Juliette Lancel : Marc, tu es enseignant-chercheur à l’Université de Nantes en Sciences de l’information et de la Communication, mais tu es aussi bien plus que cela. Comment souhaites-tu te présenter au lectorat d’En Marges ! ?
Marc Jahjah : « Enseignant-chercheur » ce n’est pas tellement réducteur, si on pense cette catégorie au-delà d’un statut professionnel ou administratif ! Certes, c’est de plus en plus compliqué, à cause des réformes qui touchent aujourd’hui l’université : on ne nous demande plus tellement d’accompagner des étudiant·es, de créer un espace où ils/elles viendraient se déplier, gagner progressivement en confiance. Il faut les « former », ou plutôt les aligner sur l’espace marchand et professionnel – cela dit, loin de moi l’idée qu’on devrait défendre des enseignements absolument éloignés de cet objectif ; c’est l’injonction généralisée qui m’interroge, comme s’il ne pouvait ou s’il ne devait y avoir de la place pour autre chose (pour d’autres ciels).
En conséquence, tout le vocabulaire, toutes les pratiques, toute la logistique viennent aujourd’hui répondre à cette logique, à laquelle il est difficile d’échapper, puisque nous y participons tous et toutes à nos échelles, parfois même pour défendre quelque chose auquel nous tenons ; il faut bien comprendre que le pouvoir n’est pas centralisé : il est distribué dans chacun de nos renoncements ; ce qu’on pourrait appeler des « agencements sorciers » – quelque chose qui se met sourdement en place, sans notre concours, mais avec nous, jusqu’à nous posséder. Le risque est cependant grand : car ces agencements sorciers reconfigurent progressivement jusqu’à notre perception, jusqu’à nos émotions, notre vocabulaire et nos modes d’association ; le risque, c’est que nous ne voyions même plus l’importance de défendre de ce qui est important.
En tirant les leçons de ce danger, je dirais qu’enseigner et chercher, c’est faire circuler du vivant (dans une salle de cours, une conférence, un document, etc.) ; c’est remettre en circulation le vocabulaire, les gestes, les idées, le réel, les possibles. Si c’est cela, « enseignant-chercheur », la catégorie me convient bien et me permet d’explorer toutes sortes de postures, de langages, de rencontres, de relations. À cette condition, j’aime ce métier. Rendez-vous compte : dans sa grande sagesse, notre société a créé un statut étrange pour la protéger d’elle-même, qui nous permet de la contester, de l’alerter, de la bousculer, de l’accompagner, sans risque d’être trop inquiété. Sans surévaluer notre rôle et notre influence, très limitée, nous devrions cependant davantage nous ériger contre « les matrices de domination » comme dirait Patricia Hill Collins – l’ingénierie vertigineuse, l’extase bureaucratique, la marchandisation des formations, la prédation financière des étudiant·es en font partie (entre autres). Hélas, l’université – on peut sans doute la penser comme une entité à part – est passée maître dans l’art d’exploiter nos failles narcissiques, pour éviter de faire émerger un collectif, capable de s’opposer à elle.

Depuis quelque temps, tu as choisi d’évoquer sur différents supports la fétichisation raciale dont tu es victime sur l’application de rencontre Grindr. Tu compiles également des captures d’écran comme du matériau d’auto-ethnographie. Est-ce que tu définirais cette manière de métamorphoser la boue en or comme une forme de résistance ?
