Il s’agit ici d’une vision assez personnelle de la lecture de La Salope éthique, propre à l’autrice, bien plus qu’un compte rendu classique.
La Salope éthique parle des relations non monogames en mettant l’accent sur les valeurs du polyamour. Elle a été écrite par deux autrices queer expertes en questions de sexualité, de genre et de BDSM. C’est un livre d’initiation, accessible et pédagogique, avec un côté pratique affirmé grâce à ses exercices.
J’attendais de le lire depuis longtemps, d’autant plus que l’on a peu de références sur le polyamour, que ce soit dans la vie ou les fictions, alors que pour le premier cadre c’est une façon fondamentale de réinventer la société, et pour le second une opportunité rare de renouveler la façon dont on raconte des histoires (d’amour, mais pas que).
Le terme de salope correspond à une volonté de se réapproprier l’insulte qui s’inscrit dans le mouvement sex positive. Il désigne n’importe quel genre, avec le sens suivant : « personne qui célèbre la sexualité avec une grande ouverture de cœur et d’esprit ». Toutefois le sexe n’est pas indispensable, on peut être une salope abstinente ou asexuelle. C’est pour moi une grande force du livre, ce côté décomplexant : pas ou peu de sexe, la monogamie ou le célibat ont tout à fait leur place, mais il est crucial de réfléchir à ce que l’on veut, soi, pas pour faire plaisir à la société ou à un·e partenaire.
D’une façon générale, ce texte est rassurant à plusieurs niveaux. Il casse par exemple l’idée de performance sexuelle : « nous voulons vivre dans un monde où la sexualité de chacun est valorisée pour soi et non en fonction de normes qui dépasseraient notre plaisir individuel. Si vous avez envie d’ajouter quelque chose à votre répertoire allez-y, apprenez, ne perdez pas votre temps à vous reprocher de ne pas le maîtriser déjà. La peur de ne pas être à la hauteur sur le plan sexuel peut causer une blessure secrète très profonde. Mais croyez-nous, quand vous aurez finalement réussi à créer le mode de vie dont vous rêvez, vous vous serez familiarisés avec tellement de manières différentes d’exprimer votre sexualité que vous ne vous poserez plus de questions que ce que vous valez comparé à d’autres. » Ainsi, le texte est à la fois déculpabilisant sur le côté « amoral » du sexe dans la société dominante, mais aussi sur son côté « valorisant » dans certaines contre-cultures.
Easton et Hardy interrogent nombre de codes culturels sur l’amour qui m’ont toujours mise mal à l’aise, et j’ai été frappée de voir à quel point les reproches faits au polyamour sont en partie les mêmes que ceux faits à la bisexualité : amoral, pathologique, facile, égoïste, etc. En effet, le polyamour est souvent condamné comme un mode de fonctionnement non viable par essence. « Beaucoup croient également qu’un désir sexuel éhonté, en particulier l’attirance envers plusieurs personnes, brise inévitablement des familles. Or, notre petit doigt nous dit que davantage de familles ont été détruites par l’adultère que par une non monogamie éthique et consensuelle ». Ce qui rassure dans ce texte, c’est qu’il dit, finalement : oui, vous avez le droit d’être différent·e·s : le couple monogame classique peut fonctionner, mais il n’est pas adapté à chacun·e, et on a le droit de choisir et d’inventer d’autres schémas qui nous correspondent plus.
D’ailleurs, une idée reçue en la matière, c’est que « le mythe sur l’amour monogame nous apprend que nous ne sommes pas complets, que nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes. » S’ensuit le développement d’une vision irréaliste du couple, où la présence de l’autre résoudra tous nos problèmes. La réflexion fait sens, car il m’a toujours paru saugrenu de vouloir faire porter la responsabilité de mon épanouissement à une seule personne. Trop de pression d’une part, et trop de pouvoir accordé à quelqu’un d’autre sur moi d’autre part.
Ainsi, pour définir l’aspect éthique, les autrices insistent sur les valeurs suivantes : le consentement, pour le sexe évidemment, mais aussi la nature des relations ; l’honnêteté émotionnelle envers soi et les autres, en prenant le temps de réfléchir à ce que l’on ressent et en le disant aux autres ; la conscience des implications de ses choix, sociaux et sexuels, d’où la nécessité de prendre soin de ses partenaires ; le respect des sentiments des autres en leur posant des questions ; savoir faire la distinction entre ce que l’on peut contrôler ou pas ; on est responsable de nos sentiments, à nous de les partager et de les gérer : ça permet de reprendre le pouvoir, et d’agir si les choses ne nous conviennent pas. Toutefois, les autrices ne sont pas là pour donner ze mode d’emploi, et conseillent de créer nos propres valeurs : l’important est de remettre en cause le schéma dominant et de décider par soi-même.
En matière de schéma dominant, le concept d’économie de la famine, à savoir le fait que la capacité pour l’amour et l’intimité est limitée, est parlant. Ça nous rend possessif·ve·s, et on appréhende le monde selon cette idée de pénurie. Easton et Hardy mettent ici des mots sur une « logique » généralement acceptée qui m’a toujours gênée, proche d’une idéologie capitaliste : il faut prendre à l’autre, avoir toujours mieux qu’elle ou lui, écraser pour réussir, etc.
