Entendre crier les fous (Montréal, 1961)

En ce mercredi 16 août 1961, l’ouvrage fait la une des principaux quotidiens montréalais. La Presse en résume le contenu d’un titre cinglant (et quelque peu racoleur) : « Cauchemar : UNE ANNÉE chez les fous »1Jacques Pigeon, « Cauchemar : UNE ANNEE chez les fous », La Presse, 16 août 1961, p. 1..

Plus sobre, Le Devoir se contente de reproduire une partie de la couverture laissant apparaître le titre en grosses lettres, « Les fous crient au secours !», et le nom de son auteur, Jean-Charles Pagé. En dessous, le journaliste Michel Roy souligne la portée du lancement qui a eu lieu le soir précédent et dont une photographie est également reproduite : « C’est par un événement mondain – le traditionnel cocktail des lancements de livres – que vient d’éclater l’un des événements sociaux les plus importants de notre temps »2Michel Roy, « Les fous crient au secours ! », Le Devoir, 16 août 1961, p. 1.. L’ouvrage3Jean-Charles Pagé, Les fous crient au secours ! Témoignage d’un ex-patient de Saint-Jean-de-Dieu, Montréal, Les éditions du jour, 1961. que les Éditions du jour – créées quelques semaines auparavant par le journaliste Jacques Hébert – ont présenté la veille est en effet une véritable bombe. Sur près de 150 pages, son auteur, un ancien malade alcoolique, y décrit avec force et précision, les conditions indignes de son internement à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, le plus grand asile psychiatrique du Québec situé dans l’est de l’île de Montréal et dirigé par les Sœurs de la Providence. Ce témoignage troublant est appuyé par une solide postface signée du directeur du Département de psychiatrie de l’Université de Montréal, le médiatique et très engagé psychiatre Camille Laurin. C’est ce dernier, d’ailleurs, qui a pris soin de prévenir les journaux, mais aussi les syndicats et les représentants religieux de Montréal, afin de s’assurer que ce témoignage ne reste pas lettre morte mais conduise enfin à la réforme profonde de la psychiatrie québécoise qu’il appelait de ses vœux depuis plusieurs années déjà4Alexandre Klein, « Préparer la révolution psychiatrique depuis Paris. Camille Laurin et l’histoire médicale française au service de la réforme du système québécois de santé mentale », Revue d’histoire de l’Amérique française, 71 (3-4), 2018, p. 87-110.

Le moment est en effet propice. Depuis son élection le 22 juin 1960, le nouveau gouvernement libéral de Jean Lesage fait souffler un vent de fraîcheur (et de réformes) sur la province canadienne. Après 15 ans de règne de l’Union nationale, marqués par un conservatisme et un clientélisme assumés, les Libéraux témoignent d’une volonté forte de modernisation qui touche tous les domaines, de l’éducation à la santé en passant par l’énergie, l’économie ou les droits sociaux. Le Québec entre alors de plain-pied dans ce qu’il appellera plus tard sa « Révolution tranquille », lumineux moment d’installation de l’État-providence qui entend mettre fin à la « Grande Noirceur » des années précédentes. Camille Laurin, qui n’est déjà pas étranger aux cercles de pouvoir5Il fera, à la fin des années 1960, le saut en politique avant de devenir l’une des principales figures de la Révolution tranquille en tant que porteur du projet de loi 101 qui instituera le français comme seul langue officielle du Québec en 1977. , sait qu’il peut obtenir l’appui du gouvernement s’il parvient à mobiliser l’opinion publique. Son soutien au texte de Jean-Charles Pagé s’inscrit dans cette démarche stratégique. Il en est de même pour Jacques Hébert qui exprime en avertissement du livre sa volonté de mobiliser la société québécoise autour de la question du traitement des malades mentaux : « Puisse son geste d’homme libre et courageux éveiller l’opinion publique et, conséquemment, forcer nos gouvernants à mettre un terme à une situation qui fait la honte du Canada français »6Jacques Hébert, « Avertissement », dans Jean-Charles Pagé, Les fous crient au secours !, op. cit., p. 7-8, ici, p. 8.. L’éditeur militant n’en est pas à son coup d’essai. L’année précédente, il avait orchestré la parution des Insolences du frère Untel, un recueil de lettres d’un frère mariste dénonçant la faiblesse du français au Québec et les graves lacunes du système d’éducation contrôlé par le clergé7Jean-Paul Desbiens, Les insolences du Frère Untel, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1960.. Ce best-seller sera vendu à plus de 100 000 exemplaires et inspirera les réformes éducatives menées les années suivantes par le gouvernement Lesage. Hébert savait que le récit poignant de Pagé ne manquerait pas à son tour de susciter des réactions. Le journaliste du Devoir semblait lui aussi l’avoir bien compris puisqu’il écrivait au lendemain du lancement : 