Au départ, il y a 4-5 ans, je ne savais pas tellement ce que je faisais. Nous sommes chercheurs et chercheuses de manière fluctuante ; nous faisons alternativement place à d’autres rôles ou présences – elles s’écoulent dans tous les espaces que nous foulons, malgré les barricades que nous essayons de dresser (à juste titre sans doute). Sur Twitter, je jette beaucoup de choses « à la rasbaille » comme on disait à Marseille quand j’étais petit, c’est-à-dire au ras du sol, au hasard ; les ramasse qui veut. Parmi les choses que je jette, il y a ces captures d’écran, qui n’avaient au départ qu’une fonction (comme souvent dans ma manière d’expérimenter le monde) : m’aider à comprendre où j’étais et avec qui ; comme dirait la poétesse Emily Dickinson, j’envoie la vague pour recevoir la vague. J’ai l’impression que c’est notre unique tâche, peut-être la plus difficile : trouver les coordonnées du lieu où nous sommes. Comme je sors peu de chez moi, j’ai parfois du mal à comprendre comment fonctionne le monde social et pourquoi les gens font ce qu’ils font – même si j’ai lu Goffman et l’Ecole de Chicago qui l’expliquent très bien. De la même manière, je ne comprenais pas tellement ce que je vivais sur Grindr, cette application de rencontres entre hommes. Je voyais bien qu’il y avait un problème, mais j’avais du mal à m’en saisir, pour des raisons complexes. Or, ces captures ont fait l’objet de commentaires, grâce auxquels j’ai progressivement pu mettre des mots, identifier des concepts, des auteur.e.s, des théories, jusqu’aux études raciales, féministes, intersectionnelles, queers. Je suis infiniment reconnaissant à toutes les personnes qui m’ont tendu la main sur Twitter pour en faire un espace et un usage hospitaliers. Grâce à elles, un « terrain » a émergé, mais de manière processuelle et concrescente : je continuais à vivre mes expériences sur Grindr, sans chercher à les capitaliser pour les besoins d’un article. Petit à petit, en discutant avec des ami·es, en voyant passer des appels à communications, en étant encouragé, en évaluant la pertinence des concepts dans ma réalité, quelque chose est devenu possible.
L’idée n’était pas tellement de transformer la boue en or ; au contraire, c’était de montrer la merde aux lecteur·rices ; je veux leur faire sentir cette réalité raciale et raciste, qui est négligée, invisibilisée, minorée, validée. C’est une opération de métamorphose, mais qui relève plus du compost peut-être : il ne s’agit pas d’améliorer, de glorifier, de sublimer, mais de faire avec. Je peux la montrer de manière presque brute, sur Twitter, souvent juste après une interaction malheureuse – dans ce cas, je cherche du soutien (mes mains tremblent). Il ne faut pas négliger cette partie affective dans la réalité des scientifiques : nos « objets » nous travaillent, autant que nous les travaillons, jusque dans nos rêves ; ce sont des archives sensibles. Mais je cherche également à faire de cette réalité une réalité collective, dont nous devons prendre soin, sur laquelle nous devons nous interroger, à laquelle nous devons répondre. Ainsi, la capture d’écran a bien une autre fonction, que tu soulignes très justement : une forme de « résistance ». Par-là, j’entends la capacité à se laisser entamer, sans pour autant céder, comme l’arapède, ce petit coquillage agrippé aux rochers, qui se nourrit de ses algues, travaillé par des eaux plus ou moins clémentes (avec ma grand-mère, on allait en ramasser à Marseille et au Liban ; l’image est restée). Je ne nie donc pas que je ressens évidemment des choses, que je m’énerve, que je suis entamé ; mais je suis toujours là ; il faudra faire avec nous, compter avec nous et peut-être même sur nous. Dans ce cadre, la capture d’écran devient un geste puissant : elle permet de convoquer, au sein d’une interaction, une attitude à venir : un autre moi est déjà là, prêt à me secourir, celui qui mènera une enquête, qui demandera du soutien sur Twitter, qui préparera à dîner avec ce qu’il aura trouvé sur son minuscule rocher. Je crois que chacun de nous est un peuple qu’il lui appartient de découvrir pour traverser ce monde, accompagné d’ami·es, de démons farceurs et de talismans protecteurs. Nos chambres sont des communautés de nids.
Un des supports que tu utilises pour évoquer ces travaux est la vidéo YouTube, et plus particulièrement la vidéo YouTube d’ASMR. Or, les vidéos d’ASMR ont habituellement pour finalité d’être reposantes. Est-ce que cette recherche formelle participe à ton sens de la diffusion de tes recherches ou est-ce qu’elle tend à la brouiller – comme une onde que l’on brouille, de manière à créer une forme de parcours initiatique ? En bref : pourquoi l’ASMR pour évoquer la fétichisation raciale ?
