Se préparer à devenir mère : binge-watcher la série britannique Absolutely Fabulous

Lorsqu’elles déboulent pour la première fois sur le petit écran britannique le 12 novembre 1992, Patsy et Edina, le duo comique de la série TV Absolutely Fabulous diffusée initialement par BBC Two (puis en France par Canal plus, Canal Jimmy et Arte), tranchent avec les héroïnes de sitcom auxquelles les spectateurs étaient jusque-là habitués. Mues par leurs seuls instincts et plaisirs, ces femmes d’une quarantaine d’années boivent, fument, jurent, draguent, baisent, se droguent aussi parfois, en ressassant avec nostalgie l’époque libertaire révolue des Swinging Sixties. Créée par un duo, là aussi exclusivement féminin, formé par Jennifer Saunders et Dawn French, la série met en scène les tribulations professionnelles et les dynamiques familiales d’Edina, qui, assistée de sa meilleure amie Patsy, tente de se faire un nom comme chargée de relations publiques dans le milieu du showbiz et de la mode. Si elles réaffirment la liberté des femmes à disposer de leur existence (et de leurs corps) comme bon leur semble, les quadras d’Absolutely Fabulous témoignent aussi, via un registre parodique, de la persistance (ou de la réapparition sous de nouvelles formes plus branchées) d’angoisses typiquement féminines – surinvestissement de la sphère familiale, conformité aux canons de beauté, recherche frénétique d’un partenaire masculin – nourries et renforcées par des siècles de domination patriarcale. 

Fan de la série depuis ses premières heures, j’ai éprouvé le besoin de revoir chacun des épisodes pendant mon congé maternité à un moment où j’étais submergée d’injonctions paradoxales… Une manière pour moi de dédramatiser les attentes sociétales envers la mère en devenir mais aussi à un niveau plus intime de régler mes comptes, en contemplant les relations conflictuelles d’Edina avec sa fille Saffron à l’écran, avec ma propre mère, féministe déclarée mais obsédée par sa maigreur et ses multiples conquêtes amoureuses masculines… Dans cette missive fictive adressée au personnage d’Edina, je la remercie pour cette « préparation à la naissance » hors-normes et j’essaie de pointer les limites et ambivalences du féminisme tel qu’il est incarné dans Absolutely Fabulous.

Chère Edina,

Je voulais te remercier pour la fabuleuse préparation à l’accouchement que tu m’as procurée par écran interposé. Aucun regret d’avoir abandonné les cours classiques. Je repense avec nostalgie à nos moments de sororité : toi, t’agitant en tous sens pour rentrer dans ton jean pailleté Versace et moi, affalée sur le canapé me goinfrant de chorizo et de guacamole faits maison. Les femmes enceintes et leurs envies sont chacune singulières, mon estomac ou mon subconscient ne m’ont jamais réclamé de fraises.

Devant l’incroyable diversité de solutions bien-être -l’hypnoNatal, l’haptonomie, le yoga prénatal etc.- qui s’offraient à moi, devais-je m’écrier comme lorsque tu ordonnais à ton assistante : “Annule ma session d’aromathérapie, mon psychothérapeute, ma réflexologie, mon ostéopathe, mon homéopathe, ma naturopathe, ma lecture de cristaux, mon shiatsu, mon rendez-vous chez le coiffeur organique (…) Et vérifie si je peux renaître grâce à la respiration consciente jeudi prochain” ?1 Épisode 3, saison 1, France

A la poubelle donc, les bas de contention qui grattaient. Remisées au fond d’un tiroir, les huiles essentielles qui transforment en salade niçoise comme tu le faisais remarquer à Saffron, ta fille, alors qu’elle s’apprêtait à enfanter : « C’est toute l’huile d’olive utilisée pour masser le périnée (…) Tu l’as mariné ! C’est bon pour un barbecue, pas pour une naissance ! » 2 Épisode 5, saison 5, Birthin’

