En tant que filles nous avons besoin de mères qui veuillent leur propre liberté et la nôtre. Nous ne devons être vassales ni du refus de soi, ni de la frustration d’une autre femme. La qualité de la vie de la mère – qu’elle soit fortifiée ou sans défense – est le legs majeur qu’elle puisse faire à sa fille ; car une femme qui peut croire en elle-même, qui est une combattante et qui continue à lutter pour la création, autour d’elle, d’un espace vivable, démontre à sa fille que ces possibilités existent. 1 Adrienne Rich, , Naître d’une femme – La maternité en tant qu’expérience et institution, Denoël – Gonthier, 1980, p 245.
Dans le prolongement de la co-écriture, avec Laëtitia Négrié, de L’accouchement est politique2 Laëtitia Négrié, Béatrice Cascales, « L’accouchement est politique – fécondité, femmes en travail et institutions », éditions l’Instant Présent, 2016. , j’ai souhaité poursuivre une réflexion autour de l’appropriation institutionnelle des femmes en situation de maternité.
J’ai donc décidé d’interviewer des personnes3 Je remercie ici toutes ces personnes pour m’avoir parlé avec autant de confiance. de mon entourage, sur leurs vécus relationnels mère-fille. J’ai réalisé une quinzaine d’entretiens individuels semi-directifs que j’ai enregistrés et retranscrits. Ces témoignages ont notamment mis au jour ce que l’institution de la maternité produit sur les relations entre les mères et les filles. Ce texte est composé d’extraits de ces récits, qui sont agencés de façon à créer un groupe de parole virtuel. Il a pour intention de visibiliser les divers moments et les mécanismes d’une oppression commune, afin de participer à la réappropriation féministe de la maternité.
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Irène : Ce que ma mère m’a transmis, c’est la colère. Je suis la dernière de la fratrie, et c’est une grossesse à laquelle elle s’attendait pas du tout, donc elle s’est effondrée et ça l’a mise en colère. Récemment, elle m’a dit : « cette grossesse a été la grossesse de la colère, et tu as été le bébé de la colère ».
Euphémie : Quand ma fille est née, j’ai eu la sensation d’être traversée par un fil qui partait de ma grand-mère maternelle, traversait ma mère, moi, et ma fille. C’était presque physique comme sensation ; et je suis pas perchée, je crois pas aux énergies et en la réincarnation !
Irène : À cinq ans, je suis entrée en pension religieuse, et j’ai l’impression que mon enfance, elle s’est arrêtée là. Quand ma mère nous y a mis, c’est très difficile de savoir si elle s’est débarrassée de nous, ou si elle a fait ça pour notre bien, nous permettre d’échapper au déterminisme de l’école ménagère, et au destin d’épouse de paysan.
Mathilde : La mienne, de mère, m’a transmis par son comportement de femme dans la société, ma fureur et mon souhait d’agir pour changer le monde.
Irène : Soumises ou révoltées, ça ne va jamais ! Comme les mères sont toujours coupables, j’ai mis très longtemps à dissocier la responsabilité de ma mère de celle du système dans lequel elle nous a foutues. Elle, elle était victime d’une oppression, qui l’a faite nous mettre dans un système oppressif, mais c’était pas elle l’oppresseur direct. Elle m’a aussi transmis la violence de frustration, d’impuissance et de soumission. Je suis le réceptacle de ça, à travers des générations de femmes.
Mathilde : Du fait de notre vécu familial, ma mère s’est soumise, et ça je le refuse. J’ai osé lui dire plusieurs fois – à différents âges – qu’elle pouvait partir, quitter mon père, que ça ne me posait pas de souci en tant qu’enfant.
Irène : Il y a tellement de bonnes raisons de se soumettre ! Ma mère est une personne qui ne veut pas prendre trop de place, plutôt du genre à minimiser ses besoins, et à mettre ça sur le compte de la valeur humilité. Je pense que cette valeur, elle peut la porter, mais la façon dont je l’ai vue la vivre, en fait ça pouvait donner quelque chose qui ressemble plus à de la soumission, une forme de mise entre parenthèses de soi-même.
Mathilde : Des fois, les parenthèses, elles sont médicales. Ma mère était en situation de féminité camisolée, et moi je suis la dernière d’une fratrie de quatre, née juste après sa première hospitalisation en psychiatrie, les électrochocs…
Euphémie : Quand elle est arrivée, j’étais sûre que c’était une fille mais j’avais pas du tout anticipé ce qui allait se passer. Qu’est-ce que j’allais transmettre à ma fille de la construction d’une femme, mère, transmise par les deux femmes avant moi ?
Irène : Paradoxalement, et sans le vouloir, ma mère m’a transmis cette forme d’humilité qui comporte cette part de soumission. Je l’ai reproduite pendant un temps sans forcément le percevoir comme une posture qui était relativement conciliante, où je ne fais pas de vagues, je ne dis pas ce qui m’embête, je me sacrifie pour le bien-être de l’autre. Quelque part, c’est le combat de ma vie d’aller à l’encontre de ça.