Quand tu fais de l’autohypnose, comme je le fais, ou quand tu pratiques une méditation profonde (celles des mystiques chrétienne, juive ou musulmane ; dans le bouddhisme ou le taoïsme, etc.), tu apprends à pratiquer ce que j’appelle « une conversation écologique ». Dans ces états, tu dialogues avec tout ce qui se présente à toi ; tout s’anime et travaille à t’aider. Il y a sans doute une perspective animiste ou chamanique, mais il n’y a pas tellement besoin d’aller aussi loin : nos traditions, abusivement qualifiées de « naturaliste », sont en fait traversées par ces logiques de résonance avec le monde. On peut évidemment les réduire à quelque phénomène cognitif, hallucinatoire, banal, sans grand intérêt ; pourquoi pas d’ailleurs ? Je ne veux pas surévaluer ces dispositions ou ces états ; disons qu’ils sont intéressants à vivre. Et j’observe qu’il y a un gain plus important à les penser comme une grande et belle conversation, au cours de laquelle je me rends disponible à ce qui se présente, jusqu’à accompagner un agencement. Mais j’en dis déjà trop, alors qu’il suffit d’expérimenter pour comprendre.
C’est ce qui s’est passé avec les vidéos en ASMR sur YouTube : une copine m’a suggéré de susurrer les phrases racistes que je recevais sur Grindr (« T’es intelligent pour un arabe ! », « Sale bougnoule », « Je cherche un arabe dominateur et violent », etc.). Et j’ai essayé. C’est cela l’autohypnose ou la méditation : donner sa chance à tout ce qui se présente ; prendre au sérieux ce qui nous arrive ; se planter littéralement au milieu des matériaux ; apprendre à se faire confiance, à pratiquer des tas de choses et à dire, avec le philosophe Emerson, « et alors ? », si cela ne donne rien de satisfaisant, si je me suis trompé ou s’il faut prendre un autre chemin.
Une rencontre s’est ainsi faite entre ces phrases, l’ASMR, YouTube, la performance, ma voix, pour créer un espace acoustique disjonctif. Chez Wittgenstein, la voix est un espace troué : elle introduit une dissonance qui permet de se faire entendre, de faire compter son expérience dans le concert du monde. Si elle est singulière, cette expérience permet cependant de documenter une réalité historique, politique, médiatique, sociale plus large. Ma voix est certes un espace troué, mais également un espace traversé ; ce n’est plus moi qui parle, ou plutôt – comme on le dirait en théologie négative – ce n’est ni moi, ni un autre ; c’est quelque chose. Ce « quelque chose » m’intéresse, parce qu’il permet de sortir de l’aporie des identités déclaratives et cumulatives ; je ne cherche pas à augmenter mon coefficient ontologique, à apparaître dans l’espace social ; bien au contraire, je cherche à préciser mon indéfinition, à fondre comme le poids d’une pomme dans l’ombre ; je viens partir. C’est pourquoi je pense davantage ces performances comme des lieux de manifestation ; je ne suis pas le chef d’orchestre, mais ce qui facilite la rencontre entre des matières disparates ; j’accompagne le mouvement. Il n’y a pas grand-chose à faire, à part faciliter un processus en cours – c’est un labeur bien suffisant.
L’autre point important, que des collègues ont observé chez des activistes sur Instagram, c’est leur tentative pour interrompre l’esthétique dominante de ces espaces, en introduisant des altérations dans des styles et des registres populaires, attendus et lisibles. Le but est ici de s’introduire dans la matière, de pousser des coudes une fois à l’intérieur, en capturant l’attention par sa captation. C’est une esthétique que je qualifierais de « grotesque » : à la lisière des genres, à la frontière entre les vivants (quelque chose a été vécu) et les morts (c’est une trace triplement fossilisée : de cette expérience, de l’enregistrement, de la voix) ; elle consiste à chercher l’écart optimal, suffisant, qui permet de perturber la fête dans laquelle on s’est introduit, sans s’en faire exclure pour autant, en faisant exister des mondes qui n’ont généralement pas leur place.
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