Au pied du canapé, le coussin de grossesse qui ressemblait à un vieux polochon en laine mal tricoté. Refilé à Gibert Jeune, le guide qui t’incite à consommer des objets inutiles comme cette bola que les femmes enceintes hype arborent autour du cou. D’après la notice fournie, c’est le son qui calmera bébé à sa naissance. Tu parles d’un conditionnement !3 Description trouvée sur un site vendeur : « Le bola de grossesse (…) est destiné aux femmes enceintes (…) Le pendentif émet un bruit doux de clochette quand il bouge qui apaise le bébé tout au long de la grossesse. » « Dling, dling », ça me rappelle ces cockers croisés au parc. Qui est le chien à tenir en laisse, l’enfant à naître ou la mère en devenir ? D’après la notice toujours, la bola serait originaire d’Indonésie… mais on ne parle pas espagnol sur ces îles, à moins qu’elle ne soit « née » plus au Nord, aux Philippines.4 Voir aussi aufeminin.com : « Bola : pourquoi faut-il avoir un bola de grossesse ? », Nathalie Barenghi, 11 février 2019.

Pour créer du lien avec bébé, je lui ai fait écouter la bande-son de ta vie avec des titres comme I’m on E de Blondie (entendu dans l’épisode spécial de la saison 4), We gotta get out of this place de Barry Mann and Cynthia Weil, interprété par Marianne Faithful dans The Last Shout I de la saison 3, un mélange de rock et de protest songs, qui exprimait ta nostalgie pour une époque révolue, un monde sans bébé et sans responsabilité parentale, dans les rues et les clubs du Swinging London… 

Est-ce que j’éprouvais soudainement de la nostalgie pour mes vingt ans ? Pas le moins du monde. D’élève modèle, j’étais devenue une étudiante qui préférait les bibliothèques aux fêtes débridées. En lieu et place d’un baby-blues en devenir, n’était-ce pas une crise de la quarantaine qui se profilait à l’horizon ? Serait-elle de la même magnitude que la tienne, manifeste dans le cinquième épisode de la saison 1, Birthday, qui s’ouvre sur tes lamentations : «Bonjour Mort, bonjour Oubli » ?  Non… Entourée de proches et d’inconnu-e-s qui, alarmistes, associaient maternité à événement apocalyptique –pour lequel aucune préparation ne serait suffisante- j’éprouvais le besoin de me perdre dans la contemplation du personnage de mère probablement le plus indigne du petit (et grand ?) écran. 

Désolée de te l’apprendre Edina mais le succès de la série ne tient pas qu’à ton extravagance vestimentaire. Tes joutes verbales avec ta fille à l’écran y contribuent aussi. Oui, bien sûr, ton image de marque est indissociable du duo tapageur que tu formes avec Patsy, dont les abus en tous genres légitiment tes propres excès. Tu me rétorqueras que le modèle de féminité hors-normes, presque queer, que tu incarnes (souvent à ton corps défendant), a été salué comme libérateur par de nombreuses spectatrices.5“All that and a little feminism too: My love for “Absolutely Fabulous” lives on.” Love is the slug. 23 juin 2010. https://loveistheslug.wordpress.com/2010/06/23/all-that-and-a-little-feminism-too-my-love-for-absolutely-fabulous-lives-on

Plusieurs publications ont pourtant nuancé ta dimension féministe6 Kirkham, Pat and Skeggs, Beverley (1998) “Absolutely fabulous: absolutely feminist?” In: Geraghty, Christine and Lusted, David, (eds.) The television studies book. London: Arnold. pp. 287-298. : ton matérialisme, revendiqué tel une aspiration au bonheur, ne s’inscrit-il pas dans l’héritage idéologique thatchérien7 Cornut-Gentille D’Arcy, Chantal. “ ‘Money makes the world go around’ or a politicized notion of fulfilment.” In Culture and Power: Challenging Discourses, ed. M. José Coperías Aguilar, pp.59-70, Universitat de València, 2000. qui a remplacé les luttes émancipatrices des 1960’s ?8 Rainer Emig. “Exploding Family values, Lampooning Feminism, Exposing Consumerism: Absolutely Fabulous.” in British TV Comedies: Cultural Concepts, Contexts and Controversies publié sous la direction de Juergen Kamm, Birgit Neumann, pp.197-211, Palgrave McMillan, 2016. Tu traites les hommes autour de toi comme des sex-toys interchangeables mais n’es-tu pas complètement prisonnière de leur male-gaze (si bien conceptualisé par Laura Mulvey) ? Pourquoi cette obsession –manifeste dès la première saison, lors du deuxième épisode sobrement intitulé Fat– pour les régimes ? Cette grossophobie ne t’empêche-t-elle pas de t’éclater pleinement ? Lorsque je te regardais, je ne pouvais m’empêcher de ressasser les injonctions contradictoires que je me prenais en pleine gueule depuis le début de ma grossesse.

