« Au cours de l’ère victorienne, des médecins répandent l’idée que chez une femme un fort appétit sexuel est un symptôme de maladie. Ils inventent alors le mot « nymphomane » pour désigner ce qui leur semble anormal et pathologique : l’expression du désir1Source : Nymphomane: mythe ou réalité ? http://sexes.blogs.liberation.fr/2008/12/08/nymphomane-myth/. »
Lucie a toujours un coup d’avance, elle prend les devants sur tout, même sur ce qui n’arrive pas, sur ce dont on n’a pas besoin, sur ce dont on n’a même pas le temps d’avoir besoin. Elle domine le réel par le coup d’avance. Par son rythme qu’elle imprime sur les choses et les êtres. Elle tue les désirs, les envies. Ceux des autres. Et elle fige les siens en anticipant. Elle tourne en rond en elle-même. Le désir ne la projette plus vers l’extérieur, il est ressassement. Il est violence envers elle et envers les autres, autour. Il n’aboutit pas, privé de jouissance.
Lucie souligne et dédouble la réalité en continue, par la parole, de telle sorte que sa vision angoissée prédomine : elle prend la place, à l’avance, des autres. Espace sonore occupé. Ma tête se ferme mais les pores laissent passer tout ce flot de paroles et elles m’atteignent. Elles m’éteignent.
Agathe me rejoint dans la cuisine. Et parle soudain. Enfin. De sa honte. De sa sexualité. De ses désirs.
« Tu as déjà arrêté de prendre une contraception hormonale, toi ? »
Non, jamais (!). Elle si. Depuis peu. Elle s’est « fait poser » un stérilet. Et tout est chamboulé. Ou plutôt c’est la pilule qui l’avait chamboulée d’un point de vue hormonal. Qui l’avait mise en veille, « homogénéisée », tenue régulière dans son rythme mensuel. Mais aussi mis en sourdine sa libido.
Car depuis qu’Agathe a arrêté la pilule, son corps et ses désirs s’emballent. Ils se réveillent à certains moments de son cycle, « c’est incontrôlable » me dit-elle. « Mon désir est plus fort que tout. Il faut que je me masturbe pour le soulager. Car mon mec n’arrive pas à me suivre. »
Lucie ressort au bout de cinq minutes : « tu te fais une soirée toute seule ou quoi ? ».
Je suis sur la terrasse. La nuit est tombée. Les bruits du soir autour de moi, en plein milieu du champ. Agathe est rentrée à l’instant pour se mettre au chaud et à la lumière.
Quoi ! Je ne rentre pas, moi aussi, je m’autonomise, me désolidarise, me démarque. Quoi ! Je propose, je dispose, j’ai des envies, des idées ?! C’est une provocation par le geste.
D’autres fois par la prise de parole. Pourquoi ne me suis-je pas tue une fois de plus ? Quoi, pourquoi ai-je encore des envies ? N’ai-je pas encore usé toute mon énergie et appris de mes expériences passées. Il faudrait choisir un désir ou l’autre. Pas d’alternative. Affirmer son propre désir, c’est se mettre à distance, prendre de l’espace pour soi, résister au désir de l’autre aussi, souvent. Un rapport de force.
Le désir des femmes les fait sortir de leur statut d’objet de désir
« Si un homme répond à mon désir dans ces moments-là, je ne réponds plus de rien. C’est tout mon corps qui appelle ». Agathe rougit, parle à tâtons, craint que je ne la juge anormale. Et se disqualifie d’emblée. « Je crois que je suis nymphomane ». Cette intériorisation du désir monstrueux et indésirable que serait celui des femmes. Ça ne se fait pas, ça ne se dit pas. Cela fait peur aux messieurs.
Lucie déborde d’une libido qui ne trouve pas satisfaction, qui déborde sur tous les êtres autour. Le désir impérieux qui exige, impose, n’attend pas le consentement. Elle cherche des compensations, des bonbons, des câlins, du réconfort, des doudous. Des objets de plaisir.
Lucie anticipe tout : la pluie à venir, ce qu’il va falloir ranger, ce qu’il va falloir manger, ce qu’il faudra dire. Elle ne vit pas, elle prévoit, elle angoisse. Elle perd l’appétit.
Agathe porte sa honte et sa conception de la normalité sexuelle qu’on nous incorpore, pour que « l’ordre des choses » soit assuré. Et les dominations préservées.
La libido éveillée, les sens en alerte, le corps désirant : ce pourrait être quelque chose de merveilleux, de désirable, de précieux, à entretenir, et dont Agathe pourrait jouir librement.
Mais c’est une honte. Elle en a pleuré face à son homme. Ils ont convenu d’aller ensemble consulter, voir un sexologue. Corriger, soigner ou composer avec cette a-normalité, ce déséquilibre.
Pas pour rectifier son absence de désir, à lui. Mais son « trop-plein », à elle. Pour la « normaliser ».
