La profession de serveuse ou l’histoire d’un métier invisible

Les serveuses font partie de ce que l’on appelle les « cols roses » (qui diffèrent des « cols blancs » et des « cols bleus). Ruth Milkman les définit comme un type de travail spécifique aux femmes « mal rémunéré, peu prestigieux et offrant peu de perspectives d’avancement » 1Milkman ; 2014. Le travail invisible ou invisible labor peut être défini comme effectué sans que personne ne s’en rende compte : il n’est pas perçu pour lui-même, la seule chose tangible en est le résultat. Ce travail invisible est souvent genré et, est majoritairement féminin. Celui-ci concerne au départ les tâches domestiques effectuées par les femmes à l’intérieur des foyers. Cependant, il prend aujourd’hui de nouveaux visages. Entrent dans cette catégorie les aides à domicile, les étudiants non rémunérés lors de stage etc…

Il peut paraître, au premier abord, étrange de parler de travail invisible lorsqu’il s’agit de serveuses. En effet, celles-ci sont très nombreuses aux Etats-Unis et l’industrie de la restauration est en pleine expansion. Elle employait juste avant la crise de la Covid 19 environ onze millions de personnes dont 2 634 600 serveurs et serveuses.

Cet article va donc traiter de la question de l’invisibilité appliqué à leur métier et parfois à elles-mêmes. Néanmoins, il faut dès à présent distinguer invisibilité du travail et des personnes bien que cela soit partiellement lié. Les deux formes d’effacement seront discutées. C’est aussi de la construction de ce paradoxe – entre omniprésence physique et disparition symbolique – dont va traiter cet article. Comment s’est construit ce travail invisible et quelles en sont les conséquences aujourd’hui ? La serveuse souffre de nombreuses représentations autour de « la femme au service de… » à l’instar de l’accomplissement des tâches domestiques perçues comme naturelles donc invisibles. Dans le contexte professionnel son travail n’est ni remarqué ni apprécié tant symboliquement que financièrement. 

Mona Chollet dans Chez soi, « Métamorphose de la boniche », résume ce point en évoquant les femmes de ménage qui doivent faire leur travail sans être vues de leurs employeurs. L’idéal étant de l’effectuer en leur absence « Le travail domestique reste un travail qui « se voit quand il n’est pas fait » ». 2Chollet, 2016, p197. Ceci est commun au métier de serveuse et au travail domestique à l’image du personnage de fiction Mrs Brown dans le roman The Hours 3Cunningham ; 1998. Ce qui caractérise ce personnage est son effacement et son dévouement total.

Lorsque la femme nettoie la maison, fait le repas ou s’occupe des enfants personne ne le remarque. Cependant, dès qu’elle cesse d’effectuer ces tâches, la famille (le mari et les enfants) s’en rend compte. De la même manière, le travail de la serveuse ne sera perçu qu’à travers les manquements. Si la commande tarde à arriver ou qu’il y a un problème, alors c’est elle qui sera la première à en payer les frais (critiques, moqueries, et faible pourboire). 

Historiquement, la symbolique de l’extérieur (réservé aux hommes) et de l’intérieur (réservé aux femmes) a joué un rôle dans l’entrée des femmes dans ce métier. Le diner pouvait représenter cet « intérieur à l’extérieur » puisqu’il offrait une continuité, ou un simple déplacement des tâches domestiques sur le lieu de travail.

Aux Etats-Unis, encore aujourd’hui, la majorité des personnes qui servent dans ces endroits sont des femmes (presque 70%) [Bureau of Labor Statistics] qui se comportent comme des figures classiques féminines (épouses, mères) avec leurs clients. En atteste, comme j’ai pu l’observer aux Etats-Unis, les petits surnoms qu’elles donnent à leurs habitués (honey, sweetie, babe) et la manière dont elles se comportent avec eux (douceur, tendresse, à l’écoute). La serveuse doit se rendre disponible à tout moment, son attention vis-à-vis des clients ne doit jamais se relâcher.

Ce point m’amène à la seconde assimilation dont les serveuses sont victimes et qui participe de leur invisibilisation : la serveuse comme servante. Cette image est exacerbée par certaines règles tacites envers les clients (soumission, déférence). L’anthropologue Greta Foff Paules a mené une enquête de terrain en 1991 sur des serveuses dans un restaurant familial du New-Jersey. A cette occasion, elle remarque que la spatialisation des diners renforce le parallèle entre servantes et serveuses et participe à l’invisibilisation de ces dernières. Elle fait un parallèle avec la manière dont étaient traitées les servantes noires aux Etats-Unis au XIXe siècle. Elle explique que ces femmes se devaient de rentrer par les portes dites de service pour ne pas être vues des maîtres.