Au siècle dernier, on aurait vanté mes larges hanches, siège idéal pour accueillir bébé. Mais, à l’heure des mannequins anorexiques aux photos retouchées, on me mettait en garde contre mon indice de masse corporelle à la limite de l’acceptable. Le conseil de Patsy aux aspirantes mannequins – « contente-toi d’enfoncer les doigts au fond de ta gorge, traficotes tes seins, continue de prendre les cachets, et ne reviens pas me voir avant de ressembler à quelque chose » – s’appliquait-il désormais aux femmes enceintes ? 9épisode 4, saison 3, Jealous.

Interdiction de trop grossir mais il fallait éviter les carences. Vive le sport mais attention aux chutes et chocs. J’avais bien fait de privilégier ma vie amoureuse et ma carrière mais j’étais maintenant trop vieille pour être enceinte. On me conseillait, je cite, « la construction d’une bulle de douceur protectrice », j’étais obligée de pointer chaque mois dans une maternité sordide, à la propreté douteuse, et surtout faire la queue, pendant 20 mn, un gobelet à la main, devant de tristes toilettes, pour faire pipi avant d’être évaluée par des « professionnels » pressés et stressés.10 Voir Annie Poizat, Quels rites pour les maternités d’aujourd’hui ? : « L’accompagnement par une sage-femme (…) est une réponse qui demande plus de temps (…) qu’une pose de péridurale (…) Cela demande (…) une qualité de présence (…) Cela sera-t-il encore compatible avec les contraintes économiques des budgets hospitaliers ? »  Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe 2003/1 (n° 40), pages 127 à 133. Dans leur cabinet, épinglé au mur, un poster de l’agence régionale pour la santé représentait deux parents –homme et femme- au bord de la crise de nerf- et statuait « On ne leur avait pas dit que c’était la fin de leurs soirées entre amis. »

A la fin du 4e mois, je décidais que comme le reste –relations amoureuses ou carrière- la grossesse est ce que l’on en fait. Point de généralisations ou de déterminisme en la matière. Je fermais mes oreilles aux mises en garde larmoyantes des Cassandres : « ta mère a perdu tous ses cheveux en te donnant naissance », « ton vagin sera si distendu, plus de relations sexuelles satisfaisantes ! », « attention aux dents, les bébés bouffent tout. » L’enfant cannibale est-il une projection de la mère dévorante ? 

Quid des cadeaux de la grossesse ? Cette marée d’œstrogènes lustrant la chevelure comme aucun après-shampoing ? Ces hormones bienfaisantes qui procurent des siestes crapuleuses ? Et au réveil, cette énergie dévorante qui vous fait par 35°C remonter à toute vitesse la via qui sépare le village contemporain de l’Escorial au palais du même nom. Je rencontrais d’autres femmes qui elles aussi n’adhéraient pas à l’équation « grossesse = cataclysme. »  Épaulée par un homme sage-femme, dynamique et optimiste, je constatai que si Sex & the City a rendu le Gay Best Friend tendance, l’homme sage-femme ne l’est pas encore… 

On ne naît pas mère, on le devient : avant, pendant et après la grossesse. La consommation d’accessoires ne nous prépare pas à accueillir un bébé. Quand il pointe le bout de son nez, l’enfant ne pourra être customisé, échangé en magasin (tu regrettais de ne pas avoir adopté un petit Vietnamien dans l’épisode Iso Tank), ou brandi pour nous mettre en valeur en soirées. Il bave, bientôt il crachera, il rampe, bientôt il galopera, il fait risette, bientôt, il criera « non, veux pas. » Mais qu’il est drôle et déjà intelligent, si inventif. Il nous apprend à relativiser, à voir et favoriser l’essentiel. Si les relations parodiques mère-fille sont au cœur d’Absolutely Fabulous, elles nous montrent qu’on gagnerait peut-être, toutes, mères et non mères, à se dessaisir des préoccupations relatives au poids, à l’âge et à la performance au travail… Et à construire ensemble – n’est-ce pas Edina ? – une société où grossesse et maternité seront vécues comme des actes féministes qui rendent plus fortes, et non comme le début de la fin.


Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.