Les aveux de la chair, quatrième et le dernier volume de l’Histoire de la sexualité, est paru il y a quelques mois alors que Foucault ne voulait pas de publication posthume. Apparu en dernier, ce livre est pourtant le premier volume de sa recherche considérable sur la généalogie de la sexualité. Du monde gréco-latin au XIXème siècle victorien, Foucault s’est intéressé aux différentes façons dont la sexualité a été représentée et codifiée depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne. Dans Les aveux de la chair, il s’est intéressé plus particulièrement à la morale chrétienne et son souci de dire et de comprendre la vérité du désir. Foucault critique surtout l’hypothèse selon laquelle le christianisme est considéré comme la religion des interdits moraux. L’idée de rédiger un entretien fictif nous a paru intéressante, étant donné le destin singulier de ce livre. En essayant de construire un dialogue fictif avec Foucault, nous avons essayé de relever des points les plus importants du livre sur la sexualité, l’impératif du dire-vrai, la libido et le désir. Nous avons également voulu rester le plus possible fidèle au style de Foucault dans les interviews qu’il a données au cours de la dernière décennie de sa vie.
En Marges ! : Les aveux de la chair : pourquoi avez-vous choisi ce titre pour le dernier volume de votre considérable étude, Histoire de la sexualité ?
Michel Foucault : J’ai choisi ce titre car ce travail porte particulièrement sur le rôle joué par le christianisme dans la formation du sujet moderne. Une problématique que j’ai approfondie en mettant l’accent sur l’influence immense de la morale chrétienne dans la modification de notre rapport au désir d’une part et au savoir d’autre part.
E.M. : Voulez-vous expliquer un peu plus votre propos ?
M.F : Mon point de départ est une idée très simple : selon moi, le christianisme n’est pas la religion du renoncement au désir, celle du péché et de la culpabilité, comme cela a été dit au siècle des Lumières ou au XIXème siècle par Schopenhauer ou Nietzsche. Au contraire, la question de la sexualité est au centre du christianisme ; par ailleurs, la pénitence, la virginité, l’importance de la chasteté ou encore les grandes règles monastiques renvoient toutes à ce qu’on peut considérer comme du sexuel dans le christianisme.
E.M. : Cependant nous savons que l’Église a fortement condamné l’homosexualité, la prostitution, les relations sexuelles extra-maritales ou la masturbation infantile. Autrement dit, elle n’était pas favorable à une sexualité hédoniste, orientée vers la recherche du pur plaisir et indifférente à l’égard du souci de la reproduction de l’espèce.
M.F : Eh bien, cette idée est partiellement fausse : le christianisme, notamment au début de son histoire, a dû s’adapter à une idée de la sexualité stoïcienne/néo-platonicienne déjà existante. Les éléments que vous venez d’aborder font partie d’une morale préchrétienne et ils n’appartiennent pas proprement au christianisme.
E.M. : Même si au départ ils ne faisaient pas partie du christianisme, ils forment aujourd’hui néanmoins le corpus moral de la chrétienté, me semble-t-il…
M.F : Il faut être prudent, car la gestion ainsi que la connaissance des plaisirs corporels ont été des sujets abordés au cours de l’antiquité gréco-romaine. En ce qui me concerne, j’essaye de montrer que le christianisme modifie fondamentalement le rapport du sujet à sa subjectivité, d’une manière qui n’existait pas auparavant. Un rapport inédit qui introduit la dimension du doute, de la vérité et de l’inquiétude dans le domaine du plaisir sexuel. D’après mes recherches, l’idée selon laquelle le christianisme est considéré comme la religion des interdits et la morale grecque comme une manière de vie libre et orientée vers le plaisir est très réductrice. En étudiant les textes des Pères de l’Église tels que Clément d’Alexandrie, Cyprien et Ambroise, j’ai compris que les interdits moraux qu’on attribue aujourd’hui au christianisme datent de bien avant lui et qu’ils ont été repris par la religion chrétienne dans un contexte social bien précis et pour des raisons sociopolitiques propres à l’époque que je ne peux aborder ici.
E.M. : Alors dites-moi, comment le christianisme modifie-t-il le rapport humain au désir, étant donné qu’il intègre tous les interdits moraux des siècles passés au sein de son système moral ?
