Quand les pôles dansent. Témoignages d’une pratique en mouvement

Face aux systèmes de pensée dominants, nous ne sommes pas égaux et la pole dance le souligne malgré elle, car sa pratique engendre des suspicions : un homme qui pole serait-il gay ? Une femme aisée, aurait-elle des mœurs fragiles ? Une femme pauvre, serait-elle une prostituée ? Et si celui ou celle qui pole n’est pas blanc·he ; une personne noire réactualiserait-elle des clichés exotisants ? Qu’en est-il de celles et ceux dont les corps ne correspondent pas aux normes ? 

Aujourd’hui, les polers1Par convention, nous reprenons les terminologies utilisées par les pratiquants de la pole dance : au masculin nous parlerons de poleur, au féminin de poleuse et le terme mixte est l’anglicisme poler. disent stop. Ils proposent une façon de repenser la pratique, mais aussi et surtout le monde à travers elle.

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Pearl

Envol progressif 

Reflétant les questionnements traversant le monde, la pole dance met en lumière la place du corps dénudé dans l’espace public, la persistance des inégalités sociales, de classes et de race, mais aussi la progressive reconfiguration des identités. D’abord héritière du cirque puis du strip-tease et réservée aux bars et clubs2A. W. Stencell, Girl Show: Into the Canvas World of Bump and Grind, Toronto: ECW Press, 1999., la pole dance s’émancipe peu à peu de sa réputation frivole pour se diversifier : elle s’inspire aujourd’hui de la gym, du mât chinois, du cerceau aérien, et se disperse dans le monde3Monica Acéti, « Corps et controverse autour d’une barre de pole dance : entre vice et vertu », in Faire corps. Temps, lieux et gens, ALPHIL, Presses Universitaires Suisses, 2018, pp. 191‑216 ; Samantha Holland, Pole Dancing, Empowerment and Embodiment, 2010 edition Houndmills, Balsingstoke, Hampshire ; New York: AIAA, 2010.. La pratique s’ancre ainsi dans une nouvelle forme de performance, se situant à l’intersection de l’art, de l’érotisme et du sport4Aujourd’hui, plus de 60 pays de tous les continents ont rejoint la Fédération de Pole Sport.5Joshua Paul Dale, « The Future of Pole Dance », The Australasian Journal of Popular Culture 2, no 3, 2013, pp.381‑96; Isabelle Queval, « Le corps et la performance », adsp, Activité physique ou sportive et santé, no 67, 2009, p.2.. C’est d’abord par cette représentation sportive que la performance devient publique et “acceptable” : les corps sont exposés, le pouvoir reconfiguré. Car c’est bel et bien de cela qu’il s’agit ; en sortant des bars dans les années 1990 et en amenant dans l’espace public des éléments qui appartenaient auparavant aux milieux privés réservés à la seule jouissance masculine, la pole dance a permis d’exemplifier la complexité et la multilatéralité des relations de pouvoir dans la performance, notamment réalisée par des femmes. Si elle demeure encore souvent pointée du doigt pour sa connotation sexualisée, ce n’est pas simplement parce qu’elle expose des corps dévêtus en mouvement – d’autres pratiques, comme la natation synchronisée ou l’athlétisme le font également – mais bel et bien de par ses origines liées au plaisir masculin ; des origines que la pratique ne renie plus, mais dont elle tend à s’émanciper.  

Eagle

Le pion du corps sur l’échiquier du pouvoir 

Dans les débuts de son évolution, la pole dance s’est donc faite subversive de par sa volonté d’affranchir la pratique d’un joug masculin ; mais elle a également illustré le passage d’une forme de pouvoir à une autre. Devenue très rapidement l’apanage des femmes issues des classes bourgeoises blanches et pratiquant sur un modèle de performance physique, elle s’est vue transmise à travers des cours très coûteux, réservés à une “élite”6Valérie Beauchamp, « La recherche de « sexiness » chez les adeptes de pole-fitness : une étude de terrain montréalais », Montréal, Département de sociologie Faculté des Arts et des Sciences, 2013.. Cette exclusivité de race et de classe a teinté la pratique d’une notion de contrôle corporel et sexuel souvent associée aux classes dominantes. 

