Un extrait de La Commune au présent, de Ludivine Bantigny

L’historienne Ludivine Bantigny nous fait le plaisir de partager avec En Marges ! l’une des lettres aux Communeux·ses issues de son livre La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps. (La Découverte, 2021).

Votre détresse au Mont-de-Piété

À Amélie Defontaine

J’ai retrouvé tes mots adressés à la mairie du XVIIe arrondissement – tes mots évidemment émouvants. Avec ton mari, depuis plusieurs mois sans travail, vous aviez déposé votre matelas au Mont-de-Piété, il y un an et demi déjà. Tu le dis : ce serait une grande peine pour vous qu’il soit vendu. Mais il est toujours là, tu l’as vu. Vous voudriez le reprendre bien sûr – et vous espérez de la Commune pour cela. On n’ose imaginer comment alors vous dormez, vous vivez. Ou bien on l’imagine hélas, au contraire1Lettre de Defontaine, Lettre, 1er avril 1871, Archives de Paris VD3 13..

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Ton impatience a dû être immense. La Commune a certes pris un premier décret sur le Mont-de-Piété peu de temps après avoir été élue. Ce n’était pas grand-chose encore : seulement la suspension des ventes. Ensuite, elle a été lente, trop lente à n’en pas douter pour ton mari, pour toi, pour vos quatre enfants, et pour les innombrables familles vivant comme vous dans une absolue nécessité. Votre détresse crie dans tes lignes, la misère qui hurle et qui blesse.

    Sais-tu Amélie combien il y avait d’objets au Mont-de-Piété quand tu y as déposé ton matelas ? Deux millions. C’est énorme, et c’est dire l’importance considérable de cette institution. La Commune s’est débattue, n’a pas vraiment su comment faire face. Elle a hésité : fallait-il voir le Mont-de-Piété comme un lieu d’usure indigne, où s’exploitait la pauvreté ? Ou bien comme un secours mutuel nécessaire à la survie ordinaire ? Il faut le reconnaître, la Commune s’est montrée timorée. Elle a d’abord emboîté le pas du gouvernement de la Défense nationale : le 1er octobre 1870, il avait publié un décret stipulant que les objets engagés après le 19 juillet de la même année – couvertures, matelas, sommiers, vêtements… – pour un prêt n’excédant pas quinze francs pouvaient être rendus aux déposants. Quinze francs, c’était bien maigre. Et puis pourquoi le 19 juillet ? Tu vois, ça ne concernait pas ton matelas. Tous les objets engagés à la sortie de l’hiver, les couvertures et les habits chauds, allaient de nouveau manquer dans les foyers qui n’avaient pas les moyens de payer les intérêts : 12 à 15 %, c’était vraiment beaucoup. Et si vous ne parveniez pas à dégager votre bien à temps, en versant donc ces intérêts, il était vendu aux enchères. Tu te reconnaîtrais bien dans ce qu’en dit Michèle Audin : « Le Mont-de-piété contribuait au financement de l’Assistance publique, qui “soutenait’’ les indigents. Le soutien aux indigents, c’était donc donner deux sous à des pauvres à qui on en avait pris quarante. [Mfn]https://macommunedeparis.com/2016/05/17/la-commune-et-le-mont-de-piete/[/mfn]» Le maire de Paris, Étienne Arago, n’en avait pas moins salué bien bas, avec reconnaissance, la décision des nouveaux maîtres de la France.

    Les délégués de la Commune se sont divisés, pour tout dire. Certains se sont sans doute rappelé ce qu’on disait du Mont-de-Piété sous la Révolution, défendu contre les usuriers, les prêteurs sur gage, tous les spéculateurs privés. J’ai lu par exemple la brochure que lui avait consacrée Concedieu, contrôleur au Mont-de-Piété et « citoyen à la section de l’Arsenal », en octobre 1790. Il le soutenait bec et ongles, comme « caisse de prêt public utile, très utile ». L’emprunteur n’était plus obligé d’aller de porte en porte pour obtenir un prêt ; c’était une difficulté de moins, mais aussi moins d’humiliation. Il – mais plus encore « elle » car c’étaient surtout vous les femmes qui vous en chargiez – pouvait aussi avoir la confiance de retrouver ses effets. Concedieu ferraillait contre la cupidité des prévaricateurs et contre ceux qui voulaient, par intérêt, voir détruire le Mont-de-Piété : l’usurier et « l’homme qui n’a point de besoins, indifférent au sort de celui qui en a ». À l’époque, Concedieu devait batailler contre les commissaires-priseurs, les banquiers et les commerçants pratiquant le prêt sur gages. Mais il était confiant : au temps où il écrivait, c’était « un siècle de lumières », où s’exprimait « tant de sensibilité » qu’il lui paraissait impossible de voir les Monts supprimés. C’était contraire à la raison mais aussi à l’humanité2C.F.J.J.M. Concedieu, Le Mont-de-Piété tel qu’il devroit être à Paris, Paris, Chez l’auteur, 1790..