Enfin, les uniformes des serveuses ont une place centrale dans cette assimilation avec les deux figures de la femme au foyer et de la servante. La tenue, qui est souvent composée d’un ensemble de couleur et d’un tablier, rappelle les descriptions des femmes au foyer décrites dans The Feminine Mystique 4Friedan ; 1963 de même que les uniformes des servantes 5Paules ; 1991 ; p9. Ces tenues fonctionnent alors comme des costumes pour aider les serveuses à entrer dans leur rôle et permettre aux clients de les reconnaître au premier coup d’œil. L’uniforme participe à la dépersonnalisation de la serveuse en lui retirant ce qui la rend unique en tant que sujet et en en faisant un idéal/objet type ou comme le dit Margalit « de ne pas voir les personnes dans le détail » 6Margalit ; 2007. Situation paradoxale de reconnaissance et d’invisibilité.

Les conséquences sur les serveuses : un sentiment lourd d’aliénation, d’exploitation et une impossibilité à se faire entendre.

L’une des conséquences majeures pour la serveuse-invisible est la précarité financière dans laquelle elle se trouve. Celle-ci découle de faits aussi bien historiques que symboliques. Dans l’imaginaire commun, son activité n’en est pas une réellement puisqu’elle est associée à des figures (épouse, servante) qui ne peuvent prétendre à un salaire. Si elle est associée à la servante, elle n’a pas à être payée puisqu’elle se trouvait, historiquement, sous la protection d’un maître. De plus, jusque dans les années 60 les femmes aux Etats-Unis ne pouvaient pas avoir de comptes en banque, une femme devait être sous la protection d’un mari. En effet, si elle est assimilée à la femme au foyer, c’est le mari qui assure seul les revenus du ménage, la rémunération n’est alors considérée que comme de l’argent de poche « pin money » et son travail comme un passe temps. Néanmoins, au-delà des différentes « protections » évoquées plus haut (maître, époux), symboliquement le travail d’une serveuse est assimilé à un travail féminin. Cette activité est jugée « naturelle » pour une femme, elle n’entre donc pas dans le cadre du salariat. Cette naturalisation entraîne un effacement de la réalité des tâches effectuées par les serveuses. Le travail est donc rendu invisible par une essentialisation du rôle de la femme. On comprend alors qu’il n’y a rien de « naturel » dans cette invisibilité mais qu’elle est le résultat de représentations et de constructions historiques et culturelles.

La conséquence majeure est donc la quasi-absence de salaire. Il est important de rappeler qu’encore aujourd’hui dans de nombreux états, aux U.S.A, une serveuse n’est payée par heure que 2.13$ (sans les pourboires). Rappelons qu’en France le SMIC est à 10,25€. Ce système est appelé le « sub minimum wage » ou « tipped minimum wage » tip signifiant pourboire et il est en partie rendu possible par l’invisibilisation de cet emploi. 

Autre conséquence de l’invisibilisation du travail des serveuses : leur vulnérabilité face aux abus physiques (harcèlements verbaux, physiques).

Selon un rapport de ROC United, une association à but non lucratif qui vise à protéger les employés du secteur tertiaire, 60 % des femmes ont déjà été victime de harcèlements sexuels dans le milieu de la restauration 7ROC United ; 2014. Il est important de souligner que l’industrie de la restauration est l’une des plus massivement touchée par ce type de pratiques. Plus de 170 000 réclamations ont été déposées par l’EEOC8 Equal Employment Opportunity Commission créé en 1965. L’agence enquête sur des plaintes liées à la race, au sexe, à l’origine sociale etc… Le EEOC est l’une des seules structures qui protège les minorités (de genre, de race, de classe). Elle a été constituée après le passage du Civil Rights Act en 1964. entre 1995 et 2016. Plus de 80 % provenaient de femmes et environ 10 000 réclamations émanaient d’employé·es de la restauration (pour ne parler que des plaintes enregistrées). Réapparaît alors le paradoxe de départ : bien qu’elles soient massivement touchées par ce phénomène peu de directives sont prises afin de lutter contre le harcèlement. Le problème majeur étant que si elles ne sont pas considérées, ni même vues, il semble difficile de leur venir en aide et de faire respecter la loi.

Le présent article résulte d’une réflexion sur la notion de travail invisible appliquée au travail des serveuses. Le métier de serveuse de par son histoire et les différentes représentations qui l’entourent est un cas type de cette notion « d’invisibilité ». Cependant, cet effacement non seulement des tâches de la serveuse mais également d’elle-même, a des conséquences qui vont du matériel (salaire très bas et peu de protection) au symbolique (travail émotionnel, aliénation). Nous sommes là dans le registre de la violence symbolique telle que théorisée par Bourdieu. Il la définit comme « cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s’appuyant sur des « attentes collectives », des croyances socialement inculquées » 9Bourdieu ; 1994. Le problème majeur de ces violences symboliques est qu’elles sont, bien souvent, non seulement invisibles mais également intériorisées. La violence rencontrée par la serveuse due à ces stéréotypes est assimilée par tous les acteurs : aussi bien par les clients que par les serveuses elles-mêmes. 

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