Dans l’ouvrage “Penser la violence des femmes”, il est relaté une partie de l’histoire de femmes violentes, de la chasse aux sorcières jusqu’aux suffragettes, en passant par les tricoteuses. Comment la violence est-elle traitée par le prisme du genre, sachant que ce n’est généralement pas considéré comme étant une caractéristique “féminine” que d’être violent ? Les injonctions sociales valorisent davantage la douceur et la passivité chez les femmes, contrairement aux hommes, qui sont supposés exprimer leur virilité par les poings. Si bien que certaines formes de violences féminines peuvent être passées sous silence ou, a contrario vont être exacerbées, et entourées de tout un imaginaire (notamment visuel), pour tenter de les décrédibiliser et de les humilier.
(Caricature de « pétroleuse », d’après une carte postale versaillaise de 1871) (Image de « Vésuviennes » de 1848 – Beaumont, Charles Edouard de – Lannion, 1812 – Paris, 12–01–1888), dessinateur-lithographe)
Dans ce même livre, Dominique Lagorgette (professeure en Sciences du langage) a, quant à elle, rédigé un article intitulé La violence des femmes par les mots. Sorcière, tricoteuse, vésuvienne, pétroleuse : un continuum toujours vivace ?. À la lecture de ce papier, je n’ai pu m’empêcher de penser à une figure contemporaine récurrente. Croisée au fil de mon enquête doctorale sur une partie des revendications féministes sur Internet, on la prénomme : féminazi. Cette figure s’inscrirait t-elle également dans ce continuum de violence féminine ? Est-elle réelle ou présumée ? À quoi ressemble t-elle ? Quels points communs pourrions-nous lui trouver avec les figures de femmes violentes du passé ? L’objectif ici est de réaliser un petit état des lieux de l’imagerie en ligne de la « féminazi » et de percevoir les contours de sa présupposée violence.
Mais qui est donc la féminazi ?
Depuis 2013, tout pays confondus, le terme « féminazi » est de plus en plus recherché sur Internet (d’après Google Trends). Il existe en français, en anglais, en espagnol, en portugais… Mot intrigant, qui semble cristalliser les passions, il est de plus en plus lu sur les réseaux sociaux, et dépasse parfois même les frontières des espaces numériques pour arriver jusqu’à nos oreilles, hors-ligne. Nous allons voir dans cette enquête comment il incarne une violence présumée des cyberféministes revendiquées et comment cette figure de la féminazi pourrait même être le pendant numérique de la sorcière contemporaine.
Nous allons volontairement chercher une définition sur Internet, car c’est le médium qui nous intéresse présentement, en allant sur Wikipédia, site très fréquemment consulté :
« Féminazi (ou Fémifascisme) est un terme péjoratif utilisé pour désigner les féministes perçues comme extrémistes ou radicales, les femmes perçues comme recherchant une supériorité sur les hommes, ou encore, toutes les féministes. C’est un mot-valise composé de féminisme et nazisme, popularisé par le républicain américain Rush Limbaugh au début des années 1990 pour désigner « deux douzaines de féministes pour qui la chose la plus importante dans la vie est de faire en sorte que le plus grand nombre d’avortements puissent être pratiqués ». Limbaugh utilise encore ce terme dans ses émissions et ses publications pour qualifier certains mouvements pro-choix ou défenseurs de la contraception aux États-Unis.»
Le mot est surtout utilisé comme insulte. Ajoutons à cela une citation du chercheur Francis Dupuis-Déri, professeur québécois, dans son article Féminisme au masculin et contre attaque« masculiniste » au Québec (2004) :
« La rhétorique « masculiniste » fait un usage récurrent d’expressions clairement péjoratives, comme la « guerre féministe », les féministes « extrémistes » et/ou « enragées », la « domination » féministe et le « féminazisme ». Cette dernière expression indique le manque de nuance de la pensée « masculiniste ». Si elle insulte la mémoire des victimes du nazisme et l’intelligence de quiconque observe avec calme la société québécoise d’aujourd’hui, l’expression est tout de même utile d’un point de vue rhétorique puisqu’elle évoque l’image de « masculinistes » qui résistent héroïquement contre la tyrannie.»