M.F : Même si le christianisme est obligé de s’ouvrir aux codes moraux des siècles passés, il met néanmoins en avant l’importance de dire la vérité sur le désir. Il ne suffit pas de connaitre l’objet du désir ou de savoir le manier, il est aussi important de savoir dire la vérité du désir. Une vérité qui influence à la fois le rapport de l’être humain à ses semblables et à Dieu. Par ailleurs, le désir n’est pas la simple réalisation des rêves et des fantaisies humaines. Il relève d’une volonté, la volonté de conquérir ou d’obtenir quelque chose, mais jusqu’à quelle mesure l’être humain est-il sincère dans la résiliation de son désir ? Jusqu’où sera-t-il capable de suivre sa volonté ? Peut-on considérer sa volonté comme le reflet d’une volonté supérieure ? Toutes ces questions viennent s’ajouter à nos connaissances sur le désir et la sexualité à travers le christianisme.
E.M. : Existe-t-il une réponse à toutes ces questions dans la morale chrétienne ?
M.F : L’incertitude et le doute introduits par le christianisme rendent les choses plus compliquées. Premièrement, il est important de dire la vérité du désir. Deuxièmement, le dire-vrai est souvent vérifié par une instance suprême, et en dernier, le dire-vrai est également une interrogation perpétuelle de soi-même. Cette interrogation de soi-même, ce renoncement à la certitude met le sujet face à une certaine critique de sa propre subjectivité. La remise en question de soi-même comme le vrai devoir du sujet pensant, comme impératif catégorique, accentue l’importance du dire-vrai au sein du christianisme. Un dire-vrai soumis à un travail perpétuel d’évaluation et de réévaluation à la fois par le sujet et par son conseiller spirituel. C’est pourquoi il est difficile de donner une réponse exacte à ces questions.
E.M. : C’est-à-dire que nous resterons toujours dans l’incertitude et l’angoisse, ce qui rend au fond notre condition existentielle assez misérable !
M.F : Attention, le dire-vrai lance le sujet dans une recherche absolue de la vérité. Une vérité qu’il faut savoir verbaliser, et cette quête de la vérité donne un certain sens à la vie de chacun et chacune. Un sens qui est à son tour l’objet d’une évaluation critique par le sujet lui-même. Comprendre la vérité du désir, c’est ainsi que le christianisme arrive à problématiser le rapport du sujet à son désir charnel et au monde des vivants de façon plus large. Cette question occupe une place centrale, surtout dans les enseignements de saint Augustin, via l’accent qu’il met sur la virginité et la sexualité des couples mariés.
E.M. : Sur la virginité ?
M.F : Oui. Il ne faut pas considérer la virginité ou l’idéal de la chasteté comme un déni de la sexualité. Le christianisme, en accordant une importance majeure à la virginité, met la sexualité au centre de sa réflexion sur les conditions du sujet moderne. Combattre les tentations, savoir résister devant le désir, c’est ainsi que le sujet se rend compte de la grandeur de la sexualité. L’importance de la virginité va poursuivre l’être humain même dans le mariage. Comment peut-on faire l’amour sans aller vers le mal ? Faire l’amour, tout en étant capable de dire la vérité de ce qu’on fait. Si on peut dire le vrai de son désir, on doit être également en mesure de dire la vérité de l’acte sexuel. Cependant nous savons que le plaisir charnel, le moment de l’orgasme ou celui de la jouissance résistent à toute conceptualisation ou verbalisation. Que faire dans un tel cas ? C’est ainsi que le christianisme problématise d’une nouvelle manière le rapport du sujet pensant à son désir.
E.M. : Finalement, on ne peut pas dire la vérité sur la jouissance sexuelle, étant donné qu’elle dépasse les frontières du savoir et qu’elle est au fond une sensation particulière qui ne ressemble guère aux autres plaisirs.
M.F : La volonté est une notion centrale chez saint Augustin. Le sujet chrétien doit dire la vérité de son désir ; cependant, le plaisir sexuel dépasse la volonté humaine, surtout quand il est intense. Il appelle libido cette part incontrôlable du plaisir sexuel, son côté non maîtrisable. Que peut-on faire avec cette dimension purement involontaire et incontrôlable du désir, c’est la question que saint Augustin adresse au sujet chrétien. La problématique augustinienne est basée sur l’analyse critique de la conscience morale et de l’impératif de dire-vrai face aux excès du plaisir sexuel. Par ailleurs, les excès peuvent bien exister dans la vie sexuelle d’un couple marié, de la même manière que chez les libertins. Que puis-je faire en tant qu’être désirant devant le plaisir sexuel qui me rend totalement soumis à sa propre volonté ? Autrement dit, serait-t-il possible de dire la vérité du désir quand il échappe à ma conscience ? Vous voyez qu’on se retrouve face à un enjeu bien compliqué.