    Je te raconte tout ça, Amélie, pour tenter de comprendre avec toi la réaction de la Commune, qui n’a pas d’emblée liquidé l’institution. Ce n’est pas faute de s’en être indignée. La Commission du travail et de l’échange s’est très vite attelée à un rapport sur la situation économique des Monts-de-Piété, sur leur valeur morale, en tentant aussi d’avancer une « appréciation sur le service qu’ils rendent aux travailleurs ». La conclusion était sans pitié, pourrait-on dire : en tout cas implacable. Les prêts sur gage régularisés par l’État n’en étaient pas moins jugés comme des « opérations immorales », condamnées par les principes qui animaient la Commune. Assurément, ces prêts offraient un soulagement momentané, en faisant des avances sur gage. Mais à quel prix ? Les choses gagées étaient de première nécessité et c’était un crève-cœur de s’en séparer : ça accroissait encore la fragilité de la vie. Quand ils étaient vendus, c’était à vil prix. Tout ça ne faisait que précéder « la misère et le dépouillement complet » : les avenirs s’en trouvaient compromis. Le rapport y insistait : ça n’était rien moins que de l’agiotage, dans les grandes largeurs, « sur les dépouilles du pauvre ». En bref, selon la Commission du travail et de l’échange, les Monts-de-Piété n’étaient rien d’autre que des organes d’exploitation dangereux. La Commune a voté leur liquidation mais n’a pas eu le temps d’y procéder3Commission du travail et de l’échange, « Rapport sur la situation économique des Monts-de-Piété, leur valeur morale – appréciation sur le service qu’ils rendent aux travailleurs ». Projets », s. d., SHD LY125..

Parce que cette liquidation apparaissait colossale : est-ce qu’on allait rembourser les actionnaires dont les Monts étaient débiteurs, à hauteur de 38 millions de francs ? C’étaient, pour certains, gens de la classe moyenne qu’on ne voulait pas s’aliéner. Des années plus tard, Jean-Baptiste Clément, qui avait avidement pris part au débat mais mis en minorité, ne décolérait pas : son indignation grondait furieusement contre le Mont-de-Piété, dont l’apparence philanthropique ne trompait pas son monde. Une « boîte-à-usure », rien de moins, « où les besogneux sont volés comme dans un bois ». Clément ironisait sur le Mont de la rue Paradis, une belle ironie que le nom de cette rue : un « grand bazar », plutôt, « où sont entassées et mangées aux vers les nippes des pauvres gens eux-mêmes rongés par le mal de misère ! ». Il aurait fallu s’emparer de ces « repaires-à-tripotages », sans délai, sans désemparer. Au lieu de ça, un décret, « sage comme une image »4 (JB Clément Revanche Communeux 113-114). Yannick Marec, Le « clou » rouennais, des origines à nos jours (1778-1982), du Mont-de-piété au Crédit municipal, contribution à l’histoire de la pauvreté en province, Rouen, Éditions du Petit Normand, 1983 ; Yannick Marec, Pauvreté et protection sociale aux XIXe et XXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006 ; Guillaume Pastureau, « Le Mont-de-Piété en France : une réponse économique aux problèmes sociaux de son époque (1462-1919) », Revue de la protection sociale, n° 4, 2011/1, p. 25-40.. C’est bien vrai. Ce décret du 7 mai assurait que les biens gagés, dont le montant ne dépassait pas vingt francs, seraient rendus gratuitement. Ton matelas parmi eux, qui allait vous permettre de dormir un peu mieux. Mais c’était humble : rien de grand – et les élus de la Commune le savaient bien. À vrai dire, je ne sais pas si le matelas vous a été restitué. Il y avait près d’un million d’objets de cette valeur à rendre. On a commencé par les tirer au sort. Tu t’es sans doute présentée au bureau rue des Blancs-Manteaux. Il y avait foule. Et puis tout s’est arrêté avec les Versaillais.