Une résistance, un rejet, une attitude déplaisante et Lucie qui fond sur moi et m’abat de paroles et de colère. J’en ai le cœur liquide et les pieds mous, avant que l’écrasement n’arrive. Mais Lucie est redescendue comme elle était montée. Ce ne sera pas pour cette fois. Pourtant, je sais que je vais recommencer tant que je suis en vie. Et que cela recommencera tant qu’elle sera en vie.
« Tu te masturbes, toi ? ». Là encore, la peur d’être dans une pratique honteuse, teintée de l’orgueil d’être une femme libérée. Et de la fierté d’avoir réussi à parler, à le dire. Mais c’est en cachette qu’elle le fait et bientôt il ne faudra plus en parler. Pas seulement pour préserver l’intime. Agathe ne supporterait pas que l’on rit de cela, qu’on en rigole. Ce serait rire d’elle. La honte, encore.
Le mec de Lucie est parti. Elle lui en demandait trop. Puis il est revenu. Et le désir s’est transformé en exigence, en injonction, en douleur. Car il n’aboutit pas. Il prend le mur. Alors il contourne et devient un torrent. Fuir, plier ou se rompre. Ou opposer un désir plus fort encore.
On essentialise, on naturalise, on stigmatise et on enferme.
Les désirs féminins et masculins seraient deux rythmes à accorder, paraît-il. La permanence et le cycle, la physiologie.
Mais on passe trop vite sur « l’éducation », « la culture ». On essentialise, on naturalise, on stigmatise et on enferme. Des différences évidentes, démontrées de besoins et de désir – le faible désir des femmes, et l’impérieux désir des hommes – soi-disant ; la nécessité de comprendre et de satisfaire celui des hommes, soi-disant. Et éventuellement d’y trouver du plaisir, pour ne pas finir « mâle-baisée ». Ce qui ne remet bien sûr jamais en cause les mâle-baiseurs.
Une femme désirante est une femme libre, insoumise au seul désir de ses partenaires, hommes ou femmes. La satisfaction de son désir et son plaisir deviennent une question, une incertitude, une source de vulnérabilité, une insécurité, une faille, notamment dans la virilité caricaturale dont certains hommes ne se défont pas2Refuser d’être un homme.
On oublie trop vite la domination, le patriarcat. On gomme et on accuse les femmes-pas-à-la-hauteur. Qui ne donnent pas ce que l’on attend d’elles, qui ne s’y conforment pas. On les stigmatise, sans les écouter, sans entendre ce que leur désir a ou aurait à dire. Pas le temps, pas la place, trop dangereux pour l’ordre établi.
On anéantit les femmes désirantes, on les méprise, on les marginalise, on les déclasse. On les dit vulgaires, indécentes.
Le désir des femmes les fait sortir de leur statut d’objet de désir. Elles font peur aux hommes si elles le brandissent. Qu’on3Femme = danger ? Pour en finir avec le mythe de la femme dangereuse, https://revuesshs.u-bourgogne.fr/dissidences/document.php?id=1168) les fasse taire ! Qu’on les neutralise ! Qu’on les guérisse de cette folle lubie, de cette fureur ! Qu’on les réduise, qu’on les efface4« Guérir de l’orgasme » – quatre cas de « nymphomanie », http://sexes.blogs.liberation.fr/2011/01/07/guerir-de-lorgasme-4-cas-de-nymphomanie/. Et les virilités seront bien gardées.
Le désir féminin n’attendra pas l’autorisation de quiconque, ni qu’on lui octroie de l’espace. Elles le prendront, cet espace. Ou leurs désirs étoufferont.
Faire plaisir ou désirer ?
Posséder le désir c’est être dans la puissance, dans la domination. C’est ce que l’on confisque aux femmes dans les relations hétérosexuelles quand on leur laisse les restes : l’amabilité, le plaisir (mais pas trop de jouissance quand même), la pudeur, la respectabilité, la convenance et la contenance, le contrôle de soi, la passivité. Car l’anormalité et la condamnation guettent.
Aujourd’hui, encore, il est pour une femme profondément dangereux de sortir de sa place : il faudrait se réduire à éveiller le désir, être désirée, mais ne pas prendre le pouvoir.
Être une femme désirante est stigmatisé, anormal, dangereux, inquiétant. Peut-elle encore se laisser désirer ? Est-elle encore désirable ? On voudrait nous couvrir de culpabilité quand nous débordons de vie5Faut-il brûler les nymphomanes ? http://sexes.blogs.liberation.fr/2011/01/04/petite-histoire-des-nymphos.
Alors nous, parents, proches, les normés, les somnambules, les endormis, laissons éteindre et étouffer nos filles. Par lâcheté, ignorance ou habitude, nous laissons faire : on leur coupe l’appétit, on détruit leur curiosité, on tue leurs passions. On les abandonne et on les laisse s’abandonner elles-mêmes. Parfois elles n’habitent plus leur propre corps. Puis on leur reproche leur « libido en berne », lorsqu’elle remet en question la virilité et la possibilité pour ces messieurs d’assouvir leur désir. On ne s’inquiète pas pour autant de l’anesthésie, du corps coupé en morceaux, détaché de la sensation, de l’envie. On s’inquiète pour Eux. Le désir des femmes en soi est hors cadre. Il n’existe pas pour lui-même ou alors il dérange. On ne sait pas « quoi en faire », c’est un « hors sujet ».
