Entretien fictif avec Hervé Guibert

Il y a 28 ans disparaissait l’écrivain, journaliste et photographe Hervé Guibert. Homosexuel, proche de Michel Foucault, il meurt du sida à 36 ans, à Clamart, en région parisienne. Nous nous sommes demandé·es ce qui avait pu le motiver à exiger, par voie testamentaire, le transport immédiat de son cadavre sur l’île d’Elbe, en Italie. La question du corps étant au centre de ses élaborations littéraires, nous avons supposé que cette dernière volonté recouvrait des éléments signifiants et actifs de son œuvre comme de sa vie – tant les deux sont liées depuis son tout premier livre. Nous nous sommes donc rendu·es à Rio, commune où se trouve sa sépulture, où il a bien voulu nous accorder cet entretien.

En Marges ! – Hervé Guibert, pourquoi avoir inscrit, dans vos vœux testamentaires, le transport de votre cadavre vers l’île d’Elbe, un lieu si isolé ; historiquement marqué, qui plus est, du sceau du bannissement, de l’exil et de la marge ? Vouliez-vous dire au monde que vous êtes mort dans la gloire solitaire du paria ?

Hervé Guibert – La vérité est que j’aurais souhaité, idéalement, mourir ici-même et passer directement du lit à la terre, tout près des cyprès que j’avais plantés quelques années auparavant. J’aurais voulu être inhumé à même cette terre, sans cercueil, nu dans un drap, comme un musulman ; ou bien roulé dans une natte en paille cousue, glissée ensuite dans une des grottes de la falaise… Notre culture chrétienne refusant ce destin à nos corps trépassés, cela n’a pas été possible. J’ai alors demandé à ce que l’on me transporte ici. Pour la beauté de ce lieu où j’avais si bien vécu, pour sa fulgurante énergie, mais aussi et peut-être surtout parce que l’idée que mes parents récupèrent mon cadavre m’était insupportable. 

EM – Pourquoi cette idée vous était-elle insupportable ?

H.G – Étant malade, j’avais fait mon possible pour échapper à leurs soins et à leur fausse sollicitude, ce qui n’était pas facile. J’avais fait tant d’efforts pour bâtir puis conserver péniblement l’appartenance de mon corps, ce n’était pas pour qu’une fois mort il retombe dans leurs griffes. Je voulais crever tranquille et loin d’eux, sans leur hystérie et sans la mienne – déclenchée depuis toujours par la leur. Je voulais, disons-le comme ça, les déshériter. Parce que je considérais que le plus petit et le plus affreux de moi-même était hérité d’eux. Ainsi, dans mon délire testamentaire, pour m’assurer de les spolier, j’allais jusqu’à épouser, dans un contrat adéquat à la situation, la compagne de mon ex-amoureux, ce qui était assez tortueux ! Mes parents sont tout de même venus à la levée de mon corps, puis se sont traînés jusqu’ici pour assister à l’humiliation, ce dont je me serais bien passé. Pardon, je voulais dire à l’inhumation ! (rires)

EM – Vous riez mais ce sont là des paroles très dures ! Nous pourrons reparler de l’hystérie et des logiques qu’elle comporte, mais d’abord cette question : qu’est-il donc arrivé de si terrible à l’enfant que vous avez été pour que vous puissiez, aujourd’hui encore, prononcer de tels mots à l’encontre de vos parents ?

H.G – Je n’étais pas un enfant désiré et je crois que l’apprendre sans le comprendre m’a précipité dans un gouffre où la douleur ressentie a déterminé une grande partie de mes pensées, de mes actes et de mes comportements. Cette douleur a également fondé, certainement, les motivations les plus impérieuses de mon écriture.

EM – Et instauré un rapport au corps très particulier, au vôtre comme à celui de l’autre, non ?

