Émotions et intersectionnalité : Au corps et au cœur des luttes – Julien Quesne

I have…striven faithfully to give a true and just account of my own life in Slavery…to come to you just as I am a poor Slave Mother—not to tell you what I have heard but what I have seen— and what I have suffered.
– Harriet Jacobs (1861/1987, p. 242)

Ces mots d’Harriet Jacobs ne trompent pas, ils témoignent de sa propre souffrance, celle éprouvée et éprouvante d’une mère, d’une femme noire réduite en esclavage et qui révèle avec force, à partir de ce fragment de mémoire, l’histoire d’un vécu qu’elle ne tient que d’elle-même. Les émotions que suscite ce type de témoignage sont multiples, elles se manifestent à plusieurs endroits et leur intensité varie en fonction de l’écho qu’il provoque en soi et pour soi. L’expérience de ces souffrances liées à la race ou au genre, ou à toute autre catégorie ouverte par les théories de l’intersectionnalité laisse des marques sur les corps et les esprits sans pour autant que celles-ci soit à chaque fois palpable, accessible ou comprise de l’autre. Ces marques sont, à la fois privées et profondes, connectées et solidaires, portant en elles les conditions de possibilité de sororités et fraternités politiques transformatrices.

À ce titre, ce texte souhaite introduire les relations existantes entre les inégalités de race, de genre, de classe et les inégalités émotionnelles. C’est notamment à partir de l’influence de la fiction, de son impact social, émotionnel et cognitif sur les inégalités, que j’aborderai cette relation sous la forme de questions-réponses, en évoquant directement les représentations des catégories de l’intersectionnalité mentionnées ci-dessus et leur affiliation aux émotions dites « négatives » (peur, colère, tristesse, ressentiment). Pour ce faire, il m’apparaît incontournable d’intégrer la cognition au premier plan, tant cette dernière est à la base d’une partie de la compréhension de l’activité émotionnelle et de l’activité humaine en général. L’étude des émotions représente l’une des clés de compréhension des inégalités intersectionnelles et vient légitimer encore un peu plus l’idée d’un avantage épistémique défendu notamment par les théoriciennes féministes noires : bell hooks, Kimberley Crenshaw, Patricia Hill Collins pour ne citer qu’elles.

Les émotions, pour qui et pour quoi faire ?

Premièrement ce que l’on peut dire, c’est qu’analyser séparément les émotions des identités intersectionnelles, c’est perdre une partie de la constitution de ces identités. Les émotions façonnent et sont façonnées, entre autres, par la race, le genre et la classe. Ces inégalités intersectionnelles (Ragin et Fiss, 2016) produisent et sont aussi produites par les inégalités émotionnelles. Ainsi à chaque position sociale correspond un appareillage émotionnel qui contribue à lier les identités individuelles et collectives à des stéréotypes émotionnels prédéfinis (Schrock et Schwalbe, 1996).

Sur le plan culturel et social d’abord, les émotions participent à l’incorporation des inégalités de race, de genre et de classe en établissant des règles de sentiments (Hochschild, 1979), c’est-à-dire de ce qui est recommandé ou non de ressentir et qui peuvent justifier et légitimer ces inégalités. Sur le plan cognitif ensuite, ces émotions agissent en amont du processus de rationalisation, à travers la prise de décision, le raisonnement, le langage, la mémoire, elles fonctionnent comme un guide, c’est le marquage culturel et moral de l’émotion qui oriente, consciemment ou non, ces processus (Turner, 2000). Sans émotion, les fonctions cognitives de base sont inopérantes (Damasio, 2005).

Comment les émotions s’insèrent elles aussi dans des rapports de domination ?

La reproduction des processus culturels et cognitifs liés à l’influence des normes sociales à travers la fiction construit et entretient une hiérarchie qui maintient  inégalités et stéréotypes émotionnels. Cette influence s’incarne sous de multiples formes dont l’une d’entre elles agit via la fiction institutionnalisée et qui fait circuler des représentations particulières des émotions. L’omniprésence des contenus émotionnels véhiculés par les séries télévisées, par exemple, façonne le moi à travers une narration basée sur des croyances culturelles institutionnalisées (Fisher, 2005). Pour ne prendre qu’un exemple au sein des émotions dites « négatives », la colère a souvent été associée positivement à la forme la plus caricaturale de la masculinité (Pease, 2012) : la virilité. Le concept de la rage noire (Cose, 2011), lui, décrit à la fois une réaction interne aux injustices systémiques et une contrainte externe imposée par une société qui pathologise et craint cette colère.