Nous avons donc un terme, politique, qui est un bel exemple du point Godwin, désignant les féministes comme des “nazis”, pratiquant la “guerre des sexes” qui devraient, par cette logique, être prêtes à tuer pour imposer leurs idées. Cependant, il semblerait que jusque là, le féminisme n’ait tué personne, tandis que le patriarcat le ferait encore tous les jours. “(…) Ce n’est pas exactement sur cette voie que le féminisme à coutume de s’engager : on parle plus volontiers de self-defense que de contre-attaque.” Eric Fassin, Représenter la violence des femmes : performance et fantasme. Dans ce texte, Eric Fassin nous invite à distinguer la violence de la domination et à reconnaitre les performances, les fantasmes de la violence. La féminazi est présentée comme un individu en prise à ses pulsions, plus encline à la passion qu’à la raison, une hystérique, une terreur. C’est une extrapolation de la dite violence, elles font « la chasse aux hommes », « la guerre des sexes ».
Ces propos racontent une violence extrême, mais qui n’existe pas réellement, il en va de même pour les représentations de cette violence, faisant surtout appel à la mise en scène pour pouvoir la montrer.
À quoi ressemble t-elle ?
Nous avons vu précédemment que le mot « féminazi » ne change pas d’une langue à une autre, et le visage, le personnage qu’il incarne reste très similaire également. Alors même qu’il faut avoir recours à des mises en scène pour avoir accès à des représentations de violence féminines, l’image de la féministe hyper violente perdure malgré tout. Et c’est peut-être justement par ces mises en scène. Une sorte de fantasme de la violence, qui peut exister dans “les deux camps”. Eric Fassin écrit d’ailleurs ceci dans son texte Représenter la violence des femmes : performance et fantasme :
“ La violence des femmes, telle que le féminisme la revendique, ne pose pas de bombes ; elle ne coupe pas de têtes. (…) La guérilla féministe est bien davantage symbolique inscrite dans la domination masculine. Songeons par exemple, dans le monde de l’art, aux “Guerrilla Girls”(qui sont en quelque sorte les ancêtres étasuniennes des féministes françaises de “La barbe”) : leur masque de gorille résonne ironiquement, en anglais, avec le nom du groupe. Autrement dit, si elles font peur, c’est pour rire. Elles n’ont jamais mangé personne…” (…) “C’est bien parce que la violence est symbolique qu’on est dans la réalité du fantasme féministe.” (…) “Figurations et défigurations des femmes violentes ? Il s’agit bien de représentations.”
Il suffit de taper le mot « féminazi » dans un moteur de recherches pour avoir accès à des images qui nous permettent de définir les contours de cette représentation. Hors du corps « normé » de « La Femme », on peut comprendre à quoi ressemble une « mauvaise féministe » (ou une « mauvaise femme ») : mal habillée, refusant de s’épiler (le poils étant associé à l’animalité de l’être humain, qu’il faut à tout prix annihiler), visiblement agressive, « moche », considéré comme grosse, avec des modifications corporelles parfois (piercings, tatouages), les cheveux rasés ou colorés de temps en temps (le terme de « féminazi à cheveux bleus » se retrouve souvent dans les conversations houleuses en ligne), qui s’approprie des codes dits masculins tel que les cheveux courts ou les vêtements mixtes.
En opposition à un corps normé de « la femme », jeune, belle, mince, souvent blonde et blanche, gentille, douce, idéalement contrôlée (et contrôlable)… La féminazi est un corps « hors-norme », souvent mise en comparaison avec ce qu’elle devrait être, avec « la bonne féministe », qui sort du cadre qui devrait être le sien, que ça soit dans la représentation de son corps (où rien ne pousse, ne devrait dépasser et rester à sa place) autant que dans l’allégorie qu’elle incarne.
