Lorsque j’étais toute jeune (une douzaine d’années au plus), j’étais horrifiée à l’idée de devoir, une fois adulte, descendre les poubelles de l’homme avec qui je vivrais. Mon effarement pouvait même se transformer en crises de larmes à l’idée de devoir lui faire à manger. J’en déduisais que je ne pourrais vivre que seule et que la rançon de ma liberté serait de renoncer à l’amour pour toujours (on est quelque peu exaltée à 12 ans…)1À l’époque, je ne pouvais même pas me consoler à l’idée de vieillir en compagnie de chats : j’étais allergique et asthmatique..
Qu’est-ce qui m’a amenée, alors, quelques vingt ans plus tard, à trouver que le quotidien était un outil éducatif formidable et précieux, et à traîner mes basques dans différentes cuisines pour mijoter des plats à longueur d’accompagnement de jeunes (qui n’en voulaient pas toujours de mes bons petits plats), à sortir des poubelles encore et encore sur le chemin des courses, à nettoyer, laver, plier, moucher, parfois même, repriser ? Qu’est-ce qui m’a donc emportée dans le travail social et éducatif, moi qui n’ai pas d’enfant et n’en veux pas mais qui souhaite être famille d’accueil ?
Simone2De Beauvoir S., Les mandarins, Paris, Gallimard, 1954 (De Beauvoir) qui s’invita pour mon 13ème anniversaire, m’offrit une première échappée : nul n’était besoin de descendre les poubelles d’autrui pour aimer et être aimée. La première condition était de ne pas partager son foyer ni son quotidien (je me demandais alors, et me demande toujours, qui descendait les poubelles des hôtels où elle habita). Elle m’apprit, au passage, qu’on pouvait ne pas vouloir d’enfant et que la vie serait très bien ainsi. De fait, ce fut un grand soulagement, même s’il restait un caillou dans ma chaussure ou n’importe quelle chose qui vous titille le cœur et le corps et vous empêche de respirer pleinement. Ce fut cette fois Monique3Wittig M., La pensée straight, Paris, Balland, 2001 (Wittig) qui, à l’orée de mes 18 ans, m’ouvrit un monde de possibles et d’une vie sensible qui éloignait de moi la perspective d’un futur solitaire et sec (C. y fit beaucoup aussi) : les lesbiennes n’étaient pas des Femmes. En s’échappant du couple avec un homme, elles s’émancipaient de la contrainte à l’hétérosexualité et réglaient, d’un même coup, la question du plaisir des sens et des poubelles à descendre.
Enfin, quoique pas tout à fait…
Cette dernière question me revint en boomerang au tournant de mes 30 ans, quand, changeant de cap professionnel, je partis travailler en Lieu de Vie et d’Accueil, comme permanente. Le principe en était simple : il s’agissait de vivre. Et même, il s’agissait de vivre au quotidien, avec une dizaine d’adolescent∙es confié∙es par l’ASE4Aide Sociale à l’Enfance et une septaine d’adultes qui s’occupaient de l’accompagnement éducatif des premier∙ères. Les principes politiques et éducatifs, je les avais rencontrés dans un livre5Minart J.L., Lieux de Vie et d’Accueil : réhabiliter l’utopie, Toulouse, Érès, 2013 quelques mois auparavant et la possibilité « physique » s’était offerte à moi un peu par hasard : une grande bâtisse où logeaient dix jeunes, des prés et des cours autour, quelques maisons réparties sur le terrain où habitaient les éducs et leur famille (ou ce qu’il en restait. Et ce dernier point aurait dû me mettre la puce à l’oreille) ; au fond : une forêt, avec un mobil-home sous les arbres, qui deviendrait mon « chez-moi » pendant un an.
Avoir une chambre à soi et 50 000 livres de rente me répétait depuis longtemps Virginia6Woolf V., Une chambre à soi, Paris, Librairie Générale Française, 2020 (qui ne s’était invitée à aucun de mes anniversaires mais que je rencontrais régulièrement). Un mobil-home de 30m² au milieu des chênes et un peu plus que le smic me paraissaient une très bonne idée. Et puis Minart l’avait dit : « réhabiliter l’utopie ».
Ici, il faut préciser une chose : même si le hasard fit beaucoup dans cette expérience, il n’y était pas pour tout : depuis longtemps je travaillais en colonie de vacances, où, participant d’une réflexion collective sur la spécificité éducative des colos7 Voir notamment : Houssaye J, C’est beau comme une colo. La socialisation en centre de vacances, Vigneux, Matrices, 2005, j’avais abandonné progressivement les grands jeux, les activités imposées, les activités tout court. Mais que restait-il alors ? La vie collective, mais surtout, la vie quotidienne. C’était le retour en grandes pompes des poubelles et de savoir qui les sortirait…
Mais c’était également l’occasion de nouvelles questions : comment être ensemble – si ce n’était en se courant après pour s’attraper – comment entrer dans une relation à autrui qui ne soit pas par la reproduction des normes et des rapports d’oppression ? Entre sexes, et entre adultes et enfants. Comment créer des espaces d’expérimentation, de circulation des corps qui permettraient de s’essayer à des modes d’être différents ? Des études ont montré que 70% des paroles adressées à des enfants par des adultes sont des ordres. Avais-je vraiment envie de cela, moi qui m’étais nourrie aux seins des pensées féministes et queer et qui ne connaissais que trop les dégâts des oppressions hétéro-patriarcales ?