Comprendre les inégalités intersectionnelles à travers ces émotions dites « négatives », c’est faire émerger le rôle des émotions comme celui d’un outil de contrôle social qui tend à maintenir les identités au sein d’une hiérarchie normée. Pour paraphraser Sue J. Kim (2013), personne n’est en colère pour rien, la colère est toujours dirigée vers quelque chose ou quelqu’un-e (p.4). Plus particulièrement, l’existence d’une colère racialisée oblige à s’interroger sur les fondements historiques, coloniaux, racistes et sexistes de son émergence.

Comment à travers la réappropriation des stéréotypes, les émotions négatives agissent comme des instruments de lutte ?  

Considérer que la cognition, par l’intermédiaire des émotions, est façonnée par la culture et notamment par les narratifs fictionnels (littérature, séries télé, etc.), c’est participer à une remise en question épistémologique et politique d’une naturalisation d’émotions négatives racialisée. Ces pensées et ces représentations associées aux émotions genrées, racialisées, etc., encore plus dans une société capitaliste avancée, sont alimentées en grande partie par la fiction.

D’un autre côté, considérer essentiellement la peur, la colère, la tristesse et le ressentiment, comme des émotions dites « négatives » ; c’est perdre les potentialités positives d’empowerment de ces dernières sur le plan de l’action politique. Le caractère politique et historique d’émotions comme la colère et le ressentiment chez les personnes racisé-es, par exemple, peut fonctionner comme l’un des moteurs de l’action, du changement, comme adjuvant de l’agentivité. Loin de couper l’action et les pratiques anticoloniales, les analyses de Fanon dans Peau Noire, Masques Blancs (2009) ou encore de Coulthard dans Peau Rouge, Masques Blancs (2018) permettent de faire le lien entre émotions dites « négatives » (colère et ressentiment) et subjectivités des personnes racisées.

Coulthard voit d’ailleurs dans la colère et le ressentiment l’émergence et la réhabilitation des subjectivités décolonisées.

Cette colère est-elle neutre ? Où se situe le lien entre expériences et représentations ?

L’expérience de la blessure coloniale et de sa continuation sous des formes plus élaborées du capitalisme continue d’alimenter, par la fiction notamment, certains processus émotionnels négatifs qui structurent l’identité narrative des personnes racisées, en d’autres termes comment est-on raconté et comment se raconte-t-on. La permanence de ce processus structure l’agencement des différentes fonctions cognitives, dépendantes des émotions. Mémoire, langage, raisonnement et prise de décision sont considérablement influencé-es par la colère et le ressentiment sans pour autant paralyser automatiquement ces différentes fonctions de toute impulsion, désir et potentialité.

Les travaux de Patricia Hill Collins (2016), Audre Lorde (1984) ou encore bell hooks (1995), décrivent admirablement bien la manière dont la rage noire peut servir d’avantage épistémique fondée sur la communalité de l’expérience et permettant de saisir comment cette colère est fondée sur le genre, la race, le sexe, la classe. Et comme souvent les fondations d’une idée de la colère pathologique reposent, en grande partie sur les représentations qui en sont données dans les productions culturelles.

Ces représentations assignées aux émotions dites « négatives » n’ont pas à être totalement subi et cette dernière peut devenir à travers la réappropriation de la narration, un outil de lutte politique. La colère, le ressentiment, la vengeance proviennent et s’inscrivent dans des rapports de domination, elles sont potentiellement l’une des réponses, l’une des étapes pour faire chuter le racisme et le sexisme systémique. La colère des hommes par exemple, (et des hommes blancs en particulier) est un outil de maintien du patriarcat dès lors qu’elle est la forme référente et légitime de la colère « juste ».

En revendiquant une colère féministe, les femmes menacent le statut du patriarcat, menacent les normes et les valeurs qui correspondent au groupe de référence, elles font preuve d’une agentivité et donc d’une rationalité que la colère était censée leur enlever. Cette colère transite par le discours et par toutes les formes narratives qui la rendent tangible et accessible au groupe.

Les stéréotypes émotionnels sur la colère font tout à la fois référence à l’histoire et notamment l’histoire coloniale, la rage noire ou la colère noire, celle des hommes en particulier a été construite par l’homme blanc comme basé sur un comportement sauvage et agressif, qui serait sans fondement et sans cause, une colère quasi instinctive et naturalisée, dépolitisée et qui fait peur, car elle réactive l’idée d’une soi-disante animalité noire que le colonialisme a et continue de véhiculer.

Conclusion

Au centre de cette réflexion se posent certaines questions concernant l’existence de co-variations systématiques des indicateurs de race, de genre et de classe avec les indicateurs d’émotions dites « négatives » qui ont également des effets sur la structure cognitive des individus. À partir de ces inégalités, les variations de récurrence, de contrainte et de diversité dans l’expérience vécue de ces émotions ont un impact sur la structuration cognitive de cette émotion (Gordon, 1990). L’intégration cognitive des images, des manières d’être et de faire se construit à partir des croyances et des normes émotionnelles associées aux différentes catégories de l’intersectionnalité. Toutefois, si le contexte culturel fixe les différents scripts émotionnels, le rôle de la cognition dans l’intégration et la permanence de ces scripts chez l’individu est décisif. Les émotions fonctionnent comme un centre de coordination pour l’évaluation des situations sociales (Wentworth, 1992). L’expérience de la colère, encore, est associée à différents moments, souvenirs et situations que la mémoire « stocke » et qui seront réemployés pour l’évaluation des prochaines situations (Gazzinaga, 1985).

Ces souvenirs, ces situations ont une histoire, dont les émotions dites « négatives » peuvent former l’une des nombreuses marques du colonialisme. En définitive, ces émotions de peur, de colère, de tristesse ou de ressentiment peuvent fonctionner, pour les personnes racisé-es, comme le point de départ de luttes politiques qui visent à déconstruire les inégalités systémiques dont ils-elles sont l’objet.

Auteur : Julien Quesne, doctorant en sociologie, Université du Québec à Montréal, quesne.julien_thomas@courrier.uqam.ca

Bibliographie

Cose, Ellis. 2011. The End of Anger : A New Generation’s Take on Race and Rage. New York : HarperCollins.

Coulthard, G. S. 2018. Peau Rouge, Masques Blancs : Contre la politique coloniale de la reconnaissance. Lux, Montréal.

Damasio, A. R. 2005. Spinoza avait raison: Joie et tristesse, le cerveau des émotions. Paris: O. Jacob.

Fanon, Franz. 2009. Peau Noire, Masques Blancs, Paris: Éd. Points.

Gazzaniga, M. S. 1985. The social brain: discovering the networks of the mind. New York: Basic Books.

Gordon, S. L. 1989. Institutional and impulsive orientations in slectively appropriating emotions to self. In D. D. Franks & E. D. McCarthy (Eds), The sociology of emotions : Original essays and research and research papers, Greenwich, CT : JAI Press, 115-135.

Hill Collins, Patricia. 2016. « L’épistémologie féministe noire ». Dans La pensée féministe noire: savoir, conscience et politique de l’empowerment, 383-412.

Hochschild, A. R. 2003. Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale. Travailler, 9(1), 19. URL : www.cairn.info/revue-travailler-2003-1-page- 19.htm

hooks, bell. 1995. Killing Rage: Ending Racism. New York: H. Holt and Co.

Kim, J. S. 2013. On Anger : Race, Cognition, Narrative. University of Texas Press, Austin.

Lorde, Audre. 1984. Sister/Outsider: Essays and Speeches. Trumansburg: Cross Press.

Quijano, Aníbal. 2007. « « Race » et colonialité du pouvoir ». Mouvements n° 51 (3): 111-18.

Ragin, C. C., Fiss, P. C. 2017. Intersectional inequality: race, class, test scores, and poverty. Chicago, IL: The University of Chicago Press.

Turner, J. H. 2000. On the origins of human emotions : a sociological inquiry into the evolution of human affect, Stanford, Stanford University Press.

Wentworth, W. M. (1999). Consciousness and the Potential for Contributions From Brain Science to the Sociology of Emotion, 183-212. In David D. Franks and Thomas S. Smith (eds.). Mind, Brain and Society, Stamford, Conn : JAI Press, 1999.

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