Cela dit, les autrices précisent aussi que renoncer à l’économie de la famine implique de prendre en compte les limites du monde réel, comme le temps, qui est à mon sens une des contraintes les plus fortes du polyamour. Le mieux est de se lancer en se disant qu’il existe de tout en abondance, et que le filet de sécurité, c’est nous : notre indépendance, l’amour et la VALEUR que l’on se donne à soi, le temps passé avec nous-mêmes que l’on doit apprécier. Ce dernier élément est une base fondamentale. J’aime qu’elles insistent sur le fait qu’il est crucial de ne jamais s’oublier soi et ses besoins. En effet, on peut rapidement s’oublier soi lorsque l’on est confronté·e à des situations inédites qui peuvent être riches en déferlantes émotionnelles, notamment les premiers temps où l’on a plusieurs relations.
De plus, les autrices intègrent le polyamour à la culture queer d’une façon assez pertinente : « Nous sommes d’avis que la difficulté d’exprimer librement et ouvertement sa sexualité est intimement liée aux rôles sexuels et de genre définis par la société. » Elles expliquent aussi que socialement, le polyamour est encore très mal accepté, pointent le manque de cadres légaux, et conseillent même de rester au placard.
Une autre force du livre, c’est de montrer les marches sur le flanc de la montagne impressionnante que peut être le polyamour : au lieu de regarder le sommet qui donne le vertige, on examine les étapes l’une après l’autre, ce qui le rend plus accessible. Easton et Hardy expliquent ainsi qu’avoir des ami·e·s avec qui on partage des relations fortes montre que l’on est déjà une salope qualifiée pour gérer leurs besoins en termes d’intimité, de temps et d’affection. De plus, malgré tous ces conseils, comme toutes les relations il y aura forcément des émotions négatives et des échecs qui sont autant de façons d’apprendre : « la colère est un révélateur de ce qui est important à vos yeux. Et retenez plutôt les aspects positifs : dans les moments difficiles vous apprenez sur vous-même et vos partenaires. […] Enfin ne vous découragez pas ! Toutes les salopes épanouies qui vous semblent si insouciantes se sont battues pour en arriver là ».
La jalousie constitue un long chapitre. De mon côté, je considère la mienne comme une façon de faire porter à quelqu’un d’autre mes problèmes de confiance en moi. Ça ne veut pas dire que je n’en éprouve pas, bien au contraire : ça veut dire qu’il faut que je creuse pour voir ce qui grince, et que c’est important d’en parler sans agresser l’autre. Et heureusement, l’expérience m’a montré que ça pouvait aider à faire une partie du chemin. Ça résonne avec ce que disent les autrices, qui indiquent la nécessité absolue de l’accueillir pour l’écouter. Pour elles, elle masque souvent notre conflit intérieur le plus complexe du moment, qui demande à être résolu sans que l’on s’en rende compte. Du coup s’ensuit une projection, un mécanisme de défense consistant à essayer d’extraire un sentiment douloureux de soi en faisant jouer à quelqu’un d’autre le rôle principal de notre conflit. Il faut donc se pencher sur ce sentiment pour travailler sur soi (cours, groupe de parole, psy, méditation, etc.) « La société nous apprend que si notre partenaire a une relation sexuelle avec quelqu’un d’autre, nous avons perdu quelque chose. Au risque de poser une question stupide : qu’avez-vous perdu exactement ? […] Le sentiment de perte ressenti n’est-il pas dû à l’impression d’avoir perdu un idéal ? En l’occurrence, l’image de la relation monogame parfaite ? N’oubliez pas que toutes les relations changent au fil des années, les désirs et les besoins se transforment en fonction de l’âge et des circonstances, et les relations à long terme les plus réussies sont celles qui sont suffisamment flexibles pour se redéfinir constamment ». Si le malaise est dû à l’intuition que son partenaire se détache de soi, ça arrive aussi dans les couples monogames.
Enfin, le texte souligne que l’intime est politique : « Nous voulons créer un monde où chaque être humain puisse jouir en abondance de ce dont il a besoin : amitié, chaleur, intimité, sexe, amour… Nous voulons que nos enfants soient élevés au sein de familles élargies, dans un village interconnecté au cœur de l’aliénation urbaine, un endroit peuplé d’adultes aimants, un lieu où l’amour et l’attention coulent à flots et rendent le monde heureux. Nous voulons un monde où les malades et les personnes âgées soient entourées, où les ressources soient partagées et où les gens prennent soin les uns des autres. » J’ajouterais qu’il est crucial d’avoir accès à la solitude pour se retrouver, mais ces alternatives à la famille mononucléaire, cette entité si peu menaçante pour le pouvoir vertical, sont un rêve à portée de main. J’aime ce livre car il les laisse entrevoir comme des réalités possibles et donne des outils pour les construire. Même au placard, le polyamour est un acte de résistance.
Coralie a trois passions : les jeux de rôle (et la culture geek d’une façon générale), la musique et la politique : ce sont ses manières favorites d’inventer des mondes. La première, les jeux de rôle, sont à ses yeux une façon populaire de se réapproprier la création d’histoires (ce qu’elle a expliqué dans sa thèse sur le sujet, avant de devenir éditrice et auteure) ; la seconde, la musique, laisse entrevoir ailleurs et après pour changer ici et maintenant ; avec la dernière, la politique, elle essaie de comprendre comment reconstruire avec les briques de ce qu’elle rêve de détruire.
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