H.G – Un rapport lui-même renforcé par mon astreinte à l’écrire, sans aucun doute. C’est que, enfant, mon corps intime ne m’appartenait pas et cela a duré jusqu’à ma puberté. Mon père et ma mère, chacun à sa manière et avec ses attributions spécifiques, s’étaient répartis la possession de mon corps qui s’est ainsi clivé, chaque partie se sectionnant encore en de multiples fragments, en petites pièces d’anatomie qui m’étaient étrangères ; mon sexe y compris, évidemment. Ma mère, enceinte sans le moindre désir de l’être, avait fait de multiples tentatives, sous la forme de petits accidents domestiques et banals, pour se suicider de moi-même. Puis, à ma naissance, me voyant si chétif, si abîmé par ses avortements ratés, si fragile, elle fut rongée par le remords et la culpabilité. Et se mit à me surprotéger, confondant presque son corps et le mien, inspectant mon linge sale, lavant elle-même la totalité de mon corps, fente incluse, jusqu’à l’âge de treize ans. Je l’ai haïe pour ça, vraiment, car les traces de cette possession furent profondes et demeurèrent à vif très longtemps… (silence) Beaucoup plus tard, lorsqu’elle eut un cancer, son cancer comme elle disait, nouvelle forme de petit suicide conventionné qui revalorisa sa pitoyable existence, je vécus l’ablation de son sein comme si c’était le mien et c’est sur moi que la plaie de cette chirurgie s’imprima. Les mots que j’écrivis alors tentèrent de cautériser cette plaie, tout comme les mots d’avant et ceux d’après s’ordonnèrent et se réordonnèrent comme ils purent pour tenter de dépasser cette confusion. 

EM – Nous approchons là de l’écriture du corps comme du corps de l’écriture, sujets qui intéressent particulièrement nos lecteurs, mais parlez-nous d’abord de votre père, si vous voulez bien.

H.G – Mon père était vétérinaire et travailla longtemps aux abattoirs. Je crois qu’il confondit son sang, celui des bêtes qu’il soignait ou euthanasiait, et le mien. Il introduisit parmi nous sa phobie constante de la saleté et des microbes, faisant régner une tyrannie hygiéniste dont ma sœur se moquait mais que moi je subissais pleinement. De par sa position naturelle de médecin de famille, il prit naturellement possession de ma verge, qui nécessitait des soins particuliers du fait qu’elle était impossible à décalotter, passons sur les détails techniques. Il accomplissait ces soins seul, quotidiennement, dans un petit rituel intime que je ne détestais pas mais qui très tôt, et pour longtemps, fit de mon sexe un simple objet de douleur, de méfiance et d’attention. Et ce phénomène gagna bientôt tout le corps, comme une gangrène incurable… Vous comprendrez donc que ces intrusions excessives et répétées de mes deux parents m’aient conduit, nonobstant l’affection que j’avais pour eux, à séparer dès que je le pus, radicalement et pour toujours, mon corps du leur ! Leur échapper jusque dans la mort fut certainement une manière de les tuer tout en sanctionnant, de manière posthume, ce type absolument redoutable de maternité à deux têtes dévorantes. Ainsi, eux étant morts à mes yeux, je pus connaître la délivrance de n’avoir plus jamais rien à leur prouver.

EM – Si nous vous entendons bien, le legs parental fut donc à la fois un sentiment de dépossession et une peur extrême du corps. Voyez-vous un lien entre cela et votre sexualité, plus tard, de jeune homme et d’adulte ? Et aussi avec la manière dont vous avez vécu la maladie qui vous a emporté ?

H.G – Oui. Je vois un lien, si je puis dire, organique. Mes parents m’avaient emprisonné dans leur intimité tout comme ils pénétraient la mienne avec la leur,  ce qui était favorisé par la promiscuité de notre logement. Dans ce coffrage caractérisé, vous imaginez bien que la sexualité solitaire et onaniste de l’adolescent que j’étais n’était pas évidente. A fortiori la sexualité incluant l’autre, laquelle, justement à ses débuts et comme c’est souvent le cas à cet âge, fut strictement masturbatoire. Cela eut pour effet, par la suite, de confondre le sentiment amoureux avec une focalisation exclusive et têtue sur l’objet-bite, pour le dire rapidement ! (rires) L’usage répété de la main seule, si et seulement si elle était préalablement lavée, ou plus exactement désinfectée, garantissait à peu près le respect des règles draconiennes de l’hygiène paternelle activement relayées par ma mère. Et lorsque je quittai le logement familial pour suivre ailleurs des études de cinéma, j’affirmai une séparation des corps qui put me conduire rapidement à une sexualité de plus en plus débridée, qui fit enfin jaillir en moi un corps de plaisir. Mais pour qu’il y eût transgression complète des injonctions et interdits parentaux – conformes à la morale sociale en vigueur, il faut aussi le dire –, je dus étroitement associer le plaisir et la douleur, l’attirance et la peur. C’est ainsi que j’entrai résolument, par désir et contrainte conjoints, rompant et respectant simultanément la loi du père-mère, dans une sexualité sadomasochiste dont je jouissais mais qui me laissait toujours une vague impression de saleté, de tiédeur et de vulgarité. Et surtout de déloyauté.

