Tenue correcte exigée

LOOKISME ET EMPLOI, UN CAS AUTOBIOGRAPHIQUE

J’ai ce qu’on appelle un look excentrique, que d’aucun·e·s qualifient aussi d’original ou d’atypique. Par « look », j’entends à la fois l’apparence du corps (sa morphologie), mais aussi la façon de le mettre en valeur, que ce soit par le biais du vêtement, du maquillage, de la coiffure, ou encore des modifications corporelles (piercings, tatouages, chirurgies esthétiques, etc.). Corps massivement tatoué — visage compris — et percé, cheveux de couleur vive, garde-robe exclusivement rose : pas de doute, j’incarne une certaine excentricité, c’est à dire un écart à des normes en vigueur dans certains contextes. Un écart qui se fait particulièrement ressentir dans le monde du travail — qu’il s’agisse de celui de l’art, de la culture, de la santé, et même de l’université —, où mon apparence a souvent fait l’objet de réticences, voire de rejet de la part d’employeur·se·s craignant pour l’image de leur structure ou évaluant mes compétences à l’aune de ce look atypique. L’excentricité physique étant une caractéristique de l’adolescence, manifestant le besoin de se démarquer, de se construire comme individu·e1David Le Breton, 2002. Signes d’identité. Paris, Métailié, p. 21., c’est souvent ainsi qu’elle continue d’être perçue chez les adultes, renvoyant à un manque de maturité ou à un désir tenace de confrontation avec l’ordre, malvenus dans le monde du travail.

L’accès à une école primaire dans laquelle je devais mener des ateliers d’arts plastiques m’a ainsi déjà été refusé, à cause d’une veste rose qui ne répondrait pas aux « règles de décence » de l’établissement. Plus récemment, j’ai été écarté d’un recrutement au sein de l’administration de mon université à cause de mes tatouages qui pourraient faire mauvaise impression auprès des enseignant·e·s-chercheur·se·s. Loin d’être un cas isolé, ces discriminations sont nombreuses et de plus en plus mises en avant dans les médias, notamment grâce aux réseaux sociaux qui permettent la diffusion facilitée de ces récits. On peut citer le témoignage d’un instituteur français intégralement tatoué, que certain·e·s parent·e·s d’élèves préfèreraient ne pas voir enseigner2Romain Chiron, 2021. « Essonne : Freaky Hoody, l’instituteur tatoué de la tête aux pieds qui dérange », Le Parisien, 19 septembre. https://www.leparisien.fr/essonne-91/essonne-freaky-hoody-l-instituteur-tatoue-de-la-tete-aux-pieds-qui-derange-19-09-2020-8387865.php ; la vidéo devenue virale « Having colored hair doesn’t make you unprofessional » de l’influenceuse Heb3Heb, 2021. « I will die on this hill… », TikTok, (@hebontheweb), 2 mars. https://www.tiktok.com/@hebontheweb/video/6935143686573411590.  ; ou encore la page Instagram « Tenue correcte exigée » de l’influenceur français David Rafflegeau, qui récolte et partage les témoignages de personnes victimes de discriminations en raison de leurs vêtements, de leur coupe de cheveux ou de leurs tatouages4David Rafflegeau, 2021 [2019]. Instagram, @tenuecorrecteexigee. https://www.instagram.com/tenuecorrecteexigee..

Souvent confronté à ce type de discriminations, j’ai pris l’habitude de mettre systématiquement une photographie de mon visage sur les CV que j’envoie, afin que les recruteur·se·s puissent m’écarter d’emblée dès cette étape du processus de recrutement et m’évitent de me déplacer aux entretiens sachant pertinemment que je n’ai pas « le physique de l’emploi ». Je suis donc tout à fait conscient que mon physique, en dehors des normes corporelles et vestimentaires, ne correspond pas à l’image attendue de ce que devrait être une « tenue correcte » dans de nombreux contextes professionnels, et me prive de nombreuses opportunités d’emploi. Je pourrais alors me conformer aux nombreux standards de l’emploi afin de pallier ce problème : je pourrais teindre mes cheveux en brun, retirer mes piercings, dissimuler mes tatouages sous des vêtements et du fond de teint, je pourrais aussi réduire toute ma flamboyance homosexuelle. Je pourrais le faire, mais cela constituerait un effort financier inéquitable ainsi qu’une pression psychologique, tout en validant un système d’oppressions matérielles et symboliques qui associe de manière irrationnelle et arbitraire un ensemble de valeurs à des critères d’apparence. Ce système d’oppression qui opère à partir de la comparaison d’individu·e·s à des stéréotypes — soit à leur détriment, soit à leur avantage — est aussi appelé « lookisme »5Jacqueline Granleese, 2016. « Lookism », in Nancy A. Naples (dir.), The Wiley Blackwell Encyclopedia of Gender and Sexuality Studies. Hoboken, John Wiley & Sons. https://doi.org/10.1002/9781118663219.wbegss055.. Parce qu’il se rapporte au corps et à son expression, le lookisme se superpose à d’autres discriminations, telles que le sexisme, le racisme, le validisme, l’homophobie ou le classisme, participant au renforcement et la diffusion de stéréotypes, tout en disqualifiant les personnes dont le corps ou sa mise en valeur ne correspondraient pas à ces standards. Dans le contexte de l’emploi, les discriminations lookistes s’appuient sur la mise en relation de l’apparence avec les compétences ou le comportement supposés du ou de la futur·e employé·e. Elle se double alors de la précarisation des individu·e·s ne correspondant pas aux critères physiques de ce que serait un·e « bon·ne employé·e », leur rendant l’accès à un poste ou à une promotion impossible. 

