Notamment inspirés du mouvement Riot Grrrl et des Ladyfest1Voir ladyfest.org. américaines, des festivals punk-féministes se développent de part et d’autre de la frontière franco-allemande depuis 2003. Ceux-ci répondent à une organisation en deux temps, entre concerts et fêtes d’une part, et de l’autre ce à quoi nous allons particulièrement nous intéresser ici : débats, discussions et ateliers.
Avec leur héritage aux croisements des mouvements punk, féministe et queer, ces espaces modèlent des normes qui leur sont propres. Ils influencent de cette manière la perception du genre, les sexualités, et les (techniques du) corps. Cet article se propose ainsi d’explorer comment les festivals punk-féministes développent des techniques du corps « queer » qui viennent à la fois influencer les méthodes féministes historiques et développer de nouvelles revendications sociales.
Il s’appuie sur une étude des programmations et des supports de communications de près de cent événements, ayant eu lieu en France et en Allemagne, de 2003 à 2017. Viennent ensuite enrichir cette recherche des temps d’observation ethnographique. Le terrain allemand fait ici office de prolongation au terrain français et de référence européenne en la matière dans la mesure où il en constitue la scène la plus dynamique2Statistique établie depuis les sites ladyfest.org et grassrootfeminism.net.. Il s’agira de montrer comment les collectifs viennent revendiquer de nouvelles identités et queeriser leurs influences féministes issues de la deuxième vague.
Les dynamiques queer ont fait évoluer notre manière de penser les identités de genre. Comment cela impacte-t-il l’espace social et les revendications de ces festivals punk-féministes ?
En arrivant au Vernetzungsbrunch (« brunch de mise en contact ») proposé par le festival, un·e membre3Cette personne utilise le pronom sie*er, que l’on peut traduire par elle*il, s’appropriant ainsi les traditionnels pronoms féminin et masculin du collectif me propose, comme à chacun·e des participant·e·s, de coller sur mon t-shirt une étiquette mentionnant les prénom et pronom par lesquels je souhaite être appelée ou désignée.
Notes de terrain au festival Böse und Gemein de Dresde, 24 juin 2018.

En créant et revendiquant de nouveaux pronoms, à la manière de L. qui m’accueille au festival Böse und Gemein, les activistes des festivals punk-féministes créent de nouvelles identités, dans le dessein de dépasser la binarité masculin·féminin. De cette manière, ils·elles poussent encore plus loin ce jeu de l’androgyne décrit par Delphy (1997). Cette « utopie durable », comme elle l’appelle prend forme, s’incarne, plus largement cette fois, dans l’espace de la sous-culture punk féministe où l’on n’hésite cette fois pas à jouer avec le langage pour l’adapter à nos nouvelles identités, sur fond de revendications queer. L’utopie est alors élargie à toutes les formes de transgressions des normes de genre. Pour autant, elle trouve souvent ses limites aux frontières de l’espace-temps alloué au festival ou au collectif et les militant·e·s admettent elles·eux-mêmes que leurs revendications (post-)identitaires souffrent d’invisibilité (unsichtbarkeit en allemand) dans la sphère de la vie quotidienne.
Le festival devient alors un espace communautaire, un « monde diminué » (Goffmann, 1975), qui permet alors aux participant·e·s d’accéder « à une représentation d’elles[·eux]-mêmes qui les laisse, d’une certaine façon, hors de portée des jugements hétéro » (Caraglio, 1997). Les participant·e·s « développent une cohérence » (Caraglio, 1997) en marge des normes de genre traditionnelles, en réinventant par exemple les manières de se présenter et de s’adresser aux autres. Ces nouvelles normes viennent alors renforcer le caractère immersif des événements étudiés. En effet, ces principes n’étant applicables que dans des espaces ou des temporalités réduites, les individus qui y prennent part restent, dans une certaine mesure, soumis à l’existence de catégories sociales de genre binaires, auxquelles ils sont confrontés au quotidien. Une fois sorti·e de ces « micro-sociétés », il devient à nouveau difficile d’incarner une alterité parfaite à la binarité de genres. Et le « parfaitement ailleurs » (Caraglio, 1997) qui parvient à prendre forme dans ces espaces communautaires redevient donc « totalement inexprimable » en dehors du cadre de ces derniers.
Si les festivals punk-féministes développent cette perspective queer, ils s’inscrivent aussi dans un héritage des mouvements féministes qui les ont précédés. Comment le développement des mouvements queer influe-t-il sur cet héritage et quel impact cela a-t-il sur les pratiques proposées par ces événements ?
Les méthodes employées dans les ateliers proposés par les festivals s’inspirent en effet aussi beaucoup de celles des mouvements féministes des années 70, dits « de la deuxième vague », telles que les consciousness-raising groups4Groupes non-mixtes d’échanges d’expériences sur un thème commun qui avaient pour but de faire émerger une prise de conscience et des revendications collectives liées à la condition féminine (Firestone et Koedt, 1970 ; Firth et Robinson, 2016)., les processus de self-help5Groupes non-mixte d’échanges de savoirs gynécologiques qui avaient pour but de diffuser de permettre aux femmes de savoir pratiquer l’avortement (illégal à l’époque) mais aussi de mieux connaître leur corps (Ruault, 2016). ou encore les marches de nuit type Reclaim the Night6Manifestations non-mixtes visant à se réapproprier l’espace urbain nocturne contre le harcèlement de rue et la culture du viol (MacKay, 2013).. Mais les termes auxquels ils font aujourd’hui référence montrent une évolution dans la conception du genre revendiquée par les différents collectifs.

