l’heure, c’est l’alliance du corps dans ce qu’il a de plus prosaïque (le sang) avec le sublime (ce corps qui n’en est plus un puisqu’il est mort et qu’il est devenu un instrument de rédemption pour ceux qui y croient). Après y avoir passé trois ans, j’ai pu constater que le musée du Louvre était rempli de corps sanguinolents ou de références franchement morbides. Bien sûr, quand j’utilise mon sang, je pense au Christ et à cette tradition gigantesque qui me précède. Mais je suis athée … alors pourquoi ne pas précipiter la Jérusalem Céleste sur la terre et utiliser le sang qui sort de moi, qui est propre, et disponible en abondance ?

EM – Est-ce que tu politises l’intime dans ton art, et si oui, comment est-ce que ça se traduit ?

CP – L’histoire de l’art, l’histoire des sciences, l’anthropologie et la sociologie l’ont bien montré : le politique irrigue tous les champs de la vie. Donc j’aurais du mal à dire que mes gestes sont déconnectés de tout positionnement politique. Pour la raison très simple qu’ils sont situés et qu’ils s’organisent avec un ensemble de discours et de représentations partagés par des groupes spécifiques face auxquels je me positionne.

De façon plus concrète, maintenant, je peux dire qu’un des aspects les plus immédiats de l’organique est qu’il appartient au champ du déclassé, de l’abject. Ce qui, tombé hors du corps, est devenu un déchet. Tant que l’ongle est sur nous, il est admissible et digne de mille soins. Mais sur le sol de la salle de bain, il est devenu immonde. De même, le cheveu qui, détaché du crâne, est saisi entre deux doigts dégoûtés pour être jeté. Ont-ils changé de nature ? Anthropologiquement, oui. Le rapport aux éléments organiques est profondément culturel, et j’ai été très inspirée de voir d’autres pratiques dans d’autres groupes humains. Les Ramparamp de l’île de Malekula par exemple. Ces sculptures d’ancêtres confectionnées à partir du vrai crâne du défunt.

Au contraire, ma pratique vise à ne pas utiliser un objet pour ce à quoi il est associé habituellement, mais pour ce que sa matière dit ou permet. En fait, c’est exactement le principe du hacking. Pour cette raison, mon geste est politique, et très situé.

Et, plus loin, toucher les matières sans se demander celles qui sont culturellement admissibles permet de regarder celles des pratiques qu’on considère, par habitude, comme normales alors qu’elles sont franchement questionnables. Pourquoi être dégoûté de ce bijou que j’ai fait avec mes cheveux, une fois tombés, alors que l’on porte sur nos pieds la peau d’un animal tué pour l’occasion ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas porter de cuir. Mais qu’avec cet exemple, le recours à l’organique peut aussi agir comme révélateur. Et, donc, transformateur.

Un second volet du politique est qu’il y a aussi, bien sûr, l’idée du recyclage. Lorsqu’on choisit de ne pas voir ce qui est sorti du corps ou, par extension, du système de consommation domestique, comme déchet mais comme matériau nouveau. Sur ce modèle, j’utilise aussi des déchets de papiers (cartons, etc…) pour confectionner du papier recyclé avec ma marque POIESIS.

Par contre, je ne suis pas certaine de travailler avec la catégorie de l’intime. Au contraire. Peindre avec son sang, c’est faire exactement l’opération inverse puisqu’il s’agit de rendre publique une matière tenue secrète, abjecte, alors qu’elle m’occupe 5 jours sur 25 soit près d’un cinquième de ma vie actuelle de femme. C’est créer en disant « c’est là ». La matière est là, réelle, très concrète et néanmoins complexe. Désacraliser le sang, aussi. Oui, on peut l’utiliser. Non, il n’est pas tabou. Il n’est pas chargé magiquement. C’est un « simple » pigment. Et en ce sens, il s’agit de rendre visible et banal cet écoulement qui, trop encore, interdit à des filles d’aller à l’école quand elles ont leurs règles, oblige des femmes à se tenir hors de la société car elles sont considérées comme impures… Et alors, cette articulation là de l’intime avec le social est bien sûr politique. Mais je crois que ce que je fais avec le sang, j’essaie de le faire avec les cheveux. C’est en tant qu’il est considéré comme abject et qu’il peut devenir une raison suffisante d’exclusion et de domination qu’il m’intéresse aussi. Donc, plutôt que politiser l’intime, je dirais que je politise l’organique.

Et là, on touche à une troisième façon de regarder le politique. Il y a, comme je l’ai dit, à la base de ma démarche, un premier geste, qui est celui de partir du corps. Mais un corps étranger. Ces côtes qui se trouvent sous ma peau et qui se trouvent être mes côtes. Prendre la mesure de cette chose qui est mon véhicule et mon lieu. Et, contrairement au papier recyclé, les cheveux et le sang sont pour le coup anthropologiquement très chargés. Lieux de la vie, vitalité, force… je ne pourrais même pas lister tous les récits et mythes qui les mentionnent. Donc les utiliser comme objets, c’est acter, en creux, le fait qu’ils ont déserté le corps. La force a diminué. Or, si tu me parles de politique, je pense forcément à Castoriadis, un philosophe de la fin du XXè siècle qui a consacré sa pensée à la question du politique et, en particulier, aux conditions d’instauration d’une société autonome. La citation est un peu longue, mais à propos. «  Cela signifie qu’il n’y a pas de sens qui nous soit donné comme cadeau, et pas davantage de garant ou de garantie du sens, qu’il n’y a d’autre sens que celui que nous créons dans et par l’histoire. Autant dire que la démocratie, comme la philosophie, écarte nécessairement le sacré ; en d’autres termes encore, elle exige que les êtres humains acceptent dans leur comportement réel ce qu’ils n’ont presque jamais voulu accepter vraiment ( et qu’au fond de nous-mêmes nous n’acceptons pratiquement jamais), à savoir qu’ils sont mortels. Ce n’est qu’à partir de cette conviction indépassable – et presque impossible – de la mortalité de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que nous pouvons vivre comme des êtres autonomes, voir dans les autres des êtres autonomes et rendre possible une société autonome » (dans Physis, création, autonomie, Les Carrefours du Labyrinthe 5, Seuil, 1997, p.249)

Donc, je dirais que l’organique est précisément le laboratoire du politique. Marqueur de la vie, de sa fragilité et de son irréductible étrangeté, il est le lieu sur lequel doit se porter l’attention pour espérer faire advenir l’autonomie.

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