E.M. : Étant donné que nous ne pouvons pas contrôler les excès du plaisir sexuel, on ne sera donc jamais en mesure de dire la vérité sur le désir humain.
M.F : Et c’est pourquoi le rapport humain à la sexualité devient la question la plus importante concernant le sujet moderne chez Augustin. Même si l’homme n’arrive pas à contrôler sa volonté dans ce domaine, cela ne veut pas dire que son action est justifiée ou qu’il peut se laisser emporter par les excès du plaisir. Il est soumis à la règle du dire-vrai et, bien sûr, il se retrouve face à une énigme qui n’est pas simple à résoudre. C’est de là d’où provient toute la singularité du questionnement chrétien sur le rapport de l’homme à son désir. La connaissance de la sexualité se laisse remplacer par l’impératif de dire vrai sur le désir humain au sein du christianisme. Désormais le rapport humain à la sexualité devient une affaire purement subjective qui n’a rien à voir avec une quelconque réglementation externe.
E.M. : Le rapport à la sexualité deviendra une affaire purement subjective !
M.F : Il n’est pas nécessaire que le sujet sexué soit contrôlé par les institutions ou les lois extérieures à lui, le souci de la vérité et l’impératif du dire-vrai sur le désir sexuel mettent la sexualité au cœur de la vie humaine. Désormais ce n’est pas simplement la satisfaction du désir, mais aussi la connaissance de sa vérité qui deviennent les enjeux majeurs pour la modernité. Nous pouvons dire que, dans son immense intérêt pour comprendre la vérité du désir, le christianisme anticipe quelque part l’avènement de la psychanalyse, même si cette dernière à une vision laïcisée des êtres humains.
E.M. : Si j’ai bien compris, le christianisme problématise le rapport humain au désir d’une manière nouvelle. Dans la Grèce antique, la connaissance du désir sexuel était une question essentielle ; le christianisme introduit la question de la vérité du désir, en mettant l’accent sur la part non maitrisable et involontaire du plaisir sexuel.
M.F : Tout à fait. Par ailleurs, dans l’histoire du christianisme, le dire-vrai est plus important que le péché ou la tentation en soi. Il existe une très grande littérature sur l’importance du dire-vrai dans le christianisme et, très souvent, le fait de ne pas avouer la faute est encore pire que la faute elle-même.
E.M. : Maintenant ma question est de savoir où s’est formée cette nécessité de dire vrai et pourquoi a-t-elle joué un rôle si important en Occident ?
M.F : Il faudra chercher les racines de cet impératif dans les règles de vie monastique et ce que j’appelle plus particulièrement le pouvoir pastoral. Les règles de vie monastique invitent le sujet à être dans une position critique par rapport à lui-même et par rapport au monde. Il existe des codes de conduite qu’il faut respecter mais il n’y a aucune obligation ou châtiment pour celui ou celle qui ne veut pas obéir aux règles. Autrement dit, les réglementations sont beaucoup plus internes et subjectives. La particularité du pouvoir pastoral est liée à sa nouvelle conception du contrôle qui n’est pas répressive ou punitive, mais disciplinaire et subjective. À l’intérieur des monastères, les moines ont un cadre de vie à respecter et des principes à suivre. L’encadrement des sujets se base sur leurs capacités à devenir leurs propres responsables, en dehors de toute obligation ou contrainte extérieure. En cela le christianisme et plus particulièrement le pouvoir pastoral construisent les fondements du pouvoir disciplinaire. Savoir conduire la conduite des autres : à partir de ce principe, le christianisme invente des techniques tout à fait différentes pour l’encadrement des conduites humaines. La remise en question de soi-même, l’impératif de dire vrai ainsi que le souci de soi dans le sens de la maîtrise des actions et des pensées changent les rapports humains au désir et à la connaissance, et le christianisme joue un rôle vital dans ce processus, notamment en raison de son intérêt de comprendre la vérité du désir.
E.M. : Je vous remercie beaucoup pour cet entretien.
Amirpasha Tavakkoli est doctorant à l’école des hautes études en sciences sociales.
Sa thèse porte sur la Révolution française et l’analyse de son impact sur la philosophie politique britannique de la fin du XVIII début du XIX siècle.
Il a déjà publié des articles sur les philosophes du siècle des Lumières.