Car désirer plutôt que faire plaisir, cela change tout.
La puissance, ce sont elles : les femmes désirantes et les femmes re-désirantes, revenant à la vie envers et contre toutes les extinctions. Notre société, immédiatement, les disqualifie. Pour protéger la domination de l’homme qui perd le dessus sur le désir, et pour éviter la contagion : pour contenir la femme silenciée qui ne sait déjà plus comment faire et ressentir, tant elle a incorporé qu’elle est l’objet passif du désir, et tant elle craint d’être défaillante et de ne plus être aimable, désirable, blabla-able.
Sortir de l’ordre des choses.
Les discours dominants de la sexologie6Le désir sexuel des hommes est-il plus important que celui des femmes ? http://www.ff3s.fr/v2/data/sante_sexuelle_au_feminin/feminin06.asp ; Pourquoi les hommes ont-ils plus de désir que les femmes ? https://mariebareaud.com/hommes-ont-plus-de-desir-femmes/ si on les écoute vraiment disent tout de l’état de dévastation des corps des femmes et de la naturalisation de leur rôle. Ils réactualisent la violence. Et la contraception hormonale libère mais contrôle en même temps les cycles et éteint les reliefs. Elle éteint parfois la libido. Oh mais ce ne serait qu’un effet secondaire. Et puis vous vouliez la liberté sexuelle…
Tuer le désir des femmes, c’est tuer leur vie.
Recouvrir, contrôler le désir des femmes, c’est contrôler la vie des femmes. Les faire taire. Les endormir. Et les conséquences sont indicibles, destructrices, innommables. Il nous faudra pourtant les nommer avant qu’elles ne nous détruisent.
Être vivant, c’est être désirant.
La libido dormante tue, étouffe, annihile. Et fait de l’autre un objet.
Une violence du désir. Le contrôle de l’autre objet et son désir tué.
Parce que le désir, l’élan sont anéantis chez tant de femmes par l’énergie qu’il faut déployer pour qu’ils puissent exister. Par la solitude. Trop de contre-courants, de tirs silencieux mais décisifs. Une femme comprend vite, par son expérience, qui gouverne le désir et qui distribue les êtres et les choses.
Jusqu’au jour où elles sont hors d’elles7« Hors de soi – Les limites de l’autonomie sexuelle », dans Défaire le genre, Judith Butler (2004), hors des normes et de l’ordre social, et habitent à nouveau, tout à la fois, la puissance et la vulnérabilité de leurs corps. Elles ne laisseront pas leurs corps endormis, (re)deviendront désirantes, vivantes.
Ouvrages
La femme gelée, Annie Ernaux (1981)
« Hors de soi – Les limites de l’autonomie sexuelle », dans Défaire le genre, Judith Butler (2004)
Femme = danger ? Pour en finir avec le mythe de la femme dangereuse, Gonzague de Sallmard (2007)
Refuser d’être un homme : pour en finir avec la virilité, John Stoltenberg (2013)
Sorcières – La puissance invaincue des femmes, Mona Chollet (2018)
Articles en ligne
« Le désir sexuel des hommes est-il plus important que celui des femmes ? », Marie-Hélène Colson ; http://www.ff3s.fr/v2/data/sante_sexuelle_au_feminin/feminin06.asp (non daté)
« Pourquoi les hommes ont-ils plus de désir que les femmes ? », Marie Bareaud, https://mariebareaud.com/hommes-ont-plus-de-desir-femmes/ (non daté)
« Guérir de l’orgasme» – quatre cas de nymphomanie », Agnès Giard, Blog Les 400 culs, 7 janvier 2011 : http://sexes.blogs.liberation.fr/2011/01/07/guerir-de-lorgasme-4-cas-de-nymphomanie/
« Faut-il brûler les nymphomanes ? », Agnès Giard, Blog Les 400 culs, 4 janvier 2011,
http://sexes.blogs.liberation.fr/2011/01/04/petite-histoire-des-nymphos/
« Nymphomane : mythe ou réalité ? », Agnès Giard, Blog Les 400 culs, 8 décembre 2008,
http://sexes.blogs.liberation.fr/2008/12/08/nymphomane-myth/
La photographie qui illustre cet article est « Nataraja » de Juliette Lancel, chercheuse, photographe et fondatrice de la revue En Marges !
Lou Dimay est autrice et chercheuse. Elle s’intéresse aux formes de vie, à l’ordinaire, à l’éphémère, aux silences, à la voix, aux dits et non-dits, aux langages des corps. Elle explore les formes de l’écriture et de la parole qui déprotègent et reconnaissent la fragilité en même temps qu’elles s’inscrivent dans le désir et la puissance. Elle trouve dans l’écriture les conditions de la survie et la vitalité de la révolte face aux violences ordinaires et aux rapports de domination de « l’ordre social ».
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