D’autres, avant lui, avaient élevé la voix. Mais on n’écoute plus les spécialistes. « Les Fous crient au secours ! », publié hier soir aux Éditions du Jour (que dirige Jacques Hébert) n’est pas le résultat objectif d’une enquête rigoureuse. C’est la voix bouleversante d’un homme qui, au fond de la détresse, à travers de pénibles cheminements, s’est hissé jusqu’à la santé malgré un système qui paraissait le condamner à croupir dans l’abîme. 

Le récit au service de la révolution. L’intime au service du politique. 

Car c’est bien sa vie intime que révèle Jean-Charles Pagé dans ce livre. Sa vie intime d’homme malade de l’alcool qui se réveille au lendemain d’une cuite dans une cellule exiguë qu’il pense d’abord être celle d’une prison. « Mon cœur balance entre des sentiments divers : la crainte, la panique, la honte, le remords, la solitude. À un rythme effarant, les émotions se succèdent les unes aux autres » (p. 10). Quand il découvre que c’est à l’asile qu’il est enfermé, il s’interroge : « Suis-je devenu fou ? » (p. 12), puis se désespère : « Dans mon âme, le désespoir rôde toujours, prêt à me ressaisir dès que je perds de vue la lueur de clarté qui s’insinue du dehors » (p. 13). L’accueil particulièrement rude qu’il reçoit ne l’aide pas à stabiliser ses émotions ni à clarifier ses pensées. Le 1er mai 1960, il note ainsi : « Je me sens continuellement en conflit avec le vrai et le faux. Il est impossible que, même à l’asile, en cellule, on puisse m’infliger pareils traitements. Cependant la confusion règne dans ma tête. Les souffrances sont tellement aiguës que j’en viens à ne plus savoir si elles sont imaginaires ou vécues […]  La journée coule dans ce marasme de folie consciente et de lucidité » (p. 17). Vient ensuite la rencontre avec les autres malades et les sœurs en charge de l’établissement, mais surtout avec la discipline apparemment martiale qui règne entre ces murs. Le constat de Pagé est alors sans appel : « Et je ne peux m’empêcher de constater la cruauté de cette société moderne, qui se dit civilisée, quand je sais comment sont traitées six mille personnes vivant sous un régime de dictature, quand je constate que, sous le paravent de la charité chrétienne, on traite comme des prisonniers des êtres humains qui n’ont pour toute culpabilité que d’être de ce côté-ci de la barrière, malades et méconnus… ». Ni espoir : « Pourquoi sommes-nous considérés comme les déchets de la société ? » (p. 28). Il dit « nous » car son récit ne tourne pas uniquement autour de son propre vécu. Pagé parle aussi beaucoup des autres malades internés avec lui. Comme le dira Jacques Pigeon dans La Presse (en reprenant en fait la quatrième de couverture de l’ouvrage), Pagé est devenu « le porte-parole des hommes sans voix qu’il a côtoyés pendant plusieurs mois »8Jacques Pigeon, « Cauchemar : UNE ANNEE chez les fous », art. cit.. L’ex-interné décrit en effet les mauvais traitements infligés par les gardiens aux pensionnaires de l’asile, la nourriture infâme qu’on leur sert, les vêtements de mauvaise qualité dont ils sont accoutrés, le travail obligatoire et peu rémunéré auquel ils sont soumis, les réprimandes aussi parfois, les traitements médicaux qu’on leur offre, plus rarement. Et ainsi, à mesure que le récit avance, ses sentiments personnels laissent place aux constats institutionnels et aux recommandations politiques : « Seule une enquête royale pourrait divulguer les tares de l’administration de Saint-Jean-de-Dieu » affirme ainsi Pagé (page 113), avant de consacrer un chapitre entier à des « suggestions constructives » qui font directement écho aux travaux, et à la postface qui suit, de Camille Laurin. L’ex-patient y milite surtout pour que « Saint-Jean-de-Dieu cesse d’être un asile dans le style du Moyen-Âge et devienne enfin un hôpital où l’on soignerait les malades selon les données les plus récentes de la science » (p. 137). Pour ce faire, il en appelle lui aussi à la mobilisation de l’opinion en affirmant pour finir (ce sont ses derniers mots) : « On peut excuser une société de tolérer un scandale dont elle ignore l’existence. Maintenant, on sait. » (p. 142). 

Son message, propulsé par les efforts diplomatiques de Laurin et Hébert, sera rapidement entendu. En effet, dans les jours qui suivent la parution de l’ouvrage, le débat enfle tant dans les journaux québécois que le gouvernement Lesage se voit contraint de prendre position. Par la voix de son ministre de la Santé, il décrète alors l’instauration d’une commission d’enquête sur les hôpitaux psychiatriques de la province dont il confie la direction au psychiatre Dominique Bédard. Avec ses collègues Denis Lazure et Charles A. Roberts (et l’aide discrète de Camille Laurin), il visite et examine les principales institutions psychiatriques du pays et remet, six mois plus tard (nous sommes alors en mars 1962), un rapport accablant. Les grands hôpitaux psychiatriques, dirigés par des communautés religieuses, y sont mis à l’amende, contrairement aux centres psychiatriques laïques (où travaillent Laurin et Roberts). Des suggestions sont émises qui reprennent certains constats de Pagé, mais surtout les grandes lignes de la postface programmatique de Laurin. Outre l’augmentation du financement des hôpitaux et leur laïcisation au profit des psychiatres, le rapport prône surtout l’engagement d’une politique de désinstitutionnalisation visant à ne plus faire de l’hôpital psychiatrique le cœur du système de prise en charge de la santé mentale9Voir à ce propos, Klein, A., Guillemain, H., Thifault, M.-C., (dir.), La fin de l’asile ? Histoire de la déshospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018. Pour l’appliquer, le gouvernement Lesage crée une Division des Services Psychiatriques au sein du Ministère de la Santé dont il confie la charge aux trois membres de la commission Bédard. La psychiatrie québécoise engage ainsi sa Révolution tranquille. Tout cela grâce au cri d’un « fou »10On retrouve ce même dispositif d’un récit de malade (réel ou imaginaire) qui engage des réformes dans la prise en charge psychiatrique aux États-Unis avec l’enquête de Nellie Bly au Blackwells Island Hospital de Roosevelt Island ou avec l’autobiographie de Clifford W. Beers A Mind That Found Itself. À noter que le cri de Pagé n’en a, lui, pas fini de résonner ainsi qu’en témoigne la récente réédition de son livre par des acteurs de la défense des droits en santé mentale dénonçant le retour en arrière de la prise en charge de la santé mentale au Québec (Jean-Charles Pagé, Les fous crient au secours ! Témoignage d’un ex-patient de Saint-Jean-de-Dieu, Montréal, Écosociété, 2018)., entendu puis relayé par les puissants porte-voix d’un psychiatre ambitieux et d’un éditeur militant. 


Illustration : « Museler », Lia Vé.
Lia Vé place son regard sur le seuil : entre le rituel sacré et le jeu d’enfant profane, l’aberration et la norme. Autodidacte dans sa pratique, la créatrice explore l’imaginaire mythologique en rhizomant sans limite disciplinaire : céramique, aquarelle, objet rituel, gravure, illustration, petite édition, broderie, son. Elle a créé entre autres le fanzine participatif Ronces (questionnant les normes de la « féminité »), et contribue à des revues et fanzines souterrains depuis plus de dix ans à Lyon et ailleurs.
Site : lia-ve-art.tumblr.com« 

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