    En tout cas, Amélie, j’espère que tu n’as pas vécu comme un affront d’adresser cette lettre à la mairie de ton quartier – le mien désormais, entre les Batignolles et l’avenue de Saint-Ouen. Tu n’étais pas seule, ô combien. J’ai retrouvé, pour notre quartier donc, un petit carnet de la municipalité où étaient tenues des notes sur les personnes à aider. Le voici, avec une page parmi tant d’autres.

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Il y est question de Baudet, au 99 rue Cardinet, dont la femme était très malade et lui-même très malheureux, plongé dans une grande misère. Un peu plus loin, c’est Marie Almand, dont le mari était goutteux et ne pouvait s’engager, de ce fait, dans la Garde nationale : il se retrouvait sans ressources. Pareil pour tant d’autres, sans ouvrage5Petit carnet Renseignements pour secours, quartier des Batignolles, Archives de Paris VD3 16.

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Juste à côté de chez nous, tu l’as peut-être connue, au 23 avenue de Saint-Ouen, Pascaline Billard n’a pas hésité à écrire au citoyen Gérardin, délégué de la Commune à la mairie du XVIIe. Elle évoquait son « inquiétude mortelle » parce que son mari, Louis Emmanuel Billard, incorporé volontairement dans un bataillon de fédérés, ne donnait plus signe de vie. Il avait disparu à Neuilly, sans doute mort dans les combats d’avril. Tous deux avaient perdu quatre enfants : quatre enfants, tu te rends compte, avec cette douleur immense. Leurs maladies avaient été longues ; outre le poids écrasant du chagrin, elles les avaient laissés sans le sou. Pascaline allait encore être mère : elle était enceinte de huit mois au moment où elle écrivait. Elle demandait tout simplement un peu d’aide, un subside. Elle le faisait « sans rougir et sans crainte »6Pascaline Billard, 23 avenue de St Ouen, au Citoyen Gérardin délégué à la mairie du 17e arrdt Archives de Paris VD3 18.. J’espère Amélie que tu n’as eu ni honte ni crainte en sollicitant de l’aide toi aussi. Que tu avais conscience de ta légitimité à la demander. Vous étiez tant et tant dans ce cas. C’est important que vous ne soyez pas des « cas ». Par exemple, Antoinette Zoé Mothié – tu te souviens d’elle ? Elle habitait au 93 rue Nollet. La commission d’enquête du XVIIe arrondissement a considéré sa situation avec beaucoup de soin – et sans doute beaucoup d’émotion : les commissions ont elles aussi des émotions. Le mari d’Antoinette, menuisier, artilleur à la 17e batterie, était mort le 20 avril à l’hospice Beaujon, deux jours après avoir été blessé au pont d’Asnières. Lui, avait quarante-trois ans et elle vingt-huit. Elle était enceinte de deux mois. La Commune, section de l’arrondissement, lui a immédiatement donné 60 francs et a décidé pour elle d’une pension de 600 francs. Elle ne lui aura sans doute jamais été versée7Commission d’enquête du 17e arrondissement, mai 1871, Archives de Paris VD3 18..

Partout, c’était pareil. À Boulogne, une reconnaissance décrivait fin avril combien la population souffrait de la misère, « travail nul », alimentation manquant, ce qui ne l’empêchait pas d’être, pour une grande partie d’entre elle, « bien disposée » pour la Commune8Reconnaissance du 24 avril 1871, Place du Point du Jour, SHD LY12. Et puis il y a encore ce mot adressé par un vieil homme de soixante-deux ans à Charles Delescluze – de votre temps, on était vieux à soixante-deux ans. Il ne recevait que ses trente sous de garde national – et devait faire le même service qu’un jeune homme de vingt. Il n’avait pas peur de le confier : « la faim, mon vieux camarade, n’attend pas. Elle frappe tous les jours à heure fixe aux portes de mon estomac.9Mot adressé à Charles Delescluze, 31 mars 1871, Archives de Paris VD3 14. » Pour toi non plus, on l’imagine bien, la faim n’attendait pas.

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