En France, ces discriminations sont reconnues et prohibées par l’article L1132-1 du Code du travail6Article L1132-1 du Code du travail. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000042026716., et prises au sérieux par le Défenseur des droits en charge de lutter contre les discriminations de toutes sortes7Défenseur des droits, 2019. Décision-cadre n° 2019-205 relative aux discriminations dans l’emploi fondées sur l’apparence physique. https://juridique.defenseurdesdroits.fr/index.php?lvl=notice_display&id=30201.. Il est toutefois difficile de parvenir à faire reconnaître la plupart des cas de lookisme, parce qu’il faut réussir à en produire la preuve, alors que ces discriminations se font le plus souvent en l’absence des candidat·e·s ou à l’oral lors de l’entretien. En outre, tous les cas de lookisme ne sont pas considérés de la même manière, le concept d’apparence physique recouvrant une multitude de caractéristiques d’une part déterminées — telles que la beauté, la corpulence et la taille —, et d’autre part choisies — telles que la tenue vestimentaire ou la coiffure, le maquillage ou encore les modifications corporelles (tatouage, piercing, …). Il est ainsi plus facile de dénoncer une discrimination liée au poids ou à la couleur de peau car ce sont des caractéristiques qui échappent au contrôle des individu·e·s, tandis que celles liées à une coiffure, du maquillage, des vêtements ou des modifications corporelles sont renvoyées à des choix et des libertés individuelles. Les personnes concernées devraient alors y renoncer pour correspondre davantage aux standards de l’emploi visé (en changeant de vêtements ou de coiffure) ou assumer et accepter de s’être elles-mêmes exclues de ces standards (en se tatouant par exemple). 

Toutefois, la position des entreprises et/ou des recruteur·se·s sur les standards physiques d’employabilité s’assouplissent en même temps que les mœurs évoluent, et il est possible de voir de plus en plus de personnes au « look atypique » dans de plus en plus d’entreprises. Pour autant, les diktats de la « tenue correcte exigée » continuent de s’imposer dans de nombreux domaines professionnels, alors même que, comme le rappelle Rhéa Jabbour dans sa thèse de doctorat en droit, « juger les personnes sur leur apparence physique dans le monde du travail est irrationnel et ne peut qu’éliminer des talents potentiels »8Rhéa Jabbour, 2013. La discrimination à raison de l’apparence physique (lookisme) en droit du travail français et américain : approche comparatiste. Thèse de doctorat en droit. Paris, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, p. 240. https://www.theses.fr/2013PA010310.

Aussi futile que puisse paraître le fait d’être discriminé·e en raison du vêtement porté ou d’une quelconque marque distinctive volontairement apposée sur son corps, le sujet du lookisme est pourtant au cœur des enjeux de respect de la dignité et des libertés des personnes. Réduisant celles-ci à leur apparence, le lookisme revient en effet à les dénuer de leur valeur humaine. Lutter contre le lookisme et pour l’inclusion de toutes les personnes dans l’emploi, indépendamment de leur look — y compris quand il est excentrique —, c’est ainsi faire l’effort de dépasser nos préjugés et stéréotypes et de reconnaître les préjudices causés par toutes les discriminations liées à l’apparence (qui, je le rappelle, sont à l’intersection d’autres discriminations). Cette prise de conscience et ce travail de déconstruction doivent être menés aussi bien par les recruteur·se·s, premiers remparts à l’accès à un poste, que l’ensemble des (futur·e·s) employé·e·s, en commençant par refuser d’appliquer à soi-même les diktats de la « tenue correcte exigée » si tel n’est pas son choix ou son envie. Cette avancée semble inévitablement devoir, dans un premier temps, s’appuyer sur l’application de la loi contre les discriminations, qui doit préciser ce qu’elle entend par « apparence physique », et ce afin d’éviter tous les biais d’interprétation et permettre à chacun·e de faire reconnaître son droit à l’égalité et à la non-discrimination. 

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