EM – Ce que vous dites là relève d’un motif majeur dans l’art et la littérature homosexuels – motif qui semble incontournable depuis des siècles…

H.G – C’est vrai et c’en est même devenu affreusement banal ! Les exemples ne manquent pas, et ce dans des cultures très diverses… Je m’interroge encore, vous savez ! (rires) Comment donc se font l’échange et l’alchimie des influences littéraires et artistiques ? Quels en sont les points d’intersection en dehors de soi et dans l’Histoire mais aussi en soi et malgré soi dans l’activité créative ? Ne sommes-nous pas façonnés pour ressembler à ce qu’elles posent et proposent comme des repères dans notre perdition, nous aidant à lutter contre l’ostracisme moral et social dont nous sommes les objets et qui entraîne encore souvent, au fin fond des provinces soumises au conformisme, le sentiment d’une déréliction ? Et ces influences, reprises à notre compte et refondues dans des formes nouvelles, malaxées pour en faire notre pâte personnelle, moulinées par nos mots et passées dans nos voix, nous aident peut-être à devenir des sujets autonomes et matures, je veux dire des sujets dégagés de toute maternité sclérosante comme de toute paternité, qu’elle soit biologique, civique ou littéraire. Quitte à être des sujets reconduisant ce même ostracisme, que nous validons en nous appropriant les marges qu’il nous laisse ! Ou du moins en les incorporant. C’est, je crois, l’œuvre d’une véritable transfusion qui fait œuvre à son tour et perpétue le cycle. Ce qui est un peu terrifiant, j’en conviens.

EM – Mais nous pouvons peut-être faire évoluer ce cycle, au lieu d’être seulement dans la contemplation imitative de ce qu’il perpétue et charrie de figures macabres et maudites. Avez-vous le sentiment d’avoir tenté cela avec vos livres ?

H.G – Non. (rires) Paradoxalement, d’ailleurs.

EM – En littérature il y a pourtant de grands espaces pour loger les formes sublimées de nos déchets, pour les recycler ; pourquoi n’avoir pas mis dans vos livres autre chose que vous-même enferré dans la douleur d’où vous veniez ?

H.G – J’ai entretenu une esthétique de l’obscurité assez peu moderne, c’est vrai, et un rapport sadomasochiste à l’écriture, de façon plus ou moins complaisante. Mais j’étais sincère et malgré les apparences autofictionnelles, j’y ai bien mis autre chose que moi-même. Ne serait-ce que parce que l’on écrit toujours dans la masse des mots des autres et que, sans aller jusqu’au plagiat, des contaminations littéraires s’opèrent et s’invitent dans le texte alors que l’on ne croit écrire que sur soi et depuis soi. L’écrivain n’invente pas l’écriture, il ne fait que poursuivre une matière entamée par les autres, laquelle l’entame à son tour. C’est atavique, pour ainsi dire ! (rires)

EM – Vous parlez là d’intertextualité, soit, mais à défaut de pouvoir choisir nos pères et mères, n’avons-nous pas le choix de nos lectures, et donc de nos modèles ?

H.G – Je parle là, plutôt, d’une forme de maternité du texte, d’une puissance matricielle qui est à l’œuvre dans la littérature. Nous pourrions avoir le choix de nos lectures et de nos écritures si nous n’étions pas en recherche de quelque chose de précis à trouver, que nous ignorons en large part et qui sans cesse nous échappe. Quelque chose d’insu du côté de la mère, justement. Peut-être, je ne sais pas… Nous pourrions varier ainsi nos modèles, oui, et mettre un peu de désordre dans nos héritages éducatifs et culturels… Mais la condition du véritable libre choix et de l’émancipation serait de n’avoir, en fait, absolument aucune nécessité de la littérature. 

EM – Mais alors à quoi bon son existence ? Comment et pour qui survivrait-elle ?

H.G – Je n’ai pas la réponse. Et si je peux me permettre, c’est maintenant à des gens comme vous d’y réfléchir !

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