C’est aujourd’hui, alors que la pole dance à visée artistique se répand peu à peu parmi l’ensemble des classes sociales et à travers le monde, les genres et les identités, que les polers peuvent y rencontrer pleinement une liberté de corps et d’être qui relève presque de la thérapie. 

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Crescent Moon

La matière et l’âme 

Sur la barre, les membres sont dévêtus pour mieux agripper le métal ; ce faisant, ils questionnent la signification même de la nudité qui est ici pratique avant tout, et qui devient un matériau. La pole dance impose un regard pragmatique où tout est d’abord matière d’adhérence, de force, de souplesse, bien avant de se faire grâce. C’est par cet abandon à la matière et par cette confiance en ses capacités, que l’érotisme a la place d’exister, et ce processus d’intériorisation de nouveaux gestes « contribue à façonner tout son être et à l’accompagner dans ses changements et mutations »7Katrin Langewiesche, « Entre choix et obligation. La gestion du corps chez les religieuses catholiques au Burkina Faso », Journal des anthropologues. Association française des anthropologues, no 112‑113,  juin 2008, p. 7.. La pole dance relève d’une forme de thérapie car elle oblige les opposés à composer ensemble, et favorise des transferts : masculin/féminin, négatif/positif, noir/blanc, dur/souple, nu/habillé, vulgaire/respectable… Nombreux sont ainsi les polers qui s’adonnent à cette pratique dans une optique de quête identitaire. Réassociant la force et la souplesse, la puissance et la fluidité, le corps est traversé d’énergies contraires dont les limites se gomment pour reconstruire un rapport au monde nuancé. 

Si le développement de cet art est encore inégal socialement et géographiquement, il tend malgré tout à démocratiser une maîtrise, une jouissance et une connexion de son propre corps qui étaient autrefois mis en jeu dans des rapports de pouvoir variables mais unilatéraux. 

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Sens dessus-dessous 

 La pole dance propose une réorganisation du monde et de ses dichotomies, et met en scène de façon mouvante ce qui cristallise les rapports de pouvoir aujourd’hui questionnés : le corps. Le contact avec le métal brûle la peau, marque la chair, mais libère aussi : “je ne suis ni homme ni femme quand je fais de la barre” explique un poleur8Nicolas Casanova dans Pole dance Philosophie Aude-Emmanuelle Hoareau, Pole dance philosophie, Edilivre, Classique, Paris, 2017, p.122.. De la même façon qu’elle redistribue les stéréotypes de genre, la peau devenue surface adhérente n’est plus connotée de sa couleur, de son origine, de sa forme. Si la pole dance mettait jusqu’alors en mouvement le corps, aujourd’hui elle met en mouvement les corps. Ce faisant, elle interroge l’immuable, l’acquis, le définitif, car elle jette un éclairage sur les représentations variables qui gravitent autour de la chair et qui structurent les jeux d’influence de nos sociétés. 

Pour les polers, l’axe de la barre permet aux corps de s’élever ; tête en bas, d’inverser les pôles, tête en haut, de remettre les choses à l’endroit, tournoyant, de balayer les acquis, ondulant, de questionner la fixité des identités ; dans les airs, de prendre du recul. Au corps à corps avec le sol, de se faire terre-à-terre. Et en quelques mots, de réinventer le monde… La pole dance le crie haut et fort : oui, l’intime est politique. Et l’intime exposé, l’est plus encore. En corps. 

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Témoignages : 

Elisa, 26 ans, France. 