Il nous fallait donc investir le quotidien en créant des espaces, des moments, des temps rituels. En favorisant des rencontres propices aux confidences, aux discussions, des espaces de liberté aussi pour des jeunes qui pouvaient s’échapper du regard des adultes et vivre leur vie… de jeunes ! Et pendant que ces dernier∙ères s’égayaient derrière les tentes, il nous restait – nous, l’équipe – à nous mettre au travail : identifier les rapports de pouvoir à l’œuvre, s’interroger sur « comment » ils se manifestaient, créer de nouveaux fonctionnements qui ouvriraient à des possibles et au déploiement de capabilités8Nussbaum M., Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Paris, Flammarion, 2012… et, pour moi, m’installer sous un arbre et conciliabuler avec Joan Tronto9Tronto J., Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009 et Pascale Molinier10Molinier P., Le travail du care, Paris, La Dispute, 2013 qui me murmuraient que le care serait mon nouveau champ de passion théorique et pratique. Que oui, la question du soin était centrale et porteuse d’utopie. Que oui, le care était – tout comme le genre – un instrument d’analyse critique. Oui, prendre soin était fondamentalement, et radicalement, politique.
Houssaye, à propos de Korczak, disait que savoir où on posait le savon était déjà une institution11Houssaye J., Janus Korczaj. L’amour des droits de l’enfant, Paris, Hachette, 2000. Et l’on pouvait dès lors dire : savoir qui sort les poubelles est déjà un acte éducatif et politique. Peut-être même une révolution dans le champ éducatif, tant cette question est reléguée principalement dans l’ombre du travail invisible – assumé en grande majorité par des femmes ou des personnes racisées – et concédée à l’apprentissage via la politesse (le fameux « respect »), qui veut qu’un enfant jette ses détritus à la poubelle, (sous peine, par exemple, de se retrouver puni et d’être de « corvée de poubelle » !)
Ce murmure des voix féministes qui berçait ma vie intellectuelle, politique et intime (on y vient), n’a pas cessé de m’accompagner, jusque dans ce village reculé, où, donc, j’habitais au fond de la forêt. J’avais bien quelques doutes, tout de même, quelques réserves.
Tout d’abord, la mixité. Je n’étais pas née de la dernière pluie, et la division sexuelle du travail, Colette12Guillaumin C., Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Côté-Femmes, 1992 et Sabine13Fortino S., La mixité au travail, Paris, La Dispute, 2003 m’en avaient déjà bien informée, ainsi que du poids de la charge mentale. Le point positif, c’est que le terrain a confirmé, s’il en était besoin, toute l’actualité de ces recherches et revendications féministes. Aux femmes de penser à préparer le café pour les réunions, histoire que les trois heures suivantes soient moins pénibles. Aux femmes aussi de penser à arrêter la réunion, parce qu’il est midi et qu’il faut faire à manger pour les jeunes qui commencent à avoir faim…
Et puis, la question éducative aussi : souvent le quotidien est considéré comme un « à côté » de l’action éducative. On s’y colle parce qu’il faut bien manger. Mais si on pouvait s’en passer… En soi, le quotidien, c’est souvent répétitif et pas très exaltant et il faut bien l’investir d’autre chose, un « supplément d’âme ». L’investir de relation, d’humanité partagée, de rencontre avec l’autre. Il ne s’agit alors plus de gérer des populations, mais de rencontrer des sujets, dans leur singularité. Cela ne peut se faire sans s’engager soi-même en tant que sujet singulier.
Et ça, c’est la porte ouverte à l’affection et aux liens. C’est la création d’un espace d’intimité où émerge, fatalement, la question de la vulnérabilité : expérience d’un∙e jeune en écho à l’expérience d’un∙e adulte. On se retrouve touché∙e, parfois même affecté∙e, pris∙e dans la relation. Il faut alors soutenir la parole de l’autre, en même temps que sa propre parole. Et quoi de plus difficile quand on n’a pas été éduqué·e soi-même pour le travail de conversation14Monnet C., « La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de conversation », Nouvelles Questions Féministes, n°19, 1998, que l’on n’a pas été habitué·e à se confier, voir qu’on a appris à se méfier des émotions ? Difficulté accrue par les discours sur le métier d’éducateur∙ice, où l’on apprend qu’il faut se méfier de l’attachement, qu’il faut ne pas s’investir trop auprès des jeunes et ce, pour garder « la bonne distance », notion tout à fait floue, dévoyée de son sens premier15C’est Winnicott qui a théorisé la « bonne distance », mais il ne serait pas du tout d’accord avec l’utilisation qui en est faite aujourd’hui en éducation. Peut-être même qu’il en serait vraiment déprimé…, mais érigée en unité de mesure du professionnalisme des travailleurs et travailleuses sociales.