Si nous comparons avec l’image de vésuviennes vu précédemment, on retrouve les vêtements dit masculin. Avec celle de la « pétroleuse », il y a l’emprunt de traits grossiers, grimaçant, ainsi que la semi-nudité. Des femmes quasi animales, qui n’est pas sans rappeler l’imagerie classique de la vieille et laide sorcière, mais aussi les Guerilla Girls et leur masque de gorille.
Si la représentation de la nudité est d’ailleurs un énième outil pour tenter de décrédibiliser le combat politique et public des femmes, comme nous avons pu le voir sur l’image de la pétroleuse ou chez les sorcières, le principe que « l’intime est politique » va semble t-il changer la donne dans l’iconographie de certains mouvements féministes.
En quoi la féminazi serait-elle la sorcière numérique contemporaine ?
Dans la représentation de ce corps nous pouvons potentiellement y voir la modification corporelle comme “marque du Diable”, la nudité de la pécheresse, les cheveux rasés de la traîtresse, l’humaine qui refuse son statut de femme, de mère, d’épouse. Comme vu précédemment, l’analogie féminazi/sorcière se fait directement avec des mèmes ou dans la description du personnage : moche, aigrie, hystérique… Le mot est également là pour les identifier, les stigmatiser, les persécuter, ces femmes qui osent être présentes sur un espace public en ligne. Cependant, cette insulte, comme d’autres avant elles, est également devenu un étendard, une façon de se retrouver, de se reconnaître sur les réseaux sociaux. Le terme peut prendre alors une dimension ésotérique, « réservé aux initiés ». Avec un observation non participante remontant à 2012 de comptes Twitter, groupes Facebook de veille féministe et autre blogs ou sites de témoignages, il est apparu que les mots : féministes, féminazi, féminazguls (pour les amatrices de Tolkien), misandre, sorcière, SJW pour Social Justice Warrior, … Sont devenus des façons de présenter et de se représenter en ligne, notamment dans les biographies Twitter, avec des identités semi-déclarées (puisque la plupart sont sous pseudonyme). Ce sont globalement des jeunes femmes, d’environ 18 à 28 ans, hyper-connectées, ayant fait des études supérieures dans la grande majorité, qui lisent, s’informent, se renseignent… Elles ont plusieurs comptes, sur plusieurs réseaux sociaux.
Rien qu’avec ce phénomène là : nous sommes face à une réappropriation de l’insulte et un retournement du stigmate, dans une prise de position politique, comme cela avait été fait avec l’insulte “Queer”. Alors que les biographies Twitter sont très courtes, qu’il faut faire un choix pour se représenter au monde, les mots choisis vont être ceux là.
“ Il va peut-être falloir oser des comportements réservés aux hommes, comme la violence, pour se défendre. (…) Il va falloir se réapproprier l’insulte pour neutraliser son rôle policier. Il faut prendre l’insulte pour en faire une catégorie politique, elle va en perdre son contenu infamant. L’insulte est notre langage, c’est ce par quoi nous pouvons devenir des sujets. C’est tout un travail, un effort, d’acceptation et de politisation des mots.”
