Au-delà de ces rails, il y avait un monde dans lequel nous pouvions travailler comme bonnes, comme concierges, comme prostituées, aussi longtemps que nous étions en capacité de servir. Nous pouvions entrer dans ce monde, mais nous ne pouvions pas vivre là-bas. Il fallait toujours que nous retournions dans la marge, de l’autre côté des rails, vers les cabanes et les maisons abandonnées en périphérie de la ville.1hooks bell, De la marge au centre. Théorie féministe., Cambourakis., coll. « Sorcières », 2017., p.59 (afin de mettre en valeur son œuvre plutôt qu’elle-même, bell hooks souhaite que son nom apparaisse en lettres minuscules).
L’usage de l’espace public est une expérience que les femmes font quotidiennement. La géographie féministe montre cependant que son accès est loin d’être le même pour toutes. Ce texte propose de plonger dans le quotidien mobile des mères « roms »2Les guillemets sont utilisés pour signifier que la catégorisation raciale est assignée principalement de l’extérieur (notamment par les pouvoirs publics, les riverain.es et les militant.es associatifs.) En effet, les femmes elles-mêmes ne mettent pas en avant systématiquement cette dimension de leur identité. Au contraire, certaines de mes enquêtées, habitant en bidonville, se présentent comme Roumaines. où le travail de care3Le care, entendu comme « le soin, l’empathie, le sentiment moral de sollicitude » renvoie davantage à la relation à l’autre qu’au travail domestique qui comprend également les tâches domestiques matérielles comme le ménage, les courses, la vaisselle. Dorlin Elsa, Sexe, genre et sexualités: introduction à la théorie féministe, 1. éd., Paris, Presses Univ. de France, coll. « Philosophies », 2008 p. 21. implique contournement, franchissement et domestication de l’espace public.
Les femmes « roms » vivant aux marges des villes se situent à l’intersection de plusieurs rapports de domination. Expulsées des terrains ou des bâtiments qu’elles occupent illégalement, elles sont régulièrement en situation d’errance. Habitant en bidonville et identifiées comme roms, elles sont discriminées dans l’accès au droit commun. Enfin, contrairement aux personnes qui migrent seules, elles sont en charge des enfants et du travail domestique.
Dans le contexte urbain de l’Ile-de-France, structuré par les dominations de genre, de classe et de race on peut se demander comment les mères en bidonville articulent travail de care à destination des enfants et espace public ? Comment conjuguer maternité et mobilité ?
J’évoquerai d’abord comment les déplacements engendrent des tactiques de contournement ou de franchissement puis, comment les femmes s’organisent pour dégager des revenus dans l’espace public avec la présence des enfants.
Cet article s’appuie sur des observations ethnographiques menées pendant trois ans dans des bidonvilles, des chambres d’hôtels, dans l’espace public et durant différents trajets.4L’ethnographie correspond à une méthode, héritée de l’anthropologie, qui vise à l’observation de la vie sociale par immersion. En m’appuyant sur les savoirs situés et le féminisme du positionnement, je dirais de ma méthodologie qu’elle est féministe.
Vivre en bidonville, aller en ville
Forêt de Beaulieu-les-Prés
Réalisation : Emma Peltier
La plupart de mes enquêté·es habitent dans la forêt de Beaulieu-les-Prés5Les noms de lieux et de personnes ont été modifiés pour des questions d’anonymat. située à vingt minutes d’une gare transilienne du futur Grand Paris Express. Pour rejoindre les bidonvilles, il faut traverser le campus universitaire « Green City Campus » et emprunter des sentiers forestiers qui se tapissent de boue aux premières pluies venues comme l’indique, ci-dessus, la carte subjective réalisée à l’aquarelle. La boue est un des obstacles que rencontrent les habitants et habitantes pour sortir de la forêt et accéder à la ville. Elle colle à leurs chaussures comme un stigmate social dont il est difficile de se défaire. Plusieurs techniques sont mises en œuvre une fois arrivé.e sur la terre ferme pour s’en débarrasser : nettoyer les chaussures à l’aide d’un tissu humide, les remplacer par une paire propre et les confier à quelqu’un qui les ramènera à la baraque ou, si personne ne peut les mettre à l’abri, les abandonner telles quelles au sol.
Pour sortir du bidonville, un autre obstacle, certes franchissable mais coûteux, demeure : l’accès aux transports en commun. Sur la centaine d’enquêté·es, seule une dizaine d’hommes possède une voiture. Les autres marchent, prennent le bus, le métro, le RER, le train, le tramway et, dans une moindre mesure, se déplacent à vélo.
Le care mobile : porter, frauder, langer
Enjambements, franchissements, contournements
Quitter la marge pour rejoindre le centre revient, comme l’écrit bell hooks, à franchir une distance à la fois sociale et spatiale. Se rendre en ville signifie en premier lieu marcher sur une distance plus ou moins longue. Il faut donc s’équiper. Les chaussures constituent l’équipement premier de la technique de la marche. Mais pour les mères qui se déplacent avec les enfants, l’outil incontournable demeure la poussette. Elle permet de transporter les enfants en bas âge et leurs affaires mais aussi les courses et les affaires qu’on apporte à un proche à qui l’on rend visite. Celles pourvues de grosses roues crantées sont adaptées aux sentiers boueux que les racines des arbres traversent. Une fois abîmées ou quand les enfants ont grandi, elles servent à transporter du bois, de l’eau ou des courses. À cela, il faut ajouter le porte-bébé. C’est un outil indispensable aux mères qui allaitent et qui ne peuvent pas laisser l’enfant au bidonville.
Du bidonville, toutes les ressources ne sont pas accessibles à pied. Il faut donc emprunter les transports en commun. Celles qui ne peuvent payer les titres de transport et qui n’ont pas de pass Navigo fraudent. Frauder est un exercice délicat. Prenons l’exemple d’Adelina. Sa technique de fraude consiste à passer à l’arrière du bus pour éviter le ou la machiniste. Elle profite de la descente de passag·ères pour se faufiler tant que les portes sont ouvertes. Passer seule comporte déjà le risque que les portes se referment sur soi. Avec un ou deux enfants, le risque est beaucoup plus grand d’une part, qu’un enfant se blesse ou se pince les doigts et, d’autre part, que le départ du bus soit retardé et qu’un message sonore recommandant de valider son titre de transport retentisse, suscitant ainsi la honte ou la gêne vis-à-vis du regard agacé ou apitoyé des passager.ères.
Gagner de l’argent en famille
Même s’il existe des échanges marchands sur le bidonville, gagner de l’argent sans en sortir est peu probable. Vendre des cigarettes ou des cannettes, construire une baraque contre de l’argent ou prendre une commission sur le partage des frais d’essence du groupe électrogène est peu lucratif, nécessite un approvisionnement extérieur (voire une voiture) et de toute façon est une activité exercée principalement par les hommes.
Les femmes qui ne peuvent pas faire garder leurs enfants, n’ont d’autres possibilités que de les emmener avec elles.
J’aborde avec Cireasa, une adolescente de 12 ans, la question de la répartition du travail dans le couple. Le père de Cireasa par exemple « n’aime pas ça ». Je m’intéresse donc à la situation de son oncle Rafael et de sa tante Lenuţa.
« -Rafael, il travaille pas ? Lui dis-je.
-Non c’est sa femme qui fait la manche.
Je demande comment la femme de Rafael fait pour faire la manche avec deux enfants en bas-âge :
-S’il faut les changer ?
-Ben tu les changes sur tes jambes.
-Et s’ils veulent faire pipi ?
-Ben tu vas dans un petit coin un peu privé, un peu calme, à l’écart, un peu sale. »6Extrait carnet de terrain, 21 décembre 2018.
La mobilité en famille brouille la distinction entre espace domestique et espace public dans la mesure où le travail de care fournit habituellement dans l’espace domestique a lieu cette fois-ci dans l’espace public
Conclusion : l’intime et le public
Hommes et femmes sont rendus vulnérables7Judith Butler, après avoir approfondi les relations entre genre, performativité et discours, explore depuis quelques années le thème de la précarité. Elle soutient notamment que, malgré le fait que toutes les vies sont exposées à la précarité et à la vulnérabilité, certaines sont considérées comme supérieures et sont privilégiées tandis que d’autres sont « ciblées comme pouvant être blessées (impunément) ou utilisées (sans réparation) ». dans un contexte urbain structuré par les rapports de domination croisés où l’accès aux droits, comme celui au travail, à la scolarisation et au logement, est bafoué. À la précarité de la situation résidentielle, s’ajoutent les risques d’amendes, de contrôles policiers, d’insultes et d’agressions auxquels les habitant·es sont confronté·es lorsqu’ils et elles quittent le bidonville. En revanche, les femmes ayant la charge physique et mentale des enfants sont davantage vulnérabilisées que les hommes. Loin de s’affranchir du joug domestique en accédant à l’espace public, les femmes qui se déplacent avec leurs enfants voient le travail domestique se prolonger. Le travail de care devient mobile. La « domestication » de l’espace public est une manifestation de la précarité intime dans l’espace public. Elle participe à atténuer la dichotomie public/privé non pas, comme le préconisaient les féministes dès les années 1970, en politisant le privé mais, dans un mouvement contraire, en réalisant dans l’espace public, des activités liées à l’intime qui ont d’ordinaire lieu dans l’espace privé.
Emma Peltier passe ses confinements à écrire sa thèse de géographie féministe qu’elle réalise au Laboratoire “Ville Mobilités Transport” et qui porte sur la dimension spatiale de l’intersectionnalité. En temps normal, elle a plein d’autres activités comme faire de la musique et des films sur des lieux en lutte avec ses copines.