Peur de la parole de l’autre et de ce qu’elle provoque en soi… cela me rappelle un échange avec un collègue. (Qui était aussi mon voisin. Qui était aussi mon patron. Et le propriétaire du lieu. Bref.) Il s’étonnait que nous soyons affectées – une collègue et moi – par les paroles d’une des jeunes qui s’étaient confiée sur sa vie « d’avant ». Il s’étonnait également de tout ce que nous savions sur les jeunes, des informations, confidences, discussions que nous avions avec elles et eux, lui qui n’en savait pas tant (et loin s’en faut !) quoiqu’il habitât là depuis de nombreuses années. À quoi cela tenait-il donc ? Pas au temps comptable passé sur site, apparemment. Bien plus sûrement au type d’activités faites avec les jeunes. Ou plutôt, à la qualité de présence que ces activités permettaient : en cuisine à se laisser instruire une recette que l’on ne connaît pas. Sous un arbre à se laisser peindre les ongles (d’une couleur qu’on aime pas) en discutant de tout et de rien, mais surtout de l’essentiel. Dans une chambre où on a été invitée, vautrée sur un lit à écouter les filles parler entre elles de l’amour, de leur vie de femmes, de leurs idées.
Cette présence demande une certaine inaction, un abandon de la maîtrise et de la toute puissance sur l’emploi du temps et l’impératif du fameux « projet ». C’est laisser le temps à l’autre de vous choisir autant que vous le choisissiez pour qu’une relation réciproque et authentique se tisse. Pour cela, il faut des espaces vides, des prétextes, une attention à l’autre. Et il faut un cadre propice : les émotions ne sont pas extérieures à la vie des institutions16Fœssel M, La privation de l’intime, Paris, Seuil, 2008. Prendre soin de son lieu de vie, de son lieu de travail17Ce qui n’est pas coutumier, y compris dans le monde associatif. Cf. Zalzett L., Fihn S., Te plains pas, c’est pas l’usine. L’exploitation en milieu associatif, Niet!éditions, 2020, sont aussi des manières de créer un milieu où la vie – avec ses métamorphoses, ses conflits, ses joies et ses peines – ait droit de cité. Investir le quotidien, prendre soin de son environnement comme des relations que l’on noue s’offre donc à la fois comme une perspective féministe et comme une visée éducative.
Et cela veut dire, concrètement, s’emparer des tâches du quotidien, aussi rébarbatives soient-elles, voire rebutantes. Sortir les poubelles, c’est vrai que ce n’est pas passionnant. Et il n’est pas question d’en faire un truc ludique pour faire passer la pilule de la répétition du même dans le quotidien. Mais sortir la poubelle, c’est un signe. Le signe qu’on est attentif∙ve à ce qui nous entoure, qu’on ne se défausse pas de la crasse de la vie, qu’on assume ses responsabilités, en somme. C’est aussi le signe que des choses ont été créées, utilisées, et que dans la vie, comme dans la cuisine, il y a toujours un reste (le réel dirait Lacan, même s’il ne devait pas souvent faire la vaisselle18C’est un préjugé : je n’en sais absolument rien. Je sais juste, d’expérience, que c’est difficile de penser et écrire quand les assiettes s’empilent dans l’évier.). À condition que la poubelle soit poubelle commune, la poubelle d’un vivre ensemble et que l’on ne se retrouve pas à sortir les poubelles des autres, encore et encore, parce qu’on est femme. Parce qu’on est enfant.
Il est temps de conclure, alors concluons : il y eut la poubelle de trop. Il fallut le dire et partir, avec sous le bras, Simone, Monique, Virginia et les autres.
Marion Perrin a quitté la forêt et, après un passage en ville où elle était famille d’accueil bénévole auprès de MNA (Mineurs Non-Accompagnés), elle s’est installée au milieu des champs, dans une maison en pierre. Elle y poursuit son doctorat en sciences de l’éducation (Université Paris Nord, laboratoire Experice) sur le corps dans la relation éducative avec les MNA (Mineur∙es Non- Accompagné∙es). Elle prend soin de sa maison et de l’amour qui y vit, en attendant d’être famille d’accueil. C’est principalement elle qui s’occupe des poubelles (mais pas de la vaisselle).