Elsa Dorlin, philosophe
Au niveau de l’image, c’est un phénomène plutôt similaire : à grands coups de selfie, illustrations ou photographies où on assume ses cheveux courts, sa peau imparfaite et ses cicatrices, ses modifications corporelles, son poids, ses seins, son âge, sa nudité … On normalise ce qui ne l’est pas encore, on déplace le curseur, on dérange. Voire, on joue de ces codes et de la représentation de la féminazi pour la reproduire ou juste assumer ce qui était déjà là. Au risque d’être cyberharcelées, elles prennent le risque de se montrer, dans le but de dire qu’elles ont droit d’exister, y compris dans l’espace public. Certaines ne montrent que leur visage, d’autre que leur corps nu sans la tête afin de ne pas être identifiées, d’autre encore seulement des parties très précises de leur anatomie (poils, cicatrices, tétons par exemple), ou pour raconter des fluides dont nous ne sommes pas supposés parler, comme le sang des règles, se jouant des lois de censure des plateformes en ligne. Les images ne sont pas produites par ceux qui caricaturent ou qui érotisent la figure féminine, mais par les principales intéressées. C’est leurs propres corps qui est mis en scène, avec leurs regards et les intentions politiques et sociales qu’elles y infusent. Et c’est probablement cela qui est perçu comme de la violence : elles osent se montrer, alors qu’elles ne le devraient pas. Qualifiées alors « ‘d’impudique », « d’hystérique », qui confondraient sphère privée et sphère publique… Alors que les exemples de contrôles de corps, supposément privés, des femmes dans un but politique ne manquent pas.
Souvent accompagnées de textes qui expliquent leur démarche, elles en profitent pour raconter à l’internaute que justement, elles ne sont pas qu’une enveloppe corporelle, mais bien un individu dans sa globalité. Des images additionnées de Hashtag qui les inscrivent dans une démarche communicationnelle, dans un mouvement tel que #MeToo ou lebodypositivism (#LesPrincessesAussiOntDesPoils, #BodyPositive, #BodyPosi), le tout parfois accompagné d’une traduction, afin que les messages, qui peuvent sembler “ésotériques”, dépassent les frontières, et forme une communauté en ligne encore plus grande. Si contrairement aux sorcières d’antan qui se cachaient par nécessité, le pouvoir des mots est quant à lui toujours présent. Les formules secrètes auxquelles ont conféraient des fonctions magiques se sont changés en légende d’images, en mots-clés qui archivent, regroupent des témoignages, des discours, des images… Pour prendre de la place médiatiquement parlant. Mettre en commun, centraliser l’information, faire prendre conscience aux autres, se souvenir, faire corps et faire nombre. Les outils et autres fétiches qui encadraient ces pratiques se sont changés en cadre communicationnel, les Technologies de l’Information et de la Communication articulent ces pratiques en ligne. Ces représentations féminines mythologiques, de la sorcière à la sirène, jonchent les échanges sur les réseaux sociaux et servent également de moyen de reconnaissance entre elles, et re-questionnent les notions de corps, de pouvoir, de nudité et de sororité.
Un peu de bibliographie et autres :
– Penser la violence des femmes, sous la direction de Coline Cardi et Geneviève Pruvost, 2017, édition La Découverte
– Fanny Bugnon, Les Amazones de la terreur : sur la violence politique des femmes, de la Fraction armée rouge. Action directe, 2015
– Arturo Graf, L’art du diable, 2009, Parkstone Press Ltd
– Barbara Ehrenreich, Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières : une histoire des femmes et de la médecine, 1973
– Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, 2017
– Patrice Flichy, Le sacre de l’amateur : Sociologie des passions ordinaires . l’ère du numérique, 2010
– Fabien Granjon et Julie Denouël, Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux, 2010
– Marie-Anne Paveau. Quand les corps s’écrivent. Discours de femmes à l’ère du numérique. Eric Bidaud. Recherches de visages. Une approche psychanalytique, 2014.
– Conférence de Dominique Camus sur La sorcellerie en France aujourd’hui, novembre 2017 aux Champs Libres dans le cadre de l’exposition “J’y crois, j’y crois pas”
Sophie Barel est doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication, à l’Université de Rennes 2 (Laboratoire PREFICS) et membre de l’observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines (OMNSH). Elle travaille sur une thèse intitulée « Dire et montrer le corps féminin. De la mise en scène de soi à l’expression politique de l’intime sur les médias sociaux numériques. » Cet article est un résumé de l’article « Qui est la Féminazi ? Une présumée violence des cyberféministes revendiquées, et pendant numérique de la sorcière. »
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