« Enfant, j’ai évolué dans un cocon familial tendre, où j’étais aimée et respectée pour qui j’étais. Quand l’adolescence est arrivée, j’ai brutalement été confrontée au regard des autres, au culte de l’apparence. Tout cela m’a paru tellement étrange… J’étais différente, en décalage permanent avec le monde, et ça a généré en moi un profond mal être. Je ne trouvais pas ma place. Et puis, j’ai commencé à aimer. Le premier amour. Le mauvais amour. Trahison, rejet, abandon, mensonges. Il fallait que je change. J’essayais de devenir celle qu’il voulait et que je ne serais jamais. Après cinq ans de relation, je suis parvenue à prendre mon envol et je suis repartie en quête de moi-même. Dans ce processus, je me suis essayée à diverses activités : la gym, la peinture, la musique, … sans aucune passion. C’est par hasard que j’ai découvert la pole dance. J’ai longtemps hésité : mal à l’aise avec moi-même, c’est mon corps qui me freinait, ou plutôt son image, ses formes, sa féminité. Et puis, je décide de sauter le pas, et je me retrouve en cours. Là, il y a des femmes de toutes formes et tailles, et un homme, un père de famille. La pole s’adresserait-elle à tout le monde ? Quand je pose ma main sur la barre, je suis électrisée. Pour la première fois, une petite étincelle au fond de moi s’embrase. J’oublie mes complexes, le regard des autres, la douleur. Je suis à ma place. Petit à petit je prends confiance en moi, en mon corps, en mes capacités. Je me montre telle que je suis, je n’ai plus honte. Chaque nouvelle figure m’emplit de gratitude envers ce corps que je croyais impuissant et qui me prouve ma ténacité. Cette barre est ma partenaire, je vibre toute entière, mon cœur s’exprime à travers tout mon être. Je me découvre, je crée, j’aime et me laisse aimer. C’est sur scène que j’ai finalement découvert ma force et ma liberté. Là, quand mon corps enlace le métal je m’envole, j’oublie toutes ces croyances limitantes, toutes ces restrictions que la société voudrait m’imposer. À demi dévêtue, je m’élance. Mon cœur bat fort mais je n’ai pas peur. Le temps est suspendu. J’en prends conscience : j’ai le pouvoir d’être qui je désire, de défier les codes, d’offenser les stéréotypes. Je suis une femme, je suis là, et je ne m’en excuserai pas, je ne m’en excuserai plus. Pour moi, au-delà d’une discipline, d’un art ou d’un sport, la pole dance est une thérapie de l’âme. »

Ally, 42 ans, Sénégal.

« Je suis née dans un merveilleux pays d’Afrique et j’ai rencontré la barre en Angleterre. J’y avais suivi mon mari à 23 ans, fait deux bébés, m’étais retrouvée dans l’ombre d’un autre, femme au foyer heureuse d’être mère mais privée d’être pleinement moi. La faute à personne, juste la vie.

Il y a eu un temps où je n’avais plus envie de rien. Et puis, je me suis inscrite à un cours de pole dance – le premier contact avec la barre de métal a été une révélation. J’avais mal partout, aux muscles, à la peau, aux os, mais plus au cœur, plus à l’esprit, plus à l’âme ! La douleur exorcisait mes démons.  M’élever sur la barre élevait mon être. Je me sentais à la fois femme, sensuelle et sexy, et à la fois profondément enfant, entièrement présente à ce que je faisais, à ce contact avec la matière et aux battements rieurs de mon cœur. Rentrée chez moi, je fais des cris et sautille, surexcitée : « Je suis là où je dois être » ! 

Et puis, un jour, j’ai décidé de revenir dans mon pays.

Je savais danser, pourquoi ne pas le faire ici ? Mon mari, mon amour, musulman à la peau noire marié à une catholique métissée, a installé pour moi un studio en plein cœur du Sénégal. Et j’ai ouvert mon premier cours de pole dance. Les inscriptions ont afflué dès le départ ; les critiques aussi, une femme qui enseigne la pole dance est-elle respectable ? Mais j’ai choisi de porter mon regard ailleurs, avec le soutien des miens, et peu à peu, les jugements se sont tus face à la pratique artistique.

Par choix, je propose mes cours à des prix ultra-abordables. Je vis de ma passion, mais je tiens à ce qu’elle puisse être transmise. J’accueille des hommes, des femmes, certaines voilées et à demi dévêtues, riches, pauvres, à la peau blanche, brune, noire, de tous les pays, de toutes les confessions. Dans notre monde où chaque chose a une étiquette, ma pratique transcende les limites du genre, de la classe et de la race, et je tiens à ce que ça reste ainsi. À la base, ce n’est pas par choix politique ou militant : c’est simplement parce que c’est comme ça que j’incarne la danse. Et c’est peut-être ça, qui en fait finalement, un choix d’autant plus politique et militant. »

Illustrations de Lucie Friedrich. 

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