On assiste de cette manière à une « queerisation » des méthodes féministes par l’inclusion de ces nouvelles identités que nous avons évoquées. Les techniques développées par les féministes des années 1970, loin d’être rejetées par les nouveaux mouvements féministes, sont alors davantage revisitées et adaptées à un nouveau contexte, à de nouveaux modes de pensée. En lien avec la volonté queer de créer une forme de flou entre les genres binaires masculin·féminin, les ateliers ne se déroulent plus dans une stricte non-mixité féminine mais font davantage l’objet de mode de non-mixités choisies, parmi lesquelles nous pouvons par exemple citer « meufs, gouines, trans », « FLTIQ* (Frauen, Lesben, Trans, Intersex, Queer*) » (c’est-à-dire « Femmes, lesbiennes, trans, intersexes, queer* »).

Dans une logique analogue, liée cette fois au caractère sexe-positif (sex-positive) des mouvements queer – lequel est listé par Kathy Rudy (2000) comme l’une de leurs caractéristiques principales – les collectifs autour des festivals punk-féministes vont développer leurs propres modes d’éducation à la sexualité, par le biais de nombreux ateliers, qui viennent nécessairement prendre le contrepied de l’éducation sexuelle classique essentiellement centrée sur la notion de contrôle (contrôle des naissances et contrôle des IST et MST, dans le cadre d’une relation hétérosexuelle) (Oliver et al., 2013).
Nous pouvons en distinguer deux catégories principales. La première fait figure d’ateliers de prévention : il s’agit alors de diffuser largement la notion de consentement et les pratiques de safe sex, ces dernières étant étendues au maximum de types de relations sexuelles possible. La seconde vient quant à elle recentrer le principe de l’éducation à la sexualité sur la notion de plaisir en offrant aux participant·e·s la possibilité de découvrir de nouvelles pratiques. On change alors de paradigme de la sexualité en passant d’une vision basée majoritairement sur la peur et le risque (Philpott et al., 2006) à une vision qui allie protection et plaisir tout en s’affranchissant des strictes frontières du couple hétérosexuel monogame. Des ateliers portant sur le safe sex et le consentement sont ainsi programmés dans 20%7Manifestations non-mixtes visant à se réapproprier l’espace urbain nocturne contre le harcèlement de rue et la culture du viol (MacKay, 2013). des festivals. L’atelier « DIY Sextoy » compte également parmi les plus populaires avec une présence dans 17% des programmations. Par ailleurs, 14% des événements présentent des activités autour de la pornographie, et 7% du BDSM.
En résumé, pour conclure…
En s’appuyant sur le slogan « le privé est politique », les festivals punk-féministes étudiés mêlent d’une part empowerment – personnel – en développant des espaces où il est possible de revendiquer de nouvelles identités individuelles, queer, en marge des normes de genre masculin·féminin, ou des sexualités qui dévient de la norme hétérosexuelle et monogame, et d’autre part émancipation collective, dans la mesure où ils développent sur cette base des revendications sociales, qui n’ont pas pour but de s’arrêter aux portes de leurs collectifs, telles que l’abolition des (rôles de) genre, du harcèlement de rue, de la culture viol, etc. Si ces dernières portent les mouvements féministes depuis les années 1960, les autres sont apparues plus récemment dans le paysage militant.
Les festivals se font ainsi à la fois safe space pour les personnes qui ne se reconnaissent pas ou ne supportent plus les rôles et les rapports de domination imposés par la société, mais aussi plateforme de luttes. Bien qu’étant une culture « de niche », à la croisée entre punk et queer-féminisme, ils permettent à des militant·e·s de se retrouver, d’apprendre, d’échanger sur leurs expériences personnelles et d’en tirer des analyses théoriques et des revendications collectives.
BIBLIOGRAPHIE
Caraglio (1997), « Les lesbiennes dites “masculines” ou quand la masculinité n’est qu’un paysage » in Nouvelles Questions Féministes, Vol.18(1) Lesbianisme, Androgynie et Transgression du genre, Antipodes.
Delphy (1997), « Présentation : Lesbianisme, Androgynie et Transgression du genre » in Nouvelles Questions Féministes, Vol.18(1) Lesbianisme, Androgynie et Transgression du genre, Antipodes.
Firestone and Koedt (1970), Notes from the Second Year: Women’s Liberation. Major Writing of the Radical Feminists, New York: Women’s Liberation Front.
Firth and Robinson (2016), ‘For a Revival of Feminist Consciousness-Raising: Horizontal Transformation of Epistemologies and Transgression of Neoliberal Timespace’ in Gender and Education, Vol.28(3): 343-358.
Goffman (1975), Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, coll. « Le Sens commun », Éditions de Minuit.
MacKay (2013), The march of reclaim the night : feminist activism in movement, PhD thesis, University of Bristol.
Oliver, et al. (2013), “If you teach them, they will come: providers’ reactions to incorporating pleasure into youth sexual education”, in Canadian Journal of Public Health, Vol. 104(2).
Ommert (2016), Ladyfest-Aktivismus : Queer-feministische Kämpfe um Freiräume und Kategorien, Coll. Queer Studies, Transcript Verlag.
Ruault (2016), « La circulation transnationale du self-help féministe : acte 2 des luttes pour l’avortement libre ? », in Critique internationale, Vol.70(1), p. 37-54.
Rudy (2000), « Queer Theory and Feminism », in Women’s Studies, Vol.29(2), p. 195-216.
Louise Barrière est doctorante contractuelle en Arts au 2L2S (Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales), à l’Université de Lorraine, depuis 2017. Elle travaille sous la direction d’Olivier Goetz sur une thèse qui porte sur la circulation des Ladyfest, comme festivals artistiques et politiques, des États-Unis vers la France et l’Allemagne. De manière plus large, elle s’intéresse aux liens entre musiques populaires et militantisme ainsi qu’aux problématiques de genre dans les scènes musicales alternatives.