Mathilde : Enfant, je m’identifiais beaucoup à elle et puis après, quand on m’a dit qu’elle était « folle », plus du tout. Je crois que ça m’a faite m’extraire des logiques où quand tu grandis, tu passes de petite fille à adolescente, puis femme. J’ai fini par me dire que c’était la féminité et le couple qui avaient fait du mal à ma mère, et il y a eu une prise de distance plus vis à vis de ces institutions, que vis à vis de ma mère. Je dirais que c’étaient les germes du féminisme.
Irène : Je n’ai jamais entendu ma mère remettre en question les normes que moi je remets en question, mais je voyais qu’elle en souffrait. Sur la question du couple qui fait souffrir, on aurait pu se rapprocher. Toutes ces années où elle était malheureuse et m’appelait au téléphone pour se plaindre, et où je me sentais envahie et assignée à l’écoute, alors que j’avais choisi une vie de couple où je galérais moi aussi, j’ai pas fait alliance avec elle alors qu’on aurait pu, sur l’oppression de la conjugalité. J’ai pas vu non plus qu’elle essayait peut-être de me protéger d’un enfermement dans un truc qui m’allait pas, avec quelqu’un qui m’allait pas.
Giovanna : Je pense que dans le fond on devrait être solidaires. Ma mère aussi, elle a vécu un parcours de femme et elle s’est battue avec des représentations. Elle a pas été là où on l’attendait, et pour ça aussi, je l’admire. J’aimerais qu’on trouve les points d’accroche sur ça. Elle a réussi à garder une place pour sa vie de femme ; dans ce conflit entre « la femme » et « la mère », elle a priorisé sa vie de femme, sa vie amoureuse. En tant qu’enfant je l’ai mal vécu, en tant qu’adulte je le respecte énormément.
Mia : J’ai vu la contradiction quand d’un côté on lui reprochait de nous avoir abandonnées, et de l’autre, quand elle a demandé la garde partagée, on lui a pas donnée.
Giovanna : Elle a pu me laisser prendre mon envol, et elle continue de vivre sa vie amoureuse. Du coup, ça aussi je l’ai emmené dans mes bagages : avoir une place pour ma vie privée en dehors de ma position de mère.
Mia : Ma mère était vigilante et avait de l’attention pour ce qu’on pouvait vivre avec des gars. J’ai jamais senti qu’elle était intrusive ou possessive, j’ai eu l’impression que très tôt, j’ai eu la possibilité de faire plein de choses, et voire même des fois c’était pas confortable pour moi. Je prenais le RER pour aller chez elle, et j’avais des réflexions d’autres mères qui trouvaient hallucinant qu’elle vienne pas me chercher. Je me souviens qu’il y avait des voisins qui disaient qu’elle était folle, ça m’a affectée et ça a continué dans le temps. J’ai vu plusieurs fois qu’elle souffrait de ce qu’on lui renvoyait ; ses collègues qui lui disaient qu’elle pouvait pas parler en tant que mère, parce qu’elle vivait pas avec ses enfants au quotidien. C’était plutôt difficile, mais je voyais que c’était dur aussi pour elle, et on a un peu avancé avec ça ensemble, j’ai l’impression.
Giovanna : L’adversité nous a rapprochées. Tous les soirs, elle me transmet cette certitude, elle me dit : « Demain il fera jour. » Et j’y crois, et en plus c’est vrai. Et c’est aussi une métaphore pour me dire : « On va y arriver. » Je la crois, elle a l’air tellement déterminée, elle transpire tellement de force, que je ne peux que la croire, et en plus notre vie se construit au fur et à mesure, et ça avance… Elle est merveilleuse, elle est mon horizon et mon univers ; je suis fascinée d’être dans ses pas, dans son sillage, comme si l’univers se pliait à sa volonté ! Elle a une volonté de fer, et ça, ça nous cimente.
Mia : En tous cas, clairement, il y a eu un truc qui s’est transmis de génération en génération, c’est que quand j’avais 15 ans et qu’on me traitait de féministe, ben ouais j’avais envie de le porter : entre ma grand-mère qu’on avait faite chier parce qu’elle avait fait des avortements illégaux, et ma mère parce qu’elle avait laissé la garde de ses enfants, je me disais : « Ouais, je veux bien être féministe ! » C’était bien une transmission.
Euphémie : En même temps que j’étais habitée par cette sensation d’être traversée par un fil générationnel, j’arrivais pas à regarder le sexe de ma fille en face. Quand je dois la nettoyer, mes yeux refusent de regarder son sexe, c’est hyper clair, je réalise que mes yeux fuient son sexe, et quand je me demande ce qui se passe, parce que je cherche, et que je me force pour voir ce qui coince, je me rends compte que quand je regarde son sexe, c’est toutes les injonctions sur la sexualité féminine – que le sexe féminin est faible, salissable – qui me remontent. Je parle des paroles de mon père, mais de ma mère aussi, qui m’a transmis que quand t’es une fille si tu couches trop vite, t’es pas respectée, et du coup t’es pas respectable, ou qu’une femme dépend de l’homme pour son plaisir et qu’il faut faire l’amour avec des hommes qui t’aiment et qui te respectent. C’est ce regard-là que je ne veux pas porter. Tout ça est arrivé à la naissance de ma fille, et j’ai refusé de le transmettre, consciemment.
Giovanna : Ma mère, c’est une guerrière, elle est incroyable ! Il m’a fallu de nombreuses années pour arriver à écorner son image et à la descendre de son piédestal. Des fois on me fait des compliments, et je me dis que s’ils connaissaient ma mère… Je lui arrive pas à la cheville. C’est un étalon quand même, c’est une référence. Je pense que certains silences entre nous sont dus au fait que j’ai l’impression de ne pas avoir fini mon parcours. Y a un endroit où, quand je serai persuadée d’être investie dans mon rôle d’adulte, je pourrai aller lui parler d’égale à égale pour avoir l’illusion d’arriver à dépasser nos rôles de mère et de fille. Pourtant, ce sera ça le sujet de la discussion, le fait qu’on est liées par cette relation, mais il y aura cet espace infime et subtil, où on pourra faire semblant de ne pas être seulement mère et fille parce qu’on est aussi deux adultes.
Mia : Et on est aussi des femmes ! C’est quand j’ai commencé à rejoindre des réflexions féministes, et à me nourrir de certaines lectures autour de l’émancipation des femmes, que j’ai compris ma mère en fait, et que j’ai pu me rapprocher d’elle et ne pas la juger. En me rapprochant d’autres personnes assignées comme moi à la féminité, de fait je me rapproche de ma mère, et du coup, je reviens vers elle plus riche de tout ça. Ma mère avait la première édition du bouquin de Rina Nissim, que j’avais feuilleté quand j’étais petite, et un jour d’ailleurs je m’étais dit que je rencontrerai cette personne. Et finalement ça s’est fait, j’ai rencontré Rina, et elle m’a beaucoup appris. J’avais vraiment le sentiment que quelque part, j’héritais sans trop le savoir de certaines choses que ma mère s’était réappropriées à son époque, notamment en suivant des conseils donnés par Rina pour ne plus tomber enceinte.
Mathilde : Une fois c’était à hurler de rire, je voulais régler mes comptes avec ma mère, je voulais réclamer l’affection que je j’avais pas reçue et je lui ai dit : « Moi j’ai pas demandé à naître ! », et elle m’a répondu : « Oui, et bien moi non plus j’ai pas demandé à ce que tu naisses ! »
Mia : Et donc, ça faisait comme si, par mes moyens, par mon parcours, j’apprenais des choses qu’elle-même avait portées, et dont j’avais peu conscience, à l’époque où elle les portait. Comme si j’héritais de ce qu’elle était, et j’allais au-delà. Je pouvais me nourrir de ça à présent, et revenir vers elle, avec une petite fierté, et avec des choses qu’elle m’avait apportées, sans savoir qu’elle me les avait apportées.
Euphémie : Je me suis forcée à regarder le sexe de ma fille et à lui dire que son sexe était beau, fort, qu’elle faisait ce qu’elle voulait avec son corps, qu’elle pouvait avoir du plaisir, et qu’il n’y avait pas de problème avec ça ; et je pleurais… C’était énorme !
Au bout de deux fois, c’était fini, je pouvais regarder son sexe. Comme si j’avais coupé au ciseau cette partie de la ficelle. J’aurais eu l’impression de l’abîmer ou de la mutiler dès son arrivée au monde. J’ai conscientisé l’héritage je crois, et je m’en suis débarrassée. Pour moi, la maternité c’est un chemin d’émancipation en fait, ah ouais j’suis désolée !
Collage de Nelly Sanchez, « Autoportrait à l’éventail », 2015.
Béatrice Cascales est conseillère conjugale, formatrice, et auteure à ses heures. Passionnée par l’écoute des personnes et des groupes, et la compréhension positive des besoins affectifs et sociaux, elle propose un accompagnement – respectueux et inclusif – vers l’autonomie, sous forme d’entretiens de face à face, ou de groupes de parole, et met en œuvre des formations auprès des aidants professionnels et familiaux.
En 2010, au Planning (où elle a travaillé pendant 15 ans) elle rencontre Laëtitia Négrié, qui milite pour le droit à disposer de son corps pendant la grossesse et l’accouchement. Elles décident alors de s’allier pour réintégrer ces expériences au sein du continuum de la maîtrise de la fécondité